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La ligue des jeunes femmes extraordinaires
Alan Moore   Melinda Gebbie   Filles perdues
Delcourt 2008 /  49.90 € - 326.85 ffr. / 320 pages
ISBN : 978-2-84055811-8
FORMAT : 22,6x29,8 cm
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Le bougre barbu avait bien caché son jeu. Il en avait encore sous le coude. Après avoir envoyé en l’air les codes des comics de super-héros avec Watchmen, puis déglingué la chronique documentaire façon bédé-réalité avec From Hell, Alan Moore livre là un nouveau pavé essentiel alors même qu’il annonce – depuis un moment - sa retraite de scénariste de bandes dessinées. Filles perdues est précédé d’une réputation sulfureuse que la lecture de ces quelques 320 pages vient brutalement confirmer. Plus même, on ne s’attendait pas à autant ! C’est que Moore – associé à Melinda Gebbie qui apporte un indispensable regard de femme - ne fait pas de la simple BD porno, registre populaire même si relativement discret, ayant ses (petits) maîtres et ses quelques fans. Là où le genre s’agite inutilement dans des représentations réalistes depuis longtemps supplantées par la photo et le cinéma, Moore et Gebbie écrivent une bande dessinée ayant pour sujet le sexe, où le récit autour n’est pas un prétexte (du type le réparateur de la photocopieuse et la secrétaire), mais bel et bien un préliminaire. Les auteurs laissent au placard faux sentiments, fantasmes d’ados niais et intrigues amoureuses débiles pour ne se concentrer que sur la chose, avec suffisamment d’intelligence et de finesse toutefois pour faire de cette suite de brûlantes saynètes un magistral récit poétique et enchanteur. C’est que Moore n’est pas un Manara bêta, il titille les zones érogènes du cerveau, plus propices à l’excitation générale.

Le récit commence lorsque trois femmes se retrouvent dans un grand hôtel en Autriche, juste avant que n’éclate la Première Guerre Mondiale. Ici, les personnages se croisent, domestiques et dirigeants, visiteurs et autochtones. Dans ce décor propice au vaudeville, les portes ne claquent pas, mais se ferment sur les ébats qui échauffent rapidement tout ce petit monde. Très vite, l’identité des trois femmes est dévoilée : il y a là Alice revenue du pays des merveilles, Dorothy évadée du Royaume d’Oz, et Wendy enfin sortie de Neverland. Bettelheim en a parlé, Moore et Gebbie le dessinent : le royaume des contes de fée est vraiment un joyeux lupanar ! Entre deux parties fines, et souvent pendant, les jeunes femmes parlent et se racontent : des premières fois excitantes, des situations embarrassantes, et des moments plus violents, terrifiants.
Choquant, le livre peut l’être, il en joue même, dans ses excès jusqu’au trop plein. Pourtant, à la différence d’un Sade et de ses 120 journées de Sodome, Filles perdues évite pertinemment certains terrains: pas de passage scatophile ni de tortures sado-masochistes ici, mais le plus souvent juste du plaisir, certes n’importe où n’importe quand avec n’importe qui, mais dont le but ultime est, en cette période troublée, la seule recherche de la jouissance lascive. Si l’on ajoute le côté parodique de certaines scènes – rappelant quelques pastiches grivois anonymes – on pourra porter sur l’album un regard amusé plus qu’outré, le livre ne manquant vraiment pas d’humour pour qui saura prendre du recul…
Et enfin, derrière l’apparente lecture simplement licencieuse, Moore aborde avec gravité la question du passage à la maturité sexuelle, de la perte de l’innocence, de l’enfant devenu trop vite adulte. L’imaginaire du conte, bouleversé, est ici comme le lieu de tous les traumatismes enfantins, et le verbe et l’imagination sont les libérateurs de carcans rigides et paralysants. Pour les trois jeunes femmes, comme pour le directeur de l’hôtel, Monsieur Rougeur, raconter ses expériences ou poser sur papier ses fantasmes les plus osés (quelques passages incandescents ont d’ailleurs un temps retardé cette adaptation française…) est un acte libérateur, une thérapie. Et une réflexion sur ce qui peut être écrit, imaginé, publié.

Certes, il est ici question de montrer du sexe, du cul, dans toutes les positions, dans toutes ses combinaisons. Mais il s’agit également aussi d’en parler, de l’écrire et de le décrire. Moore ne manque pas de mots ni d’expressions pour exprimer la chose… Et ces mots, il les met dans la bouche des coquins narrateurs qui se succèdent. Ainsi, Alice, Wendy ou Dorothy, chacune avec un style et un phrasé particuliers, racontent leurs expériences autant qu’elles les vivent. Et tout cela tranquillement crescendo, comme toute bonne montée de sève qui se respecte. Ou comment, à la manière des grands textes érotiques classiques, le sexe le plus cru devient cérébral, élégant et d’une succulente richesse poétique. Et la fantaisie outrée des situations, jusqu’à l’exagération, est un pendant précieux et inédit aux comics habituellement plus aptes à multiplier les scènes de violence que de sexe. Se terminant sur une note plus amère, voici la fin d’une époque à l’orée du conflit mondial qui éclate, le livre reste une formidable ode à l’imagination et la liberté de fantasmer. Valeurs opposées à la censure et à la bêtise, et véritables derniers remparts contre la guerre et la destruction.

Pour se repérer dans ce flot d’idées, de relectures de classiques et de sous-textes cachés, le lecteur n’a qu’à suivre la géniale écriture de Moore. On retrouve en effet là la science narrative de l’auteur, peaufinée depuis des années, son art prodigieux du découpage qui en fait non seulement un grand spécialiste des mots mais aussi un grand auteur de bandes dessinées, quelqu’un qui a trouvé un moyen idéal pour utiliser au mieux les richesses de cet art, et qui laisse au lecteur le soin de décortiquer des structures savamment disposées. Tout est donc là, comme dans les autres œuvres de Moore, majeures et mineures (on ne pourra pas s’empêcher de trouver Supreme, Promethea ou autres Tomorrow Stories toujours supérieurs à la moitié de la production actuelle…), l’esprit ludique de ses planches qui s’interpellent, se font écho, et se répondent, les courts épisodes suivant toujours la même construction, la technique est impériale, maîtrisée à l’extrême, inventive et étonnante. Mieux vaut donc être attentif car rien n’est ici laissé au hasard, tout a un sens précis ou du moins obéit à une logique formelle implacable. En cela, la grille méthodique proposée vient comme en porte-à-faux avec le sujet du livre – plaisir contre intellect, apollinien contre dionysiaque – mais c’est justement ce qui empêche Filles perdues de tomber dans la débauche gratuite et idiote, la succession molle de scènes coquines. Comme avec La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, on ne devra pas non plus oublier d’emporter ses bagages culturels pour apprécier pleinement citations et autres références graphiques et littéraires. Voilà le genre d’ouvrage qui ne s’épuise pas à la première lecture… Osons même penser que le livre doit se redécouvrir par épisodes, par petits bouts, plutôt que dans sa longueur parfois il est vrai par trop impressionnante, si ce n’est décourageante.

Delcourt a particulièrement soigné cette édition, et le prix certes élevé n’est pas exagéré tant l’objet est réussi. À réserver à un public averti, mais un public chanceux de découvrir un chef-d’œuvre quasi orgasmique, donc.


Alexis Laballery
( Mis en ligne le 23/07/2008 )
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