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Bande dessinée -> Fantastique |
| Jesse Jacobs …Et tu connaîtras l’univers et les Dieux Tanibis 2014 / 18 € - 117.9 ffr. / 76 pages ISBN : 978-2-84841-026-5 FORMAT : 22x28 cm Imprimer
Les éditions Tanibis ont toujours le chic pour sortir des albums improbables, curieux, décalés, et toujours superbes. Avec ce nouveau livre assez incroyable, on reste dans le très haut niveau éditorial. Terriblement addictif, dune beauté rare, Et tu connaîtras lunivers et les Dieux
déconcerte dabord, forcément, pour ensuite se livrer entièrement et devenir lun de ces livres qui viendra vous titiller lesprit longtemps encore après sa lecture.
On suit donc le parcours de divinités cosmiques incroyables. Il y a le conseiller qui contrôle les projets de chacun de ses élèves : Ablavar, Zantek et Blorax. Chaque élève y va de sa création et cest à celui qui sen tirera le mieux dans ce concours extraordinaire. Zantek est un spécialiste des structures atomiques bizarroïdes. Mais de son côté Ablavar vient de franchir un nouveau seuil en créant la vie à partir de structures de carbone. Au départ, cest lère des dinosaures, et ça nimpressionne pas grand monde mais lorsque les mammifères arrivent cest une autre histoire.
Jaloux, et pour parasiter les projets de son collègue/adversaire Zantek crée lhomme, et cest le début des embrouilles à la fois sur cette nouvelle Terre et dans lUnivers lorsque les divinités se chamaillent et finissent par se foutre sur la figure.
En parallèle à ces querelles divines, on suit le périple de quelques hominidés. Rien à faire, ils font tous étrangement pitié: sales, faibles, stupides
on se demande comment lévolution a pu suivre son cours avec des individus pareils. Cest la genèse revisitée, une cosmogonie absurde et décalée, une version cartoonesque de la création. Mais cest aussi une bande dessinée dauteur, avec ses obsessions, ses tics, ses manies et ses thèmes qui reviennent inlassablement.
Dans le monde des hommes, il nest ainsi question que de chair mordue, de langue rugueuse sur la pierre âpre, dexcréments, de bave, de tripes, de sang et de vomi. Lhomme est ici un être plus que limité, seulement régi par quelques sensations primitives (ces gros plans sur des langues ou des doigts). Cest un miroir déformant que nous tend Jesse Jacobs, une vision noire et cruelle de notre nature dhomme à peine civilisé. Les pauvres hommes en bas tout en bas sont le jouet des grands dieux : ils sont pathétiques, obsédés par leurs déjections. La vision de lauteur sur ces premiers hommes semble assez méprisante. Alors que tout le monde voit dans nos ancêtres des exemples, Jacobs se permet de nous rappeler que ces hommes-animaux étaient finalement un peu nigauds et très laids. Et lorsque finalement lévolution suivra son cours jusquà donner des civilisations puis de grandes cités, puis des villes, lhomme ne sera même plus montré, comme sil nétait finalement pas le premier concerné ou quil navait pas fait exprès. Au final, lhumain nest quune erreur, une blague. Les créationnistes convaincus vont lavoir mauvaise.
Ce qui fascine dans ce livre cest lunivers élaboré par Jesse Jacobs avec pour seul instrument la force du dessin : son trait obsessionnel, minutieux patient, élabore des architectures cosmiques incroyables, labyrinthiques et magistrales. Tout simbrique puis se délite, le chaos sorganise avant de s'éparpiller à nouveau. On se croirait dans un dessin de Escher qui aurait encore plus mal tourné : le vertige de lunivers est atteint. Il y a comme le désir fou de parvenir à représenter la multitude, les mathématiques et les images fractales sorties dun ordinateur. Le dessin, geste naturel et primaire, devient ici un outil pour atteindre à la rigueur absolue, le détail impossible. Le pari est compliqué mais tout de même relevé par un artiste patient et obsessionnel dans son trait. Il y a alors comme une insolite confrontation qui sinstalle : dun côté la rigueur et la science, de lautre lencre et la main. On ne fait pas des plans de fusée avec un crayon HB, on ne découvre pas Mars avec des jumelles ; cest lartisanat contre la science et la technique. On pourrait aussi reprendre une phrase du Conseiller à propos du travail de Zantek pour qualifier le dessin de Jacobs : « Tes créations grouillent toujours de détails fascinants. (
) Un degré de minutie étonnant vu la pauvreté dimensionnelle de la représentation ». La bande dessinée est aussi un moyen pour Jacobs de décomposer le mouvement : cela va du vol dun oiseau à la dissociation complexe et inhabituelle dune structure atomique inconnue. Cest un dessin autiste, renfermé, obsédé par lui-même jusquà lépuisement. Cela pourrait devenir angoissant ou ennuyeux si tout nétait finalement pas si beau, si fascinant.
Si ce livre est tellement réussi cest quil mélange différents genres (le fantastique, la science fiction, le comics, la comédie noire
) pour en donner un nouveau : le sitcom divin. Tout cela prenant place dans un univers graphique singulier, original et jamais vu (la quadrichromie utilisant le bleu et le violet est aussi singulière). Lespace de Jesse Jacobs cest à la fois un lieu vertigineux et minuscule, inquiétant et perturbant. Lensemble forme une cohérence à la fois poétique et onirique, drôle et cruelle. Et surtout cest un livre personnel, qui semble ne rien devoir à personne, ne marcher dans aucun chemin balisé. A lheure des classements, des groupes, des tendances, des mots-clés, des hashtags, et des tableaux pinterest, cette uvre si personnelle qui ne ressemble à rien dautre et qui ne rentre dans aucune catégorie est un trésor précieux à chérir.
Alexis Laballery ( Mis en ligne le 20/05/2014 ) Imprimer
Ailleurs sur le web :Le blog de Jesse Jacobs | | |
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