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Bande dessinée -> Policier - Thriller |
| Frédéric Bézian Les Garde-fous Delcourt 2007 / 16.50 € - 108.08 ffr. / 80 pages ISBN : 978-2-7560-0629-1 FORMAT : 24x32 cm Imprimer
Boris Lentz et Alice Harno forment un beau couple de brillants éditeurs, retranchés dans leur grande maison darchitecte au milieu dune profonde forêt infranchissable. Pour atteindre cette villa aux grandes baies transparentes il faut emprunter un tunnel, souvent fermé, ou traverser le lac à la barque. Coupé du reste du monde, le couple (et Odilon, le père dAlice) nentretient que de brefs rapports avec lextérieur via le mur décrans de télévision ou les webcams. Prison dorée et aseptisée, la vaste demeure va devenir le théâtre dune confrontation psychologique pleine de suspense lorsquun policier de Paris y débarque. Lhomme, Fédor Fix, est sur la trace dun ignoble tueur en série qui sévit dans toute lEurope et dont la course, si les déductions policières se révèlent exactes, devrait se terminer aux alentours de la maison. Commence alors une longue attente où le jeu des suspicions et des masques va bon train, chacun ne dévoilant presque rien de ses pensées et de ses sentiments, cherchant toujours à se recroqueviller encore plus sur soi-même, au risque de se couper définitivement des autres et passer pour le parfait coupable de crimes imaginaires.
Les Garde-fous cest dabord ce lieu étonnant, hors du temps et hors de tout, que Bézian semploie à visiter dans les moindres recoins. Aux lignes épurées et pointues de ses grands murs dénudés sopposent les arbres noirs aux troncs tortueux juste en face. La maison-refuge se révèle peu à peu comme contre-nature, sans âme. Invasion du design lisse et de lordre immuable au milieu dun espace vivant et en constante évolution (Bézian se plaît à montrer les algues du lac, les pierres, les branches
). Aberration architecturale sur laquelle le végétal na pas de prises. Et même les hirondelles qui tournent sans cesse autour (sans doute à la recherche dun ancien lieu de migration
) ne trouvent rien ici pour se poser. La demeure, dabord séduisante et fascinante, devient alors rapidement angoissante et menaçante : tout le monde semble vouloir sy perdre, sy approcher au plus près malgré le danger, comme des insectes attirée par une lumière trop vive.
Tout au long de son déroulement, lalbum cultive cet étrange no mans land géographique et temporel. La maison est hors du temps, hors du monde, et tout ce qui y gravite semble définitivement frappé du sceau du bizarre et du singulier. Même Fix, venu du « dehors », semble avoir coupé les ponts avec le réel, il est un odieux personnage à léthique bancale et aux motivations douteuses. À limage encore de Gerfaut, le reclus de la forêt, ami dAlice et qui a quitté la société pour vivre ici en timide ermite. La réalité, le monde extérieur, on ne fait que sen inspirer pour les mettre dans des livres, comme le fait le personnage de Magda, auteur à succès de thrillers diaboliques. Les nantis, gentiment brocardés ici, observent le reste du monde en train de sentretuer.
Bézian aménage de nombreux silences, dispose des vides trop grands dans lesquels évoluent des personnages toujours seuls. Que Bruno revienne un soir seul et dépenaillé de la forêt ne devient plus quune simple anecdote, à partir de laquelle le lecteur décidera ou non de sattacher. Tout lalbum distille ainsi des fausses pistes, des lignes de fuites aux perspectives infinies.
Avec une impeccable maîtrise, Bézian conduit ainsi son récit, fait de moments dattente, de confrontations elliptiques et de non-dits insidieux. Soigneusement, lauteur installe une ambiance toute particulière, terreau idéal pour ce méticuleux thriller où tout le monde semble déraisonnablement dérangé. Le dessin, toujours saisissant, plonge les fines silhouettes griffonnées dans des grands décors épurés, et les visages, dans lombre, cachent toujours quelques troublants sentiments. Les aplats de couleurs, débordants, finissent de donner à lalbum une esthétique marquante, refusant la facilité et le réalisme plat, mais distillant au contraire une grande force expressive. Les pages se suivent ainsi, jaunes, bleutées, vertes
dominantes implacables et superbes qui ne laissent pas dalternatives ni aux personnages ni aux lecteurs.
Mais cest aussi dans cette abstraction revendiquée, cette froideur calculée que lalbum connaît ses limites. À force de se couper lui-même dune certaine réalité, de vouloir garder le silence, de ne pas trop en dire, et de laisser tous les personnages dans dinsondables mystères, le scénario en devient parfois artificiel, ayant du mal à faire passer quelques événements (lobstination de Fix à trouver le tueur dans la maison ou la confrontation finale entre Alice et Boone) et faisant de plusieurs scènes fortes de brutaux exposés, dégagés de toute cohérence narrative et où lidentification ne fonctionne forcément plus. Dès lors, le piège narratif implacable perd un peu de son poids pour ne plus devenir quune brillante mise en forme, techniquement parfaite et prodiguant une superbe ambiance mais manquant quelque peu dassises solides. Et lalbum finit alors comme il avait commencé, laissant le lecteur face à de complets étrangers qui ne lui auront pas laisser ni le temps ni lopportunité dêtre compris. Un lecteur-voyeur haut perché dans les branches, observant la scène avec de grands yeux passionnés mais nentendant de ce qui se trame ici que de vagues bribes.
Alexis Laballery ( Mis en ligne le 16/10/2007 ) Imprimer | | |
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