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| Entretien avec Jean-Marie Brohm - (Anthropologie de l'étrange, Sulliver, Février 2010)
- Jean-Marie Brohm, Anthropologie de l'étrange, Sulliver, Février 2010, 319 p., 25 , ISBN : 978-2-351-22063-4 Imprimer
Parutions.com : Dans la liste de titres parus qui précède votre Anthropologie de létrange, on constate que nombre de vos livres constituent autant de sociologies politiques, du corps dune part, et dautre part du sport, ce dernier étant envisagé comme «machinerie de domination», «tyrannie», «peste émotionnelle», «barbarie», etc. Quel cheminement vous a écarté de ces sujets de société sensibles, quasiment polémiques, et mené à faire la transition avec linsolite, le paranormal, lirrationnel ?
Jean-Marie Brohm : Le sport est une forme dominante daliénation ou de fausse conscience qui permet toutes les manipulations idéologiques du néo-paganisme aux cultes de lhéroïsme belliqueux (le warrior, le justicier, le revanchard), en passant par les idéologies racistes, fascistes et totalitaires. En ce sens il constitue sans doute la forme la plus insidieuse de la colonisation du monde vécu de lopinion publique. La psychologie de masse étant lun de mes domaines de recherche privilégié, il nest guère étonnant de passer du sport de masse ou de la massification sportive aux croyances, mythes et fantasmes qui peuplent la noosphère (Edgar Morin) de létrange et de linsolite.
Parutions.com : Lune des figures tutélaires que vous évoquez à diverses reprises dans les chapitres initiaux de votre ouvrage est celle de Louis-Vincent Thomas. Pourriez-vous nous en apprendre un peu plus sur ce personnage relativement méconnu du grand public et nous dire quel impact il a eu sur votre propre parcours intellectuel ?
Jean-Marie Brohm : Louis-Vincent Thomas fit partie du jury de ma Thèse dÉtat en 1977 (Sociologie politique du sport). Depuis lors, nous navons cessé de collaborer en nouant une profonde amitié, en particulier dans des recherches concernant les réalités anthrologiques insolites (suicides, imaginaires des catastrophes, cannibalisme, etc.). Louis-Vincent Thomas, qui fut professeur de sociologie et danthropologie à Dakar puis à la Sorbonne, fut le principal fondateur de lanthropologie thanatologique. Ses nombreuses publications sur la mort, les croyances et ritualités thanatologiques lui ont permis dexplorer des contrées mystérieuses ou insolites. Il sintéressait par exemple à lanthropologie du rat (animal qui a une influence réelle sur les rapports humains), aux phénomènes de décorporation (OBE) ou aux expériences de mort imminente (NDE). Sa longue fréquentation des cultures de lAfrique noire lavait aussi familiarisé avec des univers insolites (par exemple la sorcellerie ou les cultes de possession). Louis-Vincent Thomas était aussi passionné de science-fiction qui était pour lui lexpression des fantasmes les plus profonds de lhumanité. Il ma donc fait comprendre limportance de limaginaire sous toutes ses dimensions, de la vie quotidienne et plus encore de lanimalité. Cest à lui que je dois mon intérêt pour lanthropologie du chien (une recherche en cours depuis plusieurs années). Comme vous le voyez, Louis-Vincent Thomas a été le fondateur dune anthropologie de la transversalité aventurière. Pour lui tout était digne dêtre étudié : le cadavre, les apparitions et rencontres, les fantômes, les corps à prodiges, les phénomènes paranormaux, les eschatologies, les spiritualités, les utopies, etc. Louis-Vincent Thomas représente pour moi avec Georges Devereux lanthropologie dans ce quelle a de plus novateur et fécond.
Parutions.com : Vous vous référez également souvent à Husserl et Sartre quant au regard phénoménologique à porter sur les faits étranges. Lethnopsychanalyse serait-elle un nouvel existentialisme ?
Jean-Marie Brohm : La phénoménologie nest pas spécifiquement liée à lexistentalisme. Cest dabord et avant tout une méthode dinvestigation qui consiste «à aller à la chose même», cest-à-dire aux phénomènes tels quils se donnent dans leur manifestation effective ou phénoménalité. Un délire paranoïaque, une hallucination, une crise dhystérie, une fausse reconnaissance, une illusion sensorielle, une superstition, etc., ne sont pas seulement des formes de «divagation» au regard dune rationalité qui prétendrait avoir la vérité, mais dabord et avant tout des phénomènes qui doivent être pris en considération en tant que tels, tels quils se donnent dans leur phénoménalité que lon ne peut pas simplement réduire à des «erreurs», des «affabulations», des «simulations», etc., comme le soutient un certain scientisme hautain. La psychanalyse et lethnopsychanalyse nous ont appris à tenir compte avec beaucoup de soin de ces phénomènes étranges ou «anormaux». La «mise entre parenthèses» des préjugés, prénotions, doxa établies, idéologies dominantes implique ainsi le refus des a priori ou des «explications» définitives. Or, dans le domaine de létrange et du «paranormal» les préventions scientistes ou positivistes constituent un obstacle de taille non seulement à la prise en compte de nombreux témoignages indiscutables, par exemple à propos des OVNI ou de la cryptozoologie, mais aussi à la recherche dun cadre dintelligibilité théorique pour tous ces phénomènes trop vite disqualifiés comme «irrationnels».
Parutions.com : Quel accueil reçoivent vos études, en tout cas celle-ci, dans la communauté scientifique dans laquelle vous évoluez ? De la sympathie bienveillante ou de lhostilité franche ? Vous connaissez-vous des émules enthousiastes ? Êtes-vous un chercheur solitaire ou travaillez-vous en équipe ?
Jean-Marie Brohm : Dans lensemble je nai pas de rapports avec les associations officielles de la sociologie française ou francophone que jestime à la fois bureaucratisées ou conformistes à outrance. Ces associations fonctionnent essentiellement comme des instances de normalisation et de censure de la pensée. Soumises aux modes dominantes naguère le structuralo-fonctionnalisme, le structuralisme, le marxisme vulgaire, plus récemment linteractionnisme symbolique, lindividualisme méthodologique ou la sociologie des «pratiques sociales» , ces regroupements professionnels étouffent la liberté de recherche au nom dune supposée «scientificité» dont ils seraient les détenteurs auto-proclamés comme les syndicats seraient les dépositaires exclusifs des revendications sociales. Composées de différents réseaux plus ou moins occultes, de groupes de pression aux intérêts composites, de petits notables dont lambition consiste à freiner celle des concurrents, ces associations, loin de favoriser louverture desprit, sclérosent la recherche. Je préfère donc travailler avec de jeunes chercheurs indépendants qui privilégient la liberté de penser sur la gestion frileuse de leur carrière. Cela ne nempêche pas cependant de collaborer régulièrement avec des équipes de recherche que jestime. Jai ainsi longtemps été membre du centre Georges Devereux (Université Paris VIII) à lépoque dirigé par mon ami Tobie Nathan et je suis actuellement membre dune équipe de recherche en esthétique (Université Paris I/CNRS). Mais mon véritable laboratoire de recherche est la revue Prétentaine que jai fondée en 1994 dans un esprit transdisciplinaire en y associant des universitaires et des intellectuels que jestime profondément, par exemple Edgar Morin ou Michel Henry, pour ne citer que ces deux-là.
Parutions.com : Bachelard, Bourdieu, Cassirer, Eliade, Freud, Habermas, Kant, Mauss, Ricoeur
Lessentiel de limpressionnante bibliographie de votre ouvrage demeure malgré de notables exceptions telles que Mumford, Wittgenstein ou Xuan Thuan franco- et européo-centrée. Est-ce à dire que la méthode que vous esquissez a été initialement et davantage abordée sur le Vieux Continent que dans le monde anglo-saxon par exemple ? Quel regard portez-vous ainsi sur la machine à «fabriquer de limaginaire» contemporaine quest le cinéma hollywoodien ?
Jean-Marie Brohm : Limaginaire cinématographique américain, aujourdhui porté par les innovations technologiques du numérique, est finalement un imaginaire très pauvre, celui des Japonais également. Chacun sait quAlien, Godzilla ou King Kong nexistent pas et sont de pures créatures de fiction dont on clone à linfini les figures dans des séries télévisées B ou C. Limaginaire qui doit être étudié anthropologiqement, cest celui qui senracine dans les profondeurs de la vie réelle des gens confrontés à des monstres effectifs, comme la Bête du Gévaudan, à des êtres (entités) qui ont une influence manifeste sur leur existence quotidienne : esprits, démons, etc., ou à des phénomènes étranges et insolites : apparitions dOVNIS, rencontres avec des hommes sauvages et velus, etc. La phénoménologie, la psychanalyse, lethnopsychanalyse sont des courants dont lorigine est européenne, cest la raison pour laquelle je suis plutôt «européo-centré».
Parutions.com : Vous revenez à diverses reprises sur la vague dapparition dovnis qui a ému la Belgique de 1989 à 1992. Quelles en sont les spécificités ? Plus généralement, la Belgique vous semble-t-elle un territoire privilégié pour parler de létrange ?
Jean-Marie Brohm : Lintérêt de la «vague belge» est quelle a impliqué des milliers de témoins qui ont vu des objets volants impressionnants. Certaines apparitions ont même été filmées ou photographiées. Militaires, gendarmes, témoins de toutes conditions ont assisté à des phénomènes insolites et à ce jour inexpliqués. Les positivistes eux-mêmes nont pu se contenter davancer leurs traditionnelles «explications» (supercheries, contagions affectives, hallucinations, etc.). La presse belge et française a rendu compte de ces apparitions de manière détaillée. Et la SOBEPS (société belge détude des OVNIS) a produit de remarquables rapports scientifiques sur cette vague. Je rappelle, à propos des OVNIS, que dautres pays, aux États-Unis, au Canada, en Amérique du Sud, en Russie, au Japon, etc., ont également connu ce genre de vagues. Je renvoie dailleurs aux travaux savants de Pierre Lagrange dont jai publié un grand article de synthèse dans le dernier numéro de Prétentaine (n° 25/26, juin 2009) : «Modes de penser». La Belgique na sûrement pas le monopole des OVNIS et nest pas spécialement vouée à létrange. Et les OVNIS ne sont pas des blagues belges
Parutions.com : Dans votre étude sur limaginaire des catastrophes cosmiques, vous névoquez à aucun moment la menace la plus proche à se profiler, à savoir le fameux 21 décembre 2012 du calendrier maya. Bien sûr, il ne concerne pas la chute dun corps céleste mais repose quand même sur une angoisse à dimension galactique
Comment analysez-vous cet alarmisme ? Nest-il pas, au fond, une simple résurgence millénariste qui naurait jamais émergé si le relais dInternet navait existé ? À ce propos, «létrange» a-t-il changé de visage depuis lavènement de lère virtuelle ?
Jean-Marie Brohm : Les millénarismes ne mintéressent pas spécifiquement dans cet ouvrage, dans la mesure où, à quelques exceptions près, jai volontairement mis entre parenthèses le merveilleux religieux (miracles, apparitions surnaturelles, etc.). Ce que jai voulu montrer par contre, cest que des phénomènes cosmiques réels et attestés, particulièrement les chutes dastéroïdes géants qui ont des conséquences dévastatrices pour la planète, permettaient de relire certains récits vite disqualifiés comme de pures «légendes», je pense en particulier à lAtlantide. Les catastrophes cosmiques ou climatiques ont en effet laissé des traces profondes dans linconscient collectif (déluges, éruptions volcaniques, tsunamis géants, tremblements de terre). Je dirais également que lère virtuelle et Internet ont totalement aplati la curiosité scientifique pour les phénomènes inexpliqués, soit en permettant de propager les rumeurs les plus folles, soit en fournissant des réponses toutes faites, du genre Wikipédia
Parutions.com : Parmi tous les avatars de «doubles de lhumain» que vous distinguez (lhomme des origines, le «martien», le monstre, lhumain génétiquement modifié, etc.), lequel à votre avis occupera une place prédominante dans limaginaire scientifique du XXIe siècle ?
Jean-Marie Brohm : De toute évidence les monstres naturels naguère étudiés par la tératologie ont tendance à disparaître du fait des mesures eugénistes préventives liées au diagnostic précoce. Il y a lieu par contre de sinquiéter sérieusement des tentatives pour «fabriquer» des post-humains (modifications génétiques, sélection des embryons, bio-matériaux artificiels, etc.). Le mythe du cyborg semble guider quelques apprentis sorciers de la biologie expérimentale.
Parutions.com : La dernière phrase de votre livre en surprendra plus dun : «Si lon admet en effet que le mythe est une narration dun événement primordial qui a eu lieu au commencement du monde, ou au contraire lanticipation dun événement redouté, qui aura lieu à la fin de temps, alors lapocalypse portée par une boule de feu céleste, une météorite géante ou une comète est une magnifique poétique de la combustion explosive finale de lunivers
». Même si lon comprend bien que votre propos nest pas de vous égayer à la perspective de la mort de notre Terre et de lextinction des espèces, on ne peut sempêcher de percevoir que vous éprouvez une parcelle du frisson jouissif face à la «poéticité» du discours apocalyptique. Tenter une anthropologie de létrange participerait-il ainsi dune tentative de «réenchantement» dun monde que le scientisme et le rationalisme ont, depuis deux siècles au moins, prétendu déposséder de toute magie ?
Jean-Marie Brohm : La question de lorigine de lunivers est dialectiquement liée à celle de sa fin. Toutes les cosmologies actuelles proposent des scénarios sur lavenir de la Terre, du système solaire et des galaxies. On ne peut donc passer sous silence cette quête métaphysique concernant la «création» et la «destruction» de lunivers. Lorsque Kant évoque le côté sublime du ciel étoilé au dessus de nos têtes, il ne réenchante pas forcément le monde, mais il souligne que lunivers dépasse lhumanité par linfini vertigineux de sa puissance. En rappelant les possibilités de catastrophe cosmique, jai voulu insister sur lextrême fragilité de notre condition de Terriens : des êtres en sursis, comme lont été tant dautres espèces vivantes avant nous
Entretien mené par Frédéric Saenen, le 31 mai 2010 ( Mis en ligne le 15/06/2010 ) Imprimer
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