|
Histoire & Sciences sociales -> Entretiens |
 | |
Fascisme, communisme, histoire et controverses... | | | Un entretien avec Ernst Nolte
Ernst Nolte, Les Fondements historiques du national-socialisme
Editions du Rocher 2002 / 18 - 117.9 ffr. / 174 pages
ISBN : 2268043576 Imprimer
Après Pierre Milza, Ian Kershaw et Zeev Sternhell, nous vous proposons un nouvel entretien avec l'un des grands spécialistes de l'histoire du fascisme et du nationalisme. Au terme d'une carrière féconde, jalonnée de livres importants et de controverses parfois violentes, Ernst Nolte revient ici sur son parcours, à l'occasion de la sortie d'un recueil de conférences sur le national-socialisme.
Parutions.com : Tout dabord, pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Quelles ont été les oeuvres et les pensées qui ont influencé la vôtre ? Quels ont été vos tout premiers travaux de recherche ? Quelle unité donnez-vous à votre oeuvre ? Pourquoi cet intérêt pour les conflits idéologiques du XXe siècle ?
Ernst Nolte : Cest une question de vie, denfance. Javais sept ans en 1930, au temps de Weimar. Cétait lannée où jécrivis mon premier petit livre, comme un enfant qui écrit des livres. Mais cétait un sujet sérieux. Javais vu dans quelque salle dattente de médecin, une copie dune revue soviétique, dans une revue allemande, des fac simile, avec une attaque très véhémente contre lEglise catholique. Comme mes parents et toute ma famille étaient bien catholiques, jétais consterné et plein de fureur, si lon peut dire pour un petit enfant. Alors, je massis, je pris la table et écrivis un petit livre de quelques pages sur le danger du bolchevisme. Il sagissait dun danger confessionnel, idéologique pour lEglise, non pour les capitalistes, mais cest ce que je sentis. Ca vous montre que ma première rencontre avec le communisme survint très tôt !
Peu de temps après eut lieu une seconde rencontre, celle avec le national-socialisme. Dans lendroit où jétais enfant, dans la Ruhr, une ville petite mais très industrielle où les communistes et les nationaux-socialistes étaient les deux partis les plus forts, je pus voir, dès avant la prise du pouvoir, ces deux partis interagir, se menacer etc. Jai donc grandi dans une atmosphère de controverses idéologiques et politiques. En 1933, à dix ans, je suis entré au Gymnase, lécole nazie, mais durant ma scolarité, je nai pas trop souffert de pressions nationales-socialistes. Cétait une petite ville où il y avait encore des professeurs qui nétaient pas trop fanatisés.
Ce quil est important de préciser ensuite, cest quà la différence de tous mes camarades, je ne fus pas un membre de larmée allemande parce que javais une fourche à la main, un handicap de naissance. Les militaires ne pouvaient pas utiliser des gens comme moi, ce qui me permit détudier pendant la guerre à un moment où ceux qui le pouvaient étaient peu nombreux. Et jai étudié la philosophie, dabord à Berlin avec Nicolai Hartmann qui était assez connu en ce temps, puis à Fribourg avec Martin Heidegger qui fit la plus grande impression sur moi. Lidée était que je serais son doctorant, que je ferais mon doctorat avec lui sur un thème des temps antiques, Plotin. Mais la fin de la guerre ne rendit pas cela possible. Je dus retourner chez moi et Heidegger ne revint pas à luniversité parce quil était pour ainsi dire damné, condamné comme un sympathisant du nazisme. Ce nest seulement quen 1950 que je pus retourner à Fribourg mais Heidegger nétait plus incliné à diriger une thèse. Il était déjà professeur émérite et ne voulait plus avoir détudiant normal. Je fus alors dirigé par Eugen Fink .
Ensuite, pendant dix ans, je fus professeur dans un lycée à Bonn. Il sagissait de lécole où étudiaient des enfants dambassadeurs et dadministrateurs. Pendant cette décennie, je pris linitiative décrire un livre, sans doute mon plus connu, le Fascisme dans son époque (3 tomes, Paris, Julliard, 1970) et je le publiais en 1963. Cest une chose qui aujourdhui ne serait plus possible parce que les professeurs décoles supérieures ont tant à faire, ont tant de responsabilités. Mon époque fut un temps heureux pour ainsi dire, de sorte que je pus écrire ce livre assez volumineux en deux ou trois ans, avec une méthode qui était surprenante. Hitler nétait pas mon seul sujet détude ; Mussolini létait aussi, de même que Charles Maurras et lAction française. Cétait alors un rapprochement singulier que cette méthode comparative qui est extra-scientifique parce que la science est toujours plus étroite et compartimentée. Ce travail, non situé dans un cadre universitaire, fut un succès qui me permit dêtre nommé professeur à Marburg.
Le Fascisme dans son époque reste mon oeuvre initiale. Toutes les oeuvres suivantes ont pris leur départ de ce point. Javais un cercle détude étroit pour ainsi dire mais un cercle non étroit au sens de spécialisation de la science. Je le transgressai en lagrandissant toujours plus, dabord à lAllemagne de la Guerre froide, puis au marxisme et à la révolution industrielle, à la Guerre civile européenne enfin. Après, quand je fus professeur émérite, je me suis redirigé vers la philosophie mais une philosophie politique. Jai alors écrit sur Nietzsche, Heidegger etc. Somme toute, cest une oeuvre assez large.
Parutions.com : Vous défendez une historiographie que vous appelez « histoire des idéologies ». Dans ce cadre épistémologique, vous avez défini, je vous cite, une méthode « historico-génétique ». Pouvez-vous nous présenter plus précisément cette approche et nous dire en quoi elle se distingue de ce que lon appelle lhistoire des idées ?
Ernst Nolte : Les objets de lhistoire des idées sont des penseurs. Les objets de mon histoire des idéologies sont des hommes daction, des démagogues devenus hommes dEtat mais qui tous sont très marqués par lidéologie. Hitler lest certainement, Maurras aussi. Mussolini la longtemps été mais avec un développement très intéressant dun socialisme normal au fascisme.
Pour ce qui est de lapproche « historico-génétique » : ces deux grands mouvements, ces deux régimes totalitaires qui ont retenu lattention depuis de nombreuses années sont normalement vus comme deux parallèles. Je les ai vus comme un phénomène originel et un phénomène dérivatif. Le fascisme de Mussolini et le fascisme dHitler, que jappelle un « fascisme radical », se dirigeaient premièrement contre lennemi quétait le marxisme. Hitler voulait comprendre ce phénomène qui le troublait parce que 40% de la population allemande étaient partisans dun marxisme direct ou atténué (les libéraux sont des marxistes atténués pour Hitler). Quelle est la raison de cette adhésion ? Hitler a trouvé sa clé dexplication dans les Juifs. Le vrai problème qui provoquait la fureur dHitler nétait pas les Juifs en tant que tels mais ce grand mouvement mondial qui menaçait de détruire lidentité allemande. Hitler était naturellement un nationaliste ; il nétait pas seulement un antimarxiste. Cétait un nationaliste radical antimarxiste.
Chacun sait son succès. Mais ce régime national-socialiste était une opposition imitative. Le marxisme était vraiment lennemi. Lantibolchevisme nétait pas, comme certains le pensent, un simple thème rhétorique, une façon de parler. Mon opinion est que lantibolchevisme était authentique, que cétait quelque chose dessentiel, doriginel dans le national-socialisme, pour plusieurs raisons. Hitler était raciste, naturellement, parce quil était un nationaliste extrémisé. Il croyait que lAllemagne était menacée par ce courant international. Il voulait défendre la nation allemande mais il ne pouvait faire cela sans développer un certain internationalisme lui-même. Cest cette imitation qui fait du nazisme quelque chose de similaire au phénomène originel. Cest ce qui est intéressant. Ce fut mon effort dinterpréter cela, de démontrer quHitler était un penseur en ce sens quil développa une pensée, certes très simple, quil y a une menace à la culture allemande, que cette menace dérive de lhistoire mais surtout des Juifs etc.
Le Fascisme dans son époque sintéresse aussi à dautres mouvements analogues, et notamment à lAction française. Lopinion la mieux établie veut quil sagisse de deux phénomènes très différents. Ma thèse est que Maurras, pour ainsi dire, était un Hitler plus profond et moins unilatéral. Maurras voit les Juifs, les étrangers, les protestants etc., comme une troupe dennemis. Pour Hitler, il ny a que les Juifs comme origines du marxisme. Cétait lidée de ce premier livre qui est une histoire des idéologies et non des idées, cest-à-dire de mouvements déterminés par des idées. En ce sens, je me considère comme un historien des idéologies. Ceci dit LAllemagne et la Guerre froide (non publié en France) offre plus les traits dune historiographie normale. Ce travail se concentre en effet moins sur les idées. Marxisme et révolution industrielle (non publié en France) relève plus de lhistoire des idéologies mais dune idéologie qui nest pas sans relation avec la réalité. Le marxisme avait dailleurs une grande affinité avec la réalité, sans quoi il neût pas connu un tel succès dans le mouvement ouvrier international. La Guerre civile européenne (Paris, Editions des Syrtes, 2000) fut loeuvre finale de mon parcours dhistorien des idéologies. Ensuite, je suis revenu à lhistoire des idées, avec des sujets comme Heidegger ou Nietzsche (Nietzsche, le champ de Bataille, Paris, Bartillat, 2000) et la question de la pensée historique au XXe siècle.
Parutions.com : Votre oeuvre propose une vue densemble de lhistoire du XXe siècle, autour de cette idée de guerre idéologique. Cette vision repose plus sur linterprétation que sur la description à proprement parler, même si la première doit toujours se nourrir de la seconde. On a dès lors limpression que votre uvre relève plus de la philosophie de lhistoire que de lhistoire elle-même ? Horst Möller, directeur de lInstitut dHistoire Contemporaine en Allemagne, vous définit dailleurs comme « le seul philosophe de lhistoire parmi les historiens et le seul historien parmi les philosophes de lhistoire » ? Acceptez-vous cette définition ? Comment vous situez-vous ?
Ernst Nolte : Oui, cest un peu exagéré mais ce nest pas faux. Cest vrai, cest toujours linterprétation qui ma intéressé et non tant les processus de décisions des hommes politiques. Ma conviction est que lidéologie est une force centrale pour certains. Il y a certes des politiciens pour lesquels elle reste un prétexte, un moyen de propagande. Pas dans le cas de Hitler. Maurras aussi était un idéologue acharné.
Parutions.com : Vous ouvrez votre deuxième cours ou chapitre du présent essai en insistant bien sur ce que la grande question relative au nazisme est celle dune spécificité allemande conduisant directement à la Shoah. Comment vous inscrivez-vous et vous situez-vous dans ce débat autour de la « voie particulière » (Sonderweg) ?
Ernst Nolte : Le commencement de mon oeuvre était une sorte de révisionnisme en relation à cette thèse bien connue. Mon idée est que dans la première moitié du XXe siècle il ny a pas de régime ou mouvements proprement nationaux mais que ce que nous appelons aujourdhui globalisation avait déjà commencé au XIXe siècle. La révolution industrielle est une première globalisation. Ainsi, nous devons interpréter aussi le national-socialisme dans le contexte de cette globalisation, ce que jai fait.
Parutions.com : Vous dites dailleurs que les Allemands actuels se sentent moins coupables que les non-Allemands ne cherchent à les culpabiliser. Vous distinguez la culpabilité, qui ne peut-être selon vous que le fait de lindividu, de la responsabilité qui peut être celle, historique, dun peuple. Quen est-il aujourdhui, daprès vous, dans la société allemande ?
Ernst Nolte : Tout à fait. Lidée dune culpabilité collective, je la rejette comme la plupart des historiens mais jaccepte le concept de responsabilité. Je définis le national-socialisme comme un « fascisme radical ». Il nest pas mis sur le même niveau que le fascisme italien car il y a une différence essentielle. Il est une sorte déquation différentielle : les deux fascismes sont tous les deux également anti-communistes mais la différence est dans lattention prépondérante voire exclusive contre les Juifs en Allemagne. On ne la trouve pas en Italie même sil y avait des expressions dantisémitisme. Pendant la Première Guerre Mondiale, Mussolini a dit que les Juifs allemands avaient pris le pouvoir à Moscou parce que Zinoviev avait un patronyme allemand, etc. Mais ce nétait pas le coeur de lidéologie italienne. Cétait par contre celui de lidéologie nationale-socialiste en Allemagne.
Parutions.com : Peut-on proposer facilement une histoire du XXe siècle ? Vous semblez dire dans le présent essai que rien nest plus difficile que cela ? Pourquoi ?
Ernst Nolte : Cela dépend de ce que lon entend par histoire globale. Si lhistoire du XXe siècle doit nommer tous les personnages, toutes les tendances, tous les pays, nous aurions une encyclopédie de beaucoup de volumes et elle serait encore insuffisante. Il me semble quil faut donc prendre lessentiel et je crois que lessentiel de lhistoire européenne de la première moitié du XXe siècle est un combat, un clash entre deux phénomènes, deux mouvements et régimes extrêmes : le bolchevisme et le national-socialisme. Il semble quils ne furent pendant un temps que deux parallèles sans relation lun avec lautre. Jai toujours pensé que lun était plus original que lautre, que lautre développa une hostilité imitative. Si on écrit lhistoire du premier XXe siècle en dirigeant lattention sur ces deux piliers qui entourent la masse des détails historiques, celle-ci peut être négligée. Lessence est la lutte de ces deux mouvements. Cest ce qui ma intéressé.
Sil y a une histoire compréhensive du XXe siècle, cela ne peut être fait par laddition des faits mais par la sélection des mouvements les plus importants.
Pour ce qui est de la seconde moitié du XXe siècle, et cest le sujet de mon ouvrage lAllemagne et la Guerre froide, la lutte qui devait être la première daprès les marxistes, entre mouvement ouvrier et capitalisme, avait été pour ainsi dire oubliée dans le première moitié. En effet, par le phénomène fasciste, les communistes se définissaient alors plus volontiers comme antifascistes. Ce fut différent ensuite mais dans une certaine continuité à mon avis.
Parutions.com : Parmi les grands historiens qui ont proposé récemment une interprétation de cette histoire, vous citez Eric Hobsbawm en disant quil y aurait bien des choses à dire de cet historien et de son uvre ? Quen est-il ?
Ernst Nolte : Eric Hobsbawm est un historien très important mais cest aussi un marxiste et durant toute sa vie il sest attelé à écrire lhistoire de ce point de vue. Après leffondrement de 1989-1991, il a changé davis mais seulement à certains égards. Son oeuvre la plus connue, lÂge des extrêmes (Paris, Complexe, 1999), pourrait apparaître comme une version de la théorie du totalitarisme si vous comprenez « extrêmes » comme « phénomènes totalitaires ». Mais ce nest pas vrai. Pour Hobsbawm, le capitalisme aussi est un extrême et il y en a dautres. Il considère aussi le communisme ou, comme il dit, le stalinisme, comme un phénomène extrême. Mais cest à toutes les manifestations de lextrémisme quil consacre son étude.
Mon oeuvre est beaucoup plus abstraite et moins soumise à un effort de totalité empirique. Elle est plus dirigée vers les traits essentiels. Mais loeuvre de Hobsbawm est naturellement très importante, tout comme celle de François Furet.
Parutions.com : Vous définissez le fascisme comme un phénomène proprement européen et vous dites que lenfermer dans des limites nationales, italiennes ou allemandes, manque de pertinence. A lheure de lUnion Européenne, certains historiens se posent la question de la légitimité de traiter lEurope comme un objet historique, de proposer des histoires globales de lEurope. Quel est votre point de vue sur ces questions ?
Ernst Nolte : Cest une chose antique vous savez ! Ranke a toujours considéré lEurope comme un tout. Ce nest pas une chose neuve. Ce qui est neuf cest de savoir si lon peut parler dun fascisme européen et si le fascisme était, non une force extérieure, comme un violateur de lEurope, mais une expression de cette Europe. Cest une question qui demeure non élucidée mais essentielle. Elle doit alimenter le débat historiographique.
Parutions.com : La plupart des historiens spécialistes dHitler ou du nazisme sont très réservés quant à lidentification de lantisémitisme hitlérien. Ils sont particulièrement méfiants vis-à-vis dexplications psychologiques. Les travaux récents de Brigitte Hamann (La Vienne dHitler, Paris, Editions des Syrtes, 2001) et de Ian Kershaw (Hitler, Tome 1, Hubris, Tome 2, Nemesis, Paris, Flammarion, 1999, 2000) napportent pas de réponse définitive à cette question. Comme vous le rappelez, Brigitte Hamann considère, sources à lappui, quHitler nest pas foncièrement antisémite à la veille de la Grande Guerre et que cest sans doute celle-ci qui provoqua ou catalysa sa haine des Juifs. A partir de Mein Kampf, vous laissez entendre quHitler a rationnellement construit son antisémitisme. Pouvez-vous développer cette thèse ? Pensez-vous que lon puisse être rationnellement antisémite ?
Ernst Nolte : Lun des plus grands phénomènes de lhistoire européenne et de la première moitié du XXe siècle, le communisme, doit beaucoup à des Juifs. Cest en vain que lon affirme que cela ne fut pas le cas. Ce qui nest pas vrai, cest que tous les Juifs participèrent à ce mouvement. Ce ne furent ni les Juifs orthodoxes, ni les Juifs sionistes, ni, pour la plus grande part, les Juifs assimilés, mais les Juifs polonais et russes qui étaient alors en situation très difficile. Une grande part a ainsi participé dans une mesure importante à lhistoire du communisme. Des dix ou douze membres du Comité politique qui prit la décision de faire la révolution, la moitié étaient des Juifs. La question est alors de savoir si, en tant que tel, le mouvement pouvait appartenir à la judéité, être juif. Je ne le crois pas. Le socialisme est plus vieux. Les Juifs ninventèrent pas le socialisme dont ont peut identifier les origines déjà dans lantiquité, en tous les cas dans le siècle des Lumières. Marx fut certainement le théoricien le plus important du communisme mais lui-même regardait le très allemand Friedrich Engels comme un homme dune valeur équivalente à la sienne, comme un compagnon important. En ce sens, je ne dirais pas que le mouvement marxiste était un mouvement juif. Mais on a pu dire que les Juifs polonais et russes qui ont fait la révolution étaient guidés par le feu millénariste de linternationalisme socialiste, par une propension à luniversalisme. On peut dénier cela mais cest un fait fondamental. Mais dans ce XXe siècle, comme à la fin du XIXe siècle, les Juifs furent ceux qui se sentirent les plus opprimés en Russie et en Pologne. Cétait la raison très claire pour laquelle ils ont adhéré dans une grande proportion au communisme, sans lavoir pour autant fondé stricto sensu.
Hitler a perverti cette réalité en exagérant le phénomène et en le rendant principal, essentiel et exclusif, en fantasmant un complot visant la domination mondiale.
Parutions.com : Cette approche est agaçante pour ce quelle est justement rationnelle. Beaucoup confondent encore explication, compréhension et sympathie. Vous dites vous-même que comprendre nest pas excuser, et cest sans doute là lune des tâches les plus dures du métier dhistorien. On comprend à votre écoute combien votre approche se veut objective et dépassionnée. Le problème est que cette période de notre histoire est toujours présente et suscite encore lémotion avant la réflexion, doù les agressions, pas seulement verbales et écrites dailleurs, dont vous êtes lobjet. Nous vivons encore « un passé qui ne passe pas ». Quelle est votre position par rapport à ce phénomène, par rapport à cette croyance quil faille traiter cette époque comme un objet spécifique et unique, voire, dans une attention quasi-religieuse, ne pas chercher à rendre compte de la Shoah ?
Ernst Nolte : Je suis ce que beaucoup de Juifs étaient avant la Shoah : un rationaliste. Je suis un homme qui essaie de trouver des raisons. Je suis tout à fait daccord pour dire que la Shoah, dans son intensité et son horreur, est dun genre singulier. Mais cette explication nest pas suffisante. Laisser de côté le contexte historique est à mon sens une erreur.
Parutions.com : Lune des questions certainement les plus disputées et les plus insolubles en apparence est celle de ladhésion de tout un peuple envers un homme dont lidéologie ne bénéficiait pas, contrairement au communisme, dun crédit sympathie. Il semble que la thèse dune nation allemande massivement antisémite soit hors de propos. Je pense au livre polémique de Daniel Goldhagen (Les Allemands ordinaires et lHolocauste, Paris, Le Seuil, 1997). Comment interprétez-vous le ralliement massif des Allemands à Hitler, jusquà la fin de la guerre ? La menace bolchevique suffisait-elle ?
Ernst Nolte : Bien sûr que non. Le national-socialisme était aussi un nationalisme dans un pays vaincu. Cétait aussi un mouvement revanchiste comme dans la France daprès 1870. Mais ça naurait pas suffit à faire dHitler un homme qui régna un temps sur lEurope. Si Hitler navait été quun nationaliste allemand, cette domination neût pas été possible.
Déjà dans les années vingt, on trouvait dans le reste de lEurope des tendances plutôt sympathiques envers un Hitler qui se dressait en rempart contre le bolchevisme. Il fallait donc ménager un mouvement qui entendait lutter contre le communisme. Si ces tendances ne connurent alors pas de grand succès, elles permirent dans la décennie suivante léclosion de mouvements fascisants importants à travers lEurope.
Parutions.com : Depuis les interventions que vous avez faites en Italie, aujourdhui publiées, Ian Kershaw a écrit une monumentale biographie sur Hitler, fondée sur des sources nouvelles et selon une approche « structuraliste » contrairement à vous qui choisissez plutôt le camp de l « intentionnalisme ». Que pensez-vous de ce nouvel ouvrage ?
Ernst Nolte : Je connais très bien Ian Kershaw. Cest un très bon historien. Mais si vous lisez ce quil a écrit sur le jeune Hitler de la République de Weimar, sur les commencements de sa carrière politique, cest assez court. Kershaw ne semble pas tenter de comprendre cet Hitler là.
Son sujet est premièrement le chancelier et non lanticommuniste militant. Lanticommunisme militant nest dailleurs pas lami de beaucoup dauteurs car ils pensent que cela pourrait être interprété comme une apologie. On ne veut pas sidentifier avec Staline, encore moins avec Hitler. Mais, dans un monde où chacun aujourdhui est, en ce sens précis, anticommuniste, on peut être amené à penser « Pas dennemi dans lanticommunisme ! Lanticommunisme est un phénomène très complexe, relevant tant du nazisme, que du maccarthysme, que de lantisémitisme et de lantitotalitarisme. Il faut prêter attention à cette diversité.
Parutions.com : Vous semblez insérer la réaction nazie au bolchevisme dans une histoire plus globale qui serait celle de la révolution libérale et des oppositions nées contre elle. Vous citez notamment louvrage de Theodore Von Laue (The World Revolution of Westernization, New York, 1987). Pouvez-vous développer ce point de vue ?
Ernst Nolte : Theodore Von Laue est un ami. Je le cite dans ce petit livre. En effet, aussi originel que le concept de réaction fasciste au bolchevisme est celui de système libéral. Cest un système où des idéologies qui ont la prétention dexpliquer tout peuvent se battre dans une arène pacifiée, dans un cadre pluraliste. Les idéologies ne sy entredétruisent donc pas. Le bolchevisme na pas cette tolérance. Il avait la volonté de détruire tous les autres courants politiques. Par imitation, le national-socialisme voulait de même détruire ses ennemis. On retrouve cela aussi dans le fascisme italien. On devine dans tous ces cas le même tropisme destructeur, appliqué bien entendu avec des méthodes tout à fait différentes. LItalie exilait ses ennemis sur des îles ; Hitler les tuait.
Le libéralisme précède les deux grands totalitarismes. Il est le champ de leur naissance et de leurs affrontements. La genèse de ces régimes provient ainsi dune crise particulièrement grave du système libéral.
Parutions.com : En revenant, dans le présent ouvrage, sur lhéritage idéologique du nazisme, héritage provenant du XIXe siècle, avec trois grands courants (le pangermanisme, le social-darwinisme et lantisémitisme), ne relativisez-vous pas cette importance de la Révolution dOctobre dans la genèse dun régime dont lessence est aussi la détestation de la démocratie libérale ?
Ernst Nolte : Dans ce petit livre, jai proposé une esquisse de ces précédents qui étaient importants. Ils ne létaient cependant pas autant que le laissent entendre quelques auteurs. Cest une des petites rivières qui aboutirent en fin de compte au grand lac du national-socialisme. Cest une des rivières mais non la principale.
Parutions.com : Vous confortez en fait votre thèse du rôle premier du marxisme et du bolchevisme en expliquant que le mouvement ouvrier était porteur, pour la première fois dans lhistoire moderne, dune « idéologie puissante qui représentait une véritable prophétie destructrice. » (p. 56.) Autrement dit, pour rendre compte des philosophies vitalistes et pré-fascistes du XIXe siècle, vous semblez répéter la thèse dune réaction idéologique au marxisme. Vous évoquez le « postulat exterminateur du marxisme » (p. 79.). Est-ce cela ?
Ernst Nolte : Cest limitation le plus important. Une victoire sur le marxisme ne peut pas être moins que la victoire imaginée du marxisme. Pour être totale, elle doit user des mêmes armes : la destruction.
Parutions.com : Comment vous situez-vous par rapport à lanalyse proposée par Zeev Sternhell sur les origines du fascisme européen dans la France de la Belle Epoque ? Lauteur de la Droite Révolutionnaire (Paris, Fayard, 2000) minimise le rôle moteur de la Guerre en identifiant dans les années 1880-1914 des mouvements présentant déjà, contre lordre libéral, une physionomie fasciste. Quel est votre point de vue ?
Ernst Nolte : Si vous lisez le Fascisme dans son époque, vous trouverez un large chapitre sur les prodromes du national-socialisme, qui commencent avec Joseph de Maistre mais aussi avec Comte qui est un penseur progressiste mais aussi très marqué par la contre-révolution. On ne peut pas faire débuter lhistoire du fascisme en 1920. Il faut regarder le XIXe siècle, voie le XVIIIe.
Sternhell a accentué limportance des mouvements de lépoque, alors quils nétaient, si lon file la métaphore, que de tout petits ruisseaux. Après ce grand évènement mondial que fut la Grande Guerre, ils devinrent, même en France, des mouvements importants mais non omnipotents. Cest seulement en Italie et en Allemagne, pays humiliés, quils gagnèrent en puissance jusquà une domination totale.
Parutions.com : Vous rappelez dans la première parti du présent essai quil « est parfaitement possible de construire lidéaltype dune réaction particulièrement révolutionnaire et que la national-socialisme doit certainement ne pas être éloigné de cet idéal-type. » (p. 34.) Pouvez-vous développer ? Il semble en effet y avoir opposition entre des mouvements qui, réactionnaires, se tournent résolument vers un passé révolu, un âge dor, et des mouvements qui, révolutionnaires, visent avant tout à construire lavenir selon des préceptes nouveaux.
Ernst Nolte : Regardez par exemple les prophètes dIsraël qui étaient des révolutionnaires. Les révolutionnaires modernes les ont quelquefois pris comme exemples : « changer les armes en faucilles », etc. Ces prophètes regardaient fondamentalement en direction de temps antérieurs. Ils étaient des révolutionnaires conservateurs.
Même le marxisme peut être considéré comme un « révolutionnarisme » conservateur. Marx explique quil est possible de conserver en Russie une forme de production pré-capitaliste, que la révolution ne rendra pas nécessaire de transgresser le phénomène honni du capitalisme. Je crois quen général on ne peut pas séparer totalement la révolution et le regard en arrière. Au contraire, je dirais que presque toutes les révolutions regardaient vers un passé où elles pouvaient identifier un état sociétaire meilleur. Mais, comme dit Marx, les révolutions doivent répéter ces états à un niveau supérieur.
Parutions.com : Comment expliquez-vous les critiques vives qui ont été portées contre vos thèses en France particulièrement mais aussi en Allemagne ou aux Etats Unis ?
Ernst Nolte : Ce ne sont que quelques milieux qui agissent ainsi. Cest majoritairement le milieu philomarxiste qui affirme naturellement quon ne peut pas mettre sur le même plan un phénomène universaliste comme le marxisme et un phénomène abject comme le nazisme.
Mais je pense que la plus grande résistance se développe du côté de la pensée juive. Sil est vrai quil y avait un noyau rationnel dans lantisémitisme national-socialiste, cela leur paraît une justification. Il semble y avoir condamnation sans réserve des tentatives de compréhension. Pour de nombreux juifs, la Shoah est loeuvre dun Amalek nouveau. Il est faux de croire que si jai raison cela veut dire que le national-socialisme était quelque chose de légitime et de vrai. Je tiens à lexpression « überschiessen » (excéder, dépasser) qui désigne en quelque sorte une extrémisation dune perception rationnelle, un excès. Je regrette et condamne absolument cette extrémisation mais je pense quon ne peut pas comprendre le national-socialisme si lon fait de son antisémitisme une idée magique car abjecte. Je pense en outre quil est important, pour la représentation que les Juifs ont deux-mêmes et de leur histoire, quils acceptent ce noyau rationnel non parce que cest quelque chose dune importance première, mais tout simplement parce quon ne peut pas le négliger.
Parutions.com : Selon vous, y a-t-il chez nous, en France, un rapport particulier de la gauche intellectuelle vis-à-vis du communisme en général et du bolchevisme en particulier ?
Ernst Nolte : Il y a encore un réflexe philo-marxiste en France, tout comme en Allemagne. Le communisme était un phénomène criminel, on ne peut nier cela, mais cétait un mouvement animé didées généreuses et humanistes. Ces bonnes idées ont été déformées alors que, dès le départ, celles du national-socialisme étaient mauvaises et ne pouvaient donc pas être perverties mais seulement appliquées. De la sorte, cette notion de réalisation ou dincarnation ne peut pas être pareillement utilisée pour les deux phénomènes. Dans le cas du marxisme, cétait une déformation ; dans celui du nazisme, cétait une conséquence.
Cest une différenciation légitime et à prendre au sérieux. Je ne suis néanmoins pas favorable à cette distinction. La question est de savoir si la perversion didées bonnes nest pas, au moins, un mal aussi grand que la réalisation didées mauvaises.
Parutions.com : Comment caractériseriez-vous notre époque, celle de laprès Guerre froide et, surtout, de laprès 11 septembre ? Doit-on y voir, à travers la montée de lanti-américanisme, tant dans le Tiers monde quen Europe, une nouvelle grande phase de crise du libéralisme, un nouvel épisode de la guerre idéologique ?
Ernst Nolte : Jai donné une conférence en Italie il y a quelques mois, où jai parlé de lislamisme. Jai tenté de le définir comme un mouvement réactionnaire symptomatique de lhistoire de la révolution libérale ou capitaliste. Le marxisme fut une première réaction. Il ne voulait pas accepter le mélange du bon et du mauvais inhérent au pragmatisme libéral. Le marxisme visait une perfection, un monde totalement moral et bon.
Je pense que lislamisme est une autre tentative de réaliser laccomplissement dune identité propre par lopposition violente au libéralisme. Mais il est possible quun jour cet islamisme, qui représente le Tiers-monde désavantagé à bien des égards, joue un rôle positif dans lintégration future de lhumanité.
Parutions.com : Actuellement en France, un débat anime et émeut parfois violemment la classe intellectuelle, autour dun ouvrage publié récemment par lhistorien et politologue Daniel Lindenberg. Cet essai, sous la forme dun pamphlet, sintitule Le Rappel à lordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires (Paris, Le Seuil, 2002). Lauteur y dénonce une dérive réactionnaire chez des intellectuels réputés libéraux, contre Mai 68, lIslam, les DDH ou le féminisme. Comment interprétez-vous cette polémique née à lintérieur même de la partie libérale et antitotalitaire de la cléricature parisienne ? Est-ce un signe de la montée dun nouvel antilibéralisme, passée leuphorie des années 1990 ?
Ernst Nolte : Le libéralisme est une crise permanente et on peut considérer cela comme quelque chose de très positif et fructueux. Si Hitler avait gagné la guerre, nous aurions eu un monde de grande stabilité sans aucun mouvement humain et intellectuel. En ce sens, la crise du libéralisme est très féconde. La critique de mouvements comme le féminisme ou le gauchisme, dans leurs versions radicalisées, est sans doute utile et légitime, tant que lon ne porte pas atteinte à leur essence. La critique ne doit pas signifier le reniement, cest-à-dire ce quil y a dessentiel et de positif dans ces mouvements.
Parutions.com : Toujours autour de ces questions, comment qualifieriez-vous, tant quantitativement que qualitativement, la montée, en France notamment, de lantisémitisme ? De même, comment avez-vous vu la victoire au premier tour de Jean-Marie Le Pen?
Ernst Nolte : 18 % dune population votant pour un homme comme Jean-Marie Le Pen est quelque chose de révélateur et à prendre au sérieux. Cela nest pas quantité négligeable. Ces citoyens expriment quelque chose qui doit être alors vu comme semi-légitime, comme ayant une sorte de légitimité.
Si la gauche xénophile était conséquente, elle devrait faire la proposition que la grande masse des pauvres du Tiers-monde soient invités chez elle. La situation actuelle est que seuls les plus riches et les plus diplômés, ceux qui sont potentiellement des entrepreneurs, bénéficient de cet accueil. Mais les plus pauvres ne le sont pas. Dans ce sens, je crois que le Front National exprime une idée qui a certainement, elle aussi, un noyau rationnel. Il faut découvrir ce noyau rationnel et en répudier les exagérations.
Parutions.com : Quels sont vos projets ? Travaillez-vous actuellement à un nouvel ouvrage ?
Ernst Nolte : Non, je suis un octogénaire et jen suis à la fin de ma carrière intellectuelle. Jai assez écrit. Je nécrirai plus de grand livre.
Propos recueillis à Paris par Thomas Roman le 25 novembre 2002. ( Mis en ligne le 11/12/2002 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:La Réaction païenne de Pierre de Labriolle La Guerre civile européenne 1917-1945 de Ernst Nolte Un entretien avec Ian Kershaw | | |
|
|
|
|