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Un entretien avec Dale K. Van Kley | | | Un entretien avec Dale K. Van Kley
Dale K. Van Kley, Les Origines religieuses de la Révolution française. 1560-1791,
Seuil - L'univers historique 2002 / 26 - 170.3 ffr. / 572 pages
ISBN : 2-02-041138-5
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Parutions : Pouvez-vous nous donner quelques informations sur la vitalité de lhistoriographie américaine concernant lâge moderne français ? Comment expliquez-vous limportance de ce champ de recherche dans votre pays ?
Dale K. Van Kley : Il y a actuellement deux associations professionnelles entièrement consacrées à létude de lhistoire de France en Amérique du Nord : la «Society for French Historical Studies» et la «Western Society for French Historical Studies». La deuxième doit son origine à un certain délaissement ressenti par les historiens basés dans les lycées et universités de lOuest des Etats-Unis vis-à-vis de la société aînée sur la côte Est. Mais maintenant que les deux existent, elles se réunissent en colloque une fois par an un peu partout dans le pays aussi bien quau Canada, ayant perdu presque toute spécificité régionale. Tandis que la société aînée publie un journal qui sappelle French Historical Studies, la société cadette publie ces «actes» sous forme imprimée comme «virtuelle». A cela on peut ajouter dautres associations spécialisées qui, elles aussi, soccupent pour une bonne partie des aspects de lhistoire française, comme par exemple la «Sixteenth-Century Society» et son journal Sixteenth-Century Studies et - ce qui me concerne de plus près - l«American Society for Eighteenth-Century Studies» et sa revue Eighteenth-Century Studies.
Lexplication la plus générale de lintérêt porté par les historiens américains à lhistoire des autres pays renvoie à la diversité de leurs origines nationales. Ainsi, dans mon propre cas, mon intérêt pour lhistoire religieuse de lAncien Régime en Europe remonte très certainement à une formation protestante de lécole «réformée» dans une communauté dorigine néerlandaise. Un des paradoxes de la scène américaine est que là où la «rue» est bien plus provinciale que celle de lEurope de lOuest, les départements universitaires dhistoire en Amérique sont typiquement plus orientés vers lextérieur et «cosmopolites» que leurs contreparties européennes. On se sent obligé de soccuper des quatre parties du monde, et cela même dans les petites facultés comme Calvin College où jai passé la plupart de ma carrière comme professeur. Par contre, il ny a pas de milieu plus cosmopolite que celui des Pays-Bas ; pourtant la grande majorité des historiens dans les départements universitaires font de lhistoire néerlandaise. Un des malheurs de la scène américaine est que tout ce savoir reste cloisonné dans le monde universitaire qui fait figure de ghetto par rapport au reste du pays. Il nexerce que très peu dinfluence sur la formation de la politique extérieure du gouvernement.
Lintérêt américain pour lhistoire de France nécessite cependant une explication plus particulière, puisque la France na pas envoyé beaucoup démigrants aux Etats-Unis. Cet intérêt sexplique donc en première instance par la parenté encore perçue comme telle entre la Révolution américaine et la Révolution française, révolutions qui ont donné naissance aux deux genres du «patriotisme» et du «nationalisme» - je préfère le mot «patriotisme» pour le XVIIIe siècle - de portée plus universelle. Il y a en deuxième lieu lénorme résonance de luvre dAlexis de Tocqueville quon ne cesse de citer à tout propos, même sil a été assez critiqué sur certains aspects de De la démocratie en Amérique. Si lAméricain lettré moyen pense à la France, le premier nom qui lui vient à lesprit nest pas Lafayette ou Rochambeau mais plutôt Tocqueville. Je compterais en troisième lieu lexpérience de deux générations de conscrits militaires sur le sol français au cours du siècle passé. Lorigine de lintérêt pour lhistoire française chez beaucoup dhistoriens américains de premier plan remonte effectivement à la découverte de la France lors du service militaire en Europe à loccasion des deux guerres mondiales, y compris chez mon mentor Stanley Mellon. Ces historiens-là ont produit en quatrième lieu une historiographie très distinguée qui a attiré dautres étudiants à leur tour vers le même sujet. Cest singulièrement le cas du XVIIIe siècle français et de la Révolution française, avec la même importance que lhistoriographie de la Renaissance italienne ou le XVIIe siècle en Angleterre. Ce courant a eu comme historiens américains Carl L. Becker et ses nombreux étudiants, par exemple Crane Brinton, Louis Gottschalk, et Robert Palmer. Je me situe moi-même nettement dans la tradition de Carl Becker et de Robert Palmer, ce dernier ayant supervisé les ultimes phases de ma thèse de doctorat à propos de la suppression de la Compagnie de Jésus en France. Les deux livres les plus importants que jai lus comme étudiant en histoire sont sans doute The Heavenly City of the Eighteenth-Century Philosophers par Carl Becker et Catholics and Unbelievers in Eighteenth-Century France.
Quoi quil en soit et pour revenir vers lactualité historiographique les historiens américains ont pleinement participé à deux des plus grands renouveaux de lhistoriographie française dans la deuxième moitié du XXe siècle. Jentends par là la redécouverte du facteur religieux dans les guerres civiles de religion du XVIe siècle, et la révolution copernicienne dans lexplication des origines de la Révolution française. A côté des historiens français du XVIe siècle comme Denis Crouzet, Robert Descimon et Denis Richet, on peut mettre les noms de Phillip Benedict, Natalie Zemon Davis et Barbara Diefendorf ; et la «révolution» Furetienne dans la manière de «re-penser» la Révolution française, sappuie en bonne partie sur les études de Keith Baker, David Bien (et ses nombreux étudiants) et George Taylor, pour ne citer que ces noms. Il va de soi que je ne saurais même effleurer un sujet aussi vaste que la contribution américaine à lhistoriographie française même la plus récente. Mais je ne veux pas quitter ce sujet sans signaler les apports distingués de Steven Kaplan dans le domaine de lhistoire économique du XVIIIe siècle, de Bonnie Smith dans celui de lhistoire féminine du XIXe siècle, et de Robert Paxton pour la découverte (pas entièrement agréable) de lexpérience française sous loccupation allemande et le régime de Vichy au XXe siècle. On assiste actuellement, je crois, à un renouveau de lhistoriographie des XIXe et XXe siècles par le biais de lintérêt très -sinon uniquement- américain pour le rôle des facteurs ethniques et les «gender studies».
Parutions: Quen est-il de votre parcours personnel ? Comment êtes-vous venu à lhistoire du XVIIIe siècle français ? Quelle dette intellectuelle contractez-vous envers Stanley Mellon ?
Dale K. Van Kley: En me proposant, pendant les années duniversité, dessayer une carrière dhistorien et denseignant en histoire, ma première idée était de me spécialiser dans lhistoire de la Réforme du XVIe siècle en Allemagne et aux Pays Bas. Cette inclination, je le répète, venait sans doute de ma formation protestante et de mes ascendants néerlandais. Ce qui fait que jai bien étudié la langue allemande alors que je nai suivi quun seul cours de Français dans ma vie. Mais rien na fonctionné comme je le souhaitais à Yale, luniversité où je métais inscrit. Hajo Holborn, mon professeur principal, sefforçait dans les années 1960 de terminer sa grande histoire de lAllemagne ; il nacceptait plus détudiants pour le XVIe siècle. Dun autre côté, je nai jamais réussi à suivre un cours avec Jaroslav Pelikan dans le département détudes religieuses.
Sur ces entrefaites, jai assisté par hasard à un cours donné par Stanley Mellon sur la France de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, dans lequel jai fait la découverte du catholicisme «libéral». Cest dans ce contexte que jai écrit un mémoire sur lévolution de la pensée politique de Lamennais. En me décidant, dans un deuxième temps, à me spécialiser dans lhistoire politique et religieuse de la France du XIXe siècle, jai dû préparer les examens de candidature pour le Ph.D. (doctorat) sur le XVIIIe siècle. Cest au cours de cette préparation que jai découvert le phénomène du jansénisme et de la controverse janséniste du XVIIIe siècle en lisant les mémoires publiés de témoins comme Barbier dArgenson. Cette découverte-là a complètement bouleversé mes idées reçues sur le XVIIIe siècle comme un siècle exclusivement des Lumières encyclopédistes ou Voltairiennes. Jai donc demandé a Stanley Mellon la permission décrire ma thèse de doctorat sur le jansénisme du XVIIIe siècle, permission quil ma facilement accordée, étant donné que, lui-même étudiant de Robert Palmer à Princeton, il avait abandonné le XIXe siècle pour le XVIIIe. Vers la fin de la rédaction de ma thèse, cest-à-dire aux environs de 1968-69, Stanley Mellon avait fini sa carrière comme professeur à lUniversité dIllinois à Chicago, cependant que Robert Palmer avait décidé de terminer sa carrière de professeur actif à Yale. Ce fut donc ce dernier, auteur de Catholics and Unbelievers in Eighteenth-Century France, qui présida le jury de soutenance de ma thèse.
Ce que je dois principalement à Stanley Mellon - professeur très charismatique - cest la naissance de mon intérêt pour lhistoire de France et la bonne idée dorienter ma thèse vers le rôle du jansénisme dans la suppression de la Compagnie de Jésus durant les années 1760. Toute létendue de ce que je dois à Stanley Mellon se voyait très clairement dans une première «conclusion» pour les Origines religieuses, que jai abandonnée au stade des épreuves pour la conclusion actuelle sur Edgar Quinet. Cette conclusion inédite faisait un saut en aval pour montrer comment la Restauration sest délitée de lintérieur à propos des controverses et des souvenirs politiques et religieux, entre 1825 et 1828, de façon analogue et en miniature par rapport au processus de désagrégation de lAncien Régime entre 1562 et 1791. Sil y a une deuxième édition des Origines religieuses, je remplacerai peut-être la conclusion actuelle par celle rejetée en 1996, de sorte que les deux aient été publiées.
Parutions : Dans quelles conditions avez-vous rencontré François Furet et que lui devez-vous ? Quels sont vos contacts avec les historiens français de manière générale ?
Dale K. Van Kley: Jai fait la connaissance de François Furet au début des années 1980 à lUniversité de Michigan par lintermédiaire de mon ami David Bien, professeur à la dite université. Cest François Furet qui, avec David Bien, a mis en place léchange régulier de professeurs entre lUniversité de Michigan et lEHESS, échange encore aujourdhui effectif. Jai souvent rencontré François Furet par la suite à lUniversité de Chicago où il avait obtenu un poste de professeur invité au sein du Comité sur la pensée sociale ; il venait ainsi à Chicago presque chaque automne ou hiver. La première fois que jai osé donner des conférences en France et en Français, ce fut sur linvitation de François Furet, dans le cadre de son séminaire à lInstitut Raymond Aron en janvier 1987. Cest dans ce contexte que jai fait la connaissance dun certain nombre dhistoriens très connus dont Mona Ozouf et Denis Richet, et dautres très jeunes alors qui sont devenus de bons amis, notamment Yann Fauchois et Rita Hermon-Belot.
Ce que François Furet a fait pour moi en matière de collégialité trans-Atlantique, il la fait pour bien dautres. Cest en effet lui qui, au moins pour les dix-huitiémistes, a pris linitiative de partir pour les Etats-Unis à la recherche dhistoriens américains de la France afin dapprendre ce quils avaient à apporter et de les faire connaître en France. Si je navais pas bénéficié de lamitié de François Furet, je naurais jamais osé présenter ma candidature pour être professeur invité à lEHESS, ce que jai finalement fait en 2000, deux ans après sa mort inattendue en 1998.
Il a aussi joué un rôle ponctuel mais très important dans la conception des Origines religieuses. Cest encore lui qui, au moment où jai commencé à noircir le papier, ma convaincu de la nécessité de remonter en amont jusqu'au XVIe siècle et dinsister sur le poids de labsolutisme. Il va sans dire que Les Origines religieuses nest pas le même livre que celui que François Furet aurait écrit sur le même sujet. Mais je crois que cest un livre bien plus intéressant quil naurait été sans linfluence quil a exercée.
Quant à mes contacts avec les historiens français en général, je ne suis pas à plaindre. Je trouve ce milieu maintenant très ouvert et accueillant, et des historiens français, Bernard et Monique Cottret par exemple, en dehors de ceux dont jai déjà fait mention, figurent parmi mes meilleurs amis. Ma situation en France aujourdhui est donc très différente de la première année que jai passée ici comme doctorant en 1966-67. Je travaillais alors assez seul et nosais parler à personne, étant donne létat embryonnaire de mon Français oral et une timidité presque pathologique ! Jai quand même osé consulter le Père François de Dainville, un homme très sympathique. Vers la fin de ce séjour jai également pu avoir un long entretien avec Michel Antoine [spécialiste de lEtat sous lAncien Régime, conservateur aux Archives nationales, directeur à lEcole pratique des Hautes études], qui ma beaucoup encouragé et donné de très précieux renseignements sur les archives privées. Ceci dit, je ne mattendais pas, à ce stade de ma carrière, à que les historiens français prendraient un jour le moindre intérêt aux résultats de mes recherches.
Mais le problème venait aussi en partie du genre dhistoire qui mintéressait. Lécole des Annales était alors toute puissante, ce qui se traduisait par une histoire économique et sociale quelquefois réductrice. A part René Taveneaux à Nancy, personne ne sintéressait au jansénisme du XVIIIe siècle. Et à part Jean Egret, presque personne ne sintéressait à lhistoire proprement politique de ce siècle. Moi, je faisais les deux ensemble ! Maintenant, à linverse, on trouve une très importante production sur lhistoire du jansénisme, je pense à Catherine Maire, Marie-José Michel, Monique Cottret et ses nombreux étudiants, etc. Cest bien ainsi. Pour toute cette ouverture, nous sommes aussi en partie redevables à François Furet.
Parutions : Concernant votre livre, nest-il pas paradoxal dattribuer des origines religieuses à une révolution caractérisée par la radicalité de son entreprise de déchristianisation ?
Dale K. Van Kley : Aussi paradoxal que cela puisse paraître, lidée que la déchristianisation ait des racines chrétiennes relève du bon sens, de même que lathéisme présuppose la religion et lantichristianisme, le christianisme. Je pense en outre que le christianisme recèle en soi une subversion qui sape la religion de lintérieur et amène à la sécularisation. Il ny a que dans lOccident chrétien que lon a observé ce phénomène de sécularisation ; pour le reste du monde, on parle doccidentalisation avec les aspects anti-occidentaux et anti-chrétiens que nous savons aujourdhui. Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985) et Gianni Vattimo (After christianity, Columbia University Press, 2002) ont abordé, chacun à sa manière, cette question des origines chrétiennes de la sécularisation.
Une fois ce postulat théorique posé, mon propos a été daborder ces origines chrétiennes dans leur pluralité, de traiter les conflits entre les différentes tendances du christianisme, en particulier à lintérieur du catholicisme français. Pour mettre en relief le cas français, prenons lexemple américain. La Révolution américaine (parfois pour le meilleur, parfois pour le pire) a produit une idéologie républicaine qui fut perçue à la fois comme compatible avec et comme une extension du christianisme, ceci en partie parce quune certaine tendance dissidente du Protestantisme prévalut sur lAnglicanisme de type High Church dans le conflit conduisant à la Révolution. Or, jy insiste, sil fut inconcevable que tout autre Etat européen eût pu produire une révolution qui se fût terminée par un assaut contre linstitution chrétienne, cest en grande partie parce que la France fut le seul pays européen qui connut des conflits religieux idéologisés avec une telle intensité et sur un tel laps de temps au siècle des «Lumières».
Parutions : Quoi quil en soit, traiter des origines religieuses de la Révolution française apparaît comme une entreprise nouvelle, sinon iconoclaste. Vous évoquez vous-même le temps révolu de lécole historiographique marxiste. Votre travail semble sinscrire dans la lignée de lessor de lhistoire culturelle. Comment vous situez-vous par rapport à ces courants historiographiques ?
Dale K. Van Kley : Mon paradigme pour rendre compte des origines de la Révolution française est moins anti-marxiste que post-marxiste. Lantimarxisme supposerait la validité dune critique révisionniste de la théorie marxiste des origines de la Révolution, dun point de vue socio-économique donc. Telle ne fut pas mon ambition. Mon livre représente plus modestement la tentative dintroduire la religion comme paramètre explicatif de la Révolution dans la perception que nous en avons. Il ne sest pas agi de confronter les raisons socio-économiques et les facteurs religieux. Mon but nétait pas de substituer une explication réductrice à une autre. Quand jenseigne ce sujet, de manière donc globale, je présente mes propres conclusions sur les origines socio-économiques, de même que les facteurs politiques et fiscaux, en les intégrant du mieux possible à ce qui mintéresse avant tout : la religion. Concernant lapproche culturelle de ces origines, récemment développée, ma propre approche est en fait légèrement plus traditionnelle par lattention que je porte à la genèse didées particulières. Je ne pense pas que lon puisse passer de lAncien Régime à la Révolution sans faire référence à quelques idées phares comme celle de souveraineté nationale.
Parutions : Pouvez-vous développer la différence que vous établissez entre votre approche et celle de lhistoire culturelle française telle que représentée par Roger Chartier par exemple ? Sagit-il dune histoire des idées ?
Dale K. Van Kley : Lhistoire culturelle française telle quelle a été développée par Roger Chartier est avant tout une histoire des pratiques culturelles. Cest une histoire qui se situe peut-être à mi-chemin entre lhistoire dite des idées ou intellectuelle dun côté - la fin du parcours de François Furet, si je ne me trompe pas - et lhistoire sociale dun autre côté. Appliqué aux livres et aux textes, ce genre dhistoire me semble coudoyer lhistoire dite des mentalités élaborée par Robert Mandrou sans pour autant se confondre avec elle, sintéressant comme il le fait aux modalités de la production, de la distribution, mais avant tout de la consommation des textes par la lecture à tous les niveaux de la société, sans exclure les élites. Appliquée à la question des origines de la Révolution française par Chartier lui-même dans Les origines culturelles de la Révolution française, cette approche insiste surtout sur la montée de l«opinion publique» comme facteur dans la pratique de la politique et, avec cela, le développement dune certaine capacité critique diffuse, sans quil soit de rigueur de spécifier de quelles opinions il sagissait ou quel était le contenu de cette critique. Ainsi, pour Chartier, la Révolution française était possible parce que pensable mais elle était loin dêtre «inévitable», soit par le contenu des idées, soit par les «contradictions» sociales ou économiques.
Ce genre dhistoire est selon moi des plus légitimes et des plus intéressants ; cela nous a apporté beaucoup y compris à propos de la question des origines de la Révolution française. Dailleurs je ne suis point du tout sectaire en matière de méthodes ou approches en histoire, et il mimporte peu de quelle manière ma propre approche sera étiquetée. Tout me semble dépendre des questions quon se pose ; les méthodes sensuivent et en dépendent. Jai moi-même essayé de pratiquer une sorte dhistoire des pratiques culturelles dans un livre sur Damiens et son attentat contre Louis XV en 1757. A la rigueur, les ultimes sections de mes Origines religieuses sur le débat prérévolutionnaire - les plus «intellectuelles» de toutes - peuvent être interprétées comme une tentative de «lire» comment les uvres de certains grands auteurs tels que Montesquieu et Rousseau ont été véhiculées par les deux côtés de la dispute religieuse, puis lues par les gens de lettres et le monde judiciaire à la veille de la Révolution française. Pour la même époque et les mêmes milieux, Sarah Maza a mis en pratique cette histoire des pratiques culturelles avec grand succès dans son livre Vies privées, affaire publiques : les causes célèbres de la France prérévolutionnaire (Fayard, 1997). Ce livre est une sorte de mise en scène de la pratique du genre mélodramatique par les avocats et dans le milieu judiciaire, parmi bien dautres choses.
Mais si lon va jusquau jugement que la Révolution française aurait pu se passer des livres ou des idées politiques - je pose la question, car je nen suis pas sûr - alors on sort du domaine dun certain genre dhistoire pour délégitimer un autre. Et ce serait dommage à mon avis, même pour la compréhension de la Révolution française. Car une des caractéristiques les plus saisissantes de cette Révolution - précocement perçue mais de façon négative par Burke - est bel et bien la sophistication et lintensité du débat politique et constitutionnel, débat qui, aux Etats Généraux devenus Assemblée constituante, a entraîné tous les députés dans son sillage, quils se soient précédemment préparés par la lecture à un tel débat ou non. Quon se mette par exemple à lécoute de ce débat, quand commence la discussion sur la constitution, et on ne peut pas sempêcher dapercevoir que les députés se heurtent à deux définitions incompatibles de la monarchie, celle «démocratique» du marquis dArgenson et celle «aristocratique» de Montesquieu, et quils ne peuvent en sortir quen laissant cette question de côté et en commençant par le sujet de la sanction royale.
Or, toute cette sophistication en matière de pensée constitutionnelle nest pas descendue du ciel, comme les saintes huiles pour Clovis, en 1789. Elle na été rendue possible - me semble-t-il - que par le lent travail de plusieurs générations de magistrats, davocats, et decclésiastiques au cours de tout le siècle, et en premier lieu dans le creuset de la dispute autour de la condamnation du jansénisme par la bulle Unigenitus. Voilà ce que jai essayé de montrer parmi dautres choses dans Les Origines religieuses. Cétait impossible de le faire sans sattarder attentivement sur le contenu des pamphlets, des livres, et des idées, comme par exemple la lente «domestication» de lidée de souveraineté nationale en France. Cest en prenant ces idées au sérieux que mon histoire diffère un peu du genre des pratiques culturelles. Jajoute que ce qui sest passé en France en 1789 semble moins une rupture totalement imprévisible dès quon sapproche de cette date fatidique, soit par le biais de la violence rhétorique du débat pamphlétaire à partir des années 1770 - ma propre approche - soit par la montée de la violence sociale, réalité récemment mise en valeur par Jean Nicolas dans La Rébellion française (Seuil, 2002).
Parutions : Avec lémergence de la notion dEtat et lélaboration de la théorie des deux corps du roi, vous semblez laisser entendre que le culte de la monarchie royale atteint son apogée, un «seuil critique» (p. 45), au XVIe siècle. Considérez-vous que la monarchie de droit divin et labsolutisme seront ensuite moins sacralisants ou sacrés que lors de cet apogée-là ? Quand se situe le paroxysme de labsolutisme français selon vous?
Dale K. Van Kley: Ce nest pas à vrai dire que je crois la monarchie «absolue» sous Louis XIV moins sacrée que la monarchie royale du XVIe siècle, mais plutôt que la sacralité absolutiste sera construite - ou reconstruite - et perçue ensuite de manière différente. En effet, alors que la sacralité royale du XVIe siècle est centrée sur le Fils de Dieu doù son imbrication avec la théologie de la Messe catholique - la sacralité de la monarchie «absolue» sous Louis XIV se penche plutôt du côté de la personne de Dieu comme Père. Autrement dit, la monarchie «absolue » telle que reconstruite par les juristes du Roi Soleil me semble plus «monothéiste» que celle de François Ier ou dHenri II. Il sagit dune évolution à long terme de la théologie politique de la monarchie qui va de pair avec la montée de labsolutisme. Si je nai pas insisté sur cette différence dans Les Origines religieuses, cest parce que je ne suis pas en mesure de le démontrer de façon convaincante. Dautres historiens de la monarchie française ont le même avis, comme mon amie Susan Rosa aux Etats-Unis et peut-être Marina Valensise en Italie.
Quant à labsolutisme, je suis plutôt enclin à situer son paroxysme en France vers 1730 car cest vers cette époque que ses prétentions législatrices ont atteint leur plus haut degré avec le durcissement des termes de lédit de Fontainebleau contre les Huguenots, le renforcement du régime de la censure des livres, et bien entendu lédit de 1730 faisant de la bulle Unigenitus une loi de lEtat comme de lEglise. L«absolutisme» se définit mieux en termes de prétentions quen actes, car tout le monde sait bien que la monarchie absolue buttait contre des obstacles de toute sorte ; on nen finira jamais de mesurer le poids réel de labsolutisme. Dans ses actes en effet, labsolutisme en France nétait jamais plus «absolu» voire oppressif que dans le domaine de la conscience religieuse. Cest pour ces deux raisons que je situe son apogée vers 1730.
Ceci dit, je ne suis que trop conscient quil y a tout un milieu dhistoriens qui dénient quil y ait jamais eu une monarchie «absolue» en France - ce pourquoi je mets le mot entre guillemets - et quun autre milieu réfute, comme Alain Bourreau, que la monarchie fut réellement sacrée, ou que, si elle létait, considère quil y a eu effectivement un processus de désacralisation au cours du XVIIIe siècle, bien avant la fuite de Louis XVI à Varennes en 1791. Je crois avoir suffisamment répondu aux premiers en précisant que je parle des prétentions législatrices au lieu des effets «réels» ; il y a en effet une nette différence entre les prétentions royales au XVIe siècle et celles de la monarchie après 1662 ou 1682. Et, tout en convenant avec le second milieu, quil ny a rien de plus hasardeux que de mesurer le poids du culte royal au niveau populaire, je rappellerais aux «désacralisateurs» le nom de Jeanne dArc et je demanderais à certains sils veulent vraiment dire quà tout moment au cours de lAncien Régime les Français, sils avaient eu loccasion qui leur sera présentée en 1789, lauraient saisie pour remplacer un roi par la grâce de Dieu par un roi par la volonté du peuple. Car cest là, il me semble, limplication sous-jacente de largument selon lequel la monarchie aurait gardé tout son prestige sacral jusqu'à la «trahison» du couple royale envers une nation à son tour en voie de sacralisation.
Parutions : Pouvez-vous répéter votre position concernant la Sainte Ligue et son rôle dans lessor de lantimonarchisme, notamment vis-à-vis des positions dhistoriens comme Peter Ascoli, Roland Mousnier ou Myriam Yardeni ?
Dale K. Van Kley : Ce qui est probablement particulier dans ma position concernant la Sainte Ligue ou Ligue catholique et sa contribution au sentiment et à la littérature monarchomaques de la seconde moitié du XVIe siècle, concerne le rôle dune certaine sensibilité religieuse. Je ne sais pas au juste doù me vient cette notion de sensibilité religieuse par laquelle jentends toute une façon de regarder (ou de ne pas regarder), découter, de respirer, de sentir - bref, de percevoir le monde. Jen dois sans doute quelque chose à Denis Crouzet et ses Guerriers de Dieu (2 vol., Champ Vallon, 1990). Jen suis aussi en partie redevable à lHistoire littéraire du sentiment religieux en France dHenri Bremond (11 vol., 1916-1933).
Quoi quil en soit, la conséquence interprétative de cette notion est de regarder les prises de position politiques particulières envers la monarchie en fonction de cette sensibilité religieuse, qui, dans le cas des catholiques fervents de la Ligue, consiste en une soif de limmanence divine et de la sainteté dans le monde, et, partant, le besoin dun roi personnellement «saint» comme Saint Louis. Cest du fait de labsence de cette sainteté personnelle dans le cas dHenri III et dHenri de Navarre que les prédicateurs et écrivains de la Ligue ont pris parti non contre la monarchie en tant que telle mais contre les incarnations humaines et «pécheresses» de cet idéal de monarchie. Dans le livre, jappelle ce réflexe une espèce de «donatisme politique», cest-à-dire une version politique de lhérésie dénoncée par ceux tenant pour inefficaces les sacrements de lEglise administrés par les prêtres qui, quoique idoines ou dûment ordonnés, sont regardés comme moralement indignes. Par conséquent, là où des historiens comme Baumgartner, Mousnier, et Yardeni ont tendance à interpréter de façon cynique lappropriation par la Ligue ultra-catholique des arguments anti-monarchiques élaborés par les Huguenots quand le vent de la volonté royale soufflait contre eux, je persiste à voir une profonde différence derrière des théories similaires. Cette différence est visible même au niveau discursif dans laccent mis sur le droit dassassiner les «tyrans» et la jonction effectuée entre les justifications de la résistance active et la théorie du pouvoir indirect de la papauté concernant les affaires dEtat.
Dailleurs, la priorité donnée à la sensibilité religieuse sur les arguments discursifs sapplique également aux Calvinistes dont la vision «désenchantée» du monde est interprétée comme étant incompatible avec la royauté sacrée, et cela bien avant le développement des théories justifiants une résistance active envers la monarchie en tant quinstitution au moment de la Saint-Barthélemy. Un historien anglais prénommé Christopher Elwood avance la même interprétation dans un livre paru peu après le mien : The Body Broken. The Calvinist Doctrine of the Eucharist and the Symbolization of Power in Sixteenth-century France (Oxford University Press, 1999).
Parutions : Vous insistez fortement sur les points communs réunissant les controverses politico-religieuses autour du jansénisme au XVIIIe siècle et les guerres de religion deux siècles plus tôt. Y a-t-il rejeu selon vous ?
Dale K. Van Kley : Oui, je trace en effet un parallèle entre les XVIe et XVIIIe siècles en France. Les conséquences destructrices des conflits religieux sur la monarchie française rapprochent ces deux époques. Ce qui était en jeu dans les deux situations, cétait lidentité religieuse de la monarchie et donc la monarchie elle-même, la religion étant consubstantielle à son identité. Lidée centrale de ma thèse est quune identité à ce point marquée par la religion ne pouvait être compromise significativement que par un défi religieux à court terme plutôt que par un système de pensée extérieur à long terme. A la fin du XVIe siècle, le feu croisé entre les Calvinistes et la Ligue catholique parvint presque à désacraliser une monarchie sacramentelle sur son propre terrain, cest-à-dire la religion. Ce nest quen reconstruisant cette identité par l«absolutisme» au XVIIe siècle que la monarchie française fut capable de se présenter comme un objet de loyauté au-dessus de la mêlée confessionnelle. La reprise dun intense conflit religieux à la fin du XVIIe siècle et au siècle suivant fut dautant plus dévastatrice pour la monarchie qui ne put pas tirer son épingle dune querelle à lintérieur du camp catholique, que ce conflit culmina sous la forme du jansénisme, avec pour résultat dachever un processus entamé au XVIe siècle. Labsolutisme français perdit ainsi sa meilleure raison dêtre, à savoir davoir pu fournir une alternative religieuse au conflit religieux.
Bien que les jansénistes soient moins directement comparables aux Protestants que ne le sont les « dévots » catholiques du XVIIIe siècle et la Ligue catholique du XVIe, ce dernier conflit rappela et ressembla de plus en plus à son prédécesseur. Les jansénistes ressemblèrent de plus en plus aux Protestants cependant que leurs ennemis «dévots» devinrent de plus en plus ultramontains et politiquement subversifs à linstar de la Ligue. De la sorte, les jansénistes du XVIIIe siècle «constitutionnalisèrent» la monarchie de la même façon que les calvinistes lavaient fait avant eux, alors que leurs opposants pro-Jésuites attaquèrent Louis XV pour ces travers sexuels comme les Ligueurs catholiques avant eux contre Henri III. Et bien que les guerres de religion et les massacres du XVIe siècle cédèrent le pas aux procès et emprisonnements au XVIIIe, la tragédie des guerres de religion fut rejouée dans linconscient des acteurs deux siècles plus tard. Cest là sans doute lun des points les plus importants de mon livre que de montrer à quel point les protagonistes du XVIIIe siècle pensaient revivre le conflit du XVIe, avec les jésuites percevant les jansénistes comme des calvinistes et les jansénistes entrevoyant la renaissance de la Ligue sous les traits du parti «dévot». Ceci se passa au zénith des Lumières françaises pour lesquelles la représentation du fanatisme religieux névoquait donc pas une mémoire historique lointaine mais un conflit se jouant sous leurs propres yeux.
Parutions : Comment perpétuez-vous ce climat de controverses religieuses dans la Révolution française ? En quoi sagit-il pour vous de ses origines religieuses ?
Dale K. Van Kley : Jai eu cette intuition que les conflits religieux du XVIIIe siècle avaient été une des matrices de latmosphère politique de la Révolution. Jinsiste à nouveau sur le lien évident qui relie ces conflits entre les jansénistes et leurs ennemis catholiques (pas seulement les jésuites) et les événements révolutionnaires. Le conflit religieux et ecclésiastique produisit une dynamique qui fut politiquement et idéologiquement dialectique et ironique, avec des conséquences quaucune des parties impliquées navaient prévues. Quand les persécutions de lEtat et de lEglise conduisirent les jansénistes, par exemple, à épouser les notions de groupes ou de souveraineté collective dans leur pensée politique, les accusations de leurs ennemis, selon lesquelles ces théories faisaient partie de l«hérésie» janséniste, les rendirent plus visibles et explicites quelles ne lauraient été sinon. Quand la volonté de supprimer le jansénisme conduisit des publicistes soutenant la monarchie et lépiscopat à développer une rhétorique encore plus tranchée de l«absolutisme», les jansénistes furent amenés à appeler cette position un «despotisme», durcissant ainsi la notion sinon orthodoxe dautorité «absolue» et convainquant dautant plus les Français quils vivaient sous un régime plus «despotique» qu«absolu».
Dans leur défense, les jansénistes en appelèrent aussi fortement à la tradition ecclésiastique française ou gallicane en un mot, la tradition selon laquelle la communauté catholique entière, et non le pape seul, était lautorité suprême de lEglise, et lEtat français avait un rôle extensif et légitime dans le gouvernement de lEglise. Mais lusage janséniste de cette tradition au XVIIIe siècle la radicalisa et la démocratisa tellement quelle devint la base de la «réforme» de lEglise catholique française sous la Révolution, connue sous le nom de Constitution civile du clergé. Cette réforme divisa à son tour le clergé catholique le long de lignes de partage nouvelles, de telle sorte quune section représentative du clergé tomba dans lopposition à la Révolution. Finalement, ces «réfractaires» en virent à représenter les forces de la Contre-révolution et le clergé dans son ensemble devint lune des cibles de lidéologie révolutionnaire. Une fois ce nouveau développement achevé, un espace était créé où put samplifier une version particulièrement anticléricale, voire anti-chrétienne, des Lumières françaises, elle-même déjà radicalisées en ce sens par les controverses religieuses incessantes du siècle précédent. Ce qui nous amène à lannée 1793 et au phénomène de «déchristianisation».
Parutions : En quoi le jansénisme fut-il, selon vous, à ce point subversif ? Quelle définition donnez-vous de ce mouvement religieux ?
Dale K. Van Kley : Il est très difficile de dire ce que fut le jansénisme, de définir ce qui fut en effet un mouvement, précisément parce que ce fut un mouvement et quen tant que tel il fut dans un perpétuel processus de changement. Plutôt que de définir le jansénisme, jai toujours préféré le caractériser, les éléments variant dun endroit ou dune époque à lautre. Dans un livre récent (Jansénismes et Lumières. Pour un autre XVIIIème siècle, Albin Michel, 1998), Monique Cottret a insisté sur cette pluralité du jansénisme au point de parler des «jansénismes», démarche à laquelle jagrée volontiers.
Pour commencer, le jansénisme de Cornelius Jansen et de Saint-Cyran visait la restauration de la théologie catholique de Saint Augustin, contre lappropriation « hérétique » de cette théologie par les protestants dune part et les entorses humanistes ou « Pélagiennes » à cette théologie par les jésuites de lautre. Cette théologie reposait avant tout sur les doctrines de «grâce efficace» - selon laquelle la grâce de Dieu seule, une fois donnée à un «pêcheur» conduit invariablement, quoique non par la force, la volonté humaine à faire oeuvre de « charité » et de dévotion envers Dieu et de «prédestination» - à savoir que Dieu donne, reprend ou refuse cette grâce à quiconque selon sa volonté et pour des raisons connues de lui seul. Ajoutons que là où linsistance sur ces vérités difficiles et apparemment déterministes fait défaut, il ne peut y avoir de jansénisme au sens strict. Dès le départ également, ces vérités furent fortement associées à une morale austère et une théologie pénitentielle qui refusait daccommoder les exigences morales des Evangiles aux évolutions sociales et insistait sur la preuve de la «contrition» ou pur amour de Dieu par le sacrement de pénitence.
Mais lun des paradoxes du jansénisme fut quau fil du temps, lappellation en vint à désigner nimporte quelle cause «libérale». Cela comprenait le ministère paroissial et le clergé séculaire contre les ordres réguliers (en particulier les jésuites), les droits (gallicans) des évêques contre la papauté et ceux des prêtres paroissiaux contre leurs évêques, la traduction des Ecritures et même de la liturgie dans les langues vernaculaires et les droits des sujets à un rôle plus actif dans le culte, le monopole de lEtat séculaire concernant tous les problèmes dordre public et de juridiction coactive, la thèse de la souveraineté nationale, de pair avec celle des contrepouvoirs face à tout gouvernement «arbitraire» - et même, vers la fin de cette trajectoire, la tolérance civile des dissidents religieux protestants et laffranchissement politique et civil des esclaves africains et des juifs.
La dynamique gouvernant lexpansion de cette gamme janséniste de causes et son apparente «libéralisation» semblent dues à lexpérience de la condamnation et de la persécution, notamment en France où le mouvement rallia lopposition contre la papauté et la plupart de lépiscopat activement soutenus par la monarchie absolue. Cette dynamique fut sensiblement différente en Autriche, en Espagne ou en Italie, quand le jansénisme y devint une force vers la fin du XVIIIe siècle, parce que dans ces trois pays les jansénistes furent capables de nouer par intermittence des alliances de facto avec leurs monarchies respectives contre la papauté et ses prétentions juridictionnelles.
Dans ce processus de défense contre ces pouvoirs plus ou moins unis, le jansénisme fut obligé de nouer toutes les alliances possibles. Cest ainsi quil devint progressivement une bannière derrière laquelle marchèrent toutes les victimes du processus de resacralisation de la monarchie et délaboration de labsolutisme Bourbon. La liste de ces victimes est longue et inclue finalement non seulement la théologie augustinienne élément clé de la définition du jansénisme mais aussi le clergé paroissial, le milieu judiciaire, le parlement de Paris, la cause dun gouvernement «mixte» ou une certaine conception dune «constitution» française de même que tout laspect conciliaire de la tradition gallicane, et ainsi de suite. Du même coup, la bulle papale Unigenitus (1713), la dernière condamnation majeure du jansénisme, devient le symbole de linfaillibilité pontificale et de labsolutisme Bourbon.
Parutions : Quen est-il du jansénisme au regard dautres forces révolutionnaires ? On pense au premier chef au Lumières. Pouvez-vous nous rappeler la spécificité des Lumières françaises du fait de ces controverses religieuses ?
Dale K. Van Kley: Essayer de mesure la force et limpact du jansénisme en relation avec les groupes ou «partis» non religieux en France comme les Athées ou les Jacobins me semble une entreprise biaisée. Selon moi, tous ces mouvements sont les produits révolutionnaires, indirects et sur le long terme du siècle précédent fait de controverses religieuses autour du jansénisme, et non les concurrents ou les contemporains de ce moment de controverse religieuse. Javancerais comme hypothèse que la France seule donna naissance à un courant athée saffirmant comme tel parmi les Lumières au XVIIIe siècle. Jajouterais que cette naissance survint en partie en réaction à lintensité et à la persistance de ces controverses religieuses.
Pour ce qui est des Jacobins, leur apparition dépasse, comme vous le savez, le cadre chronologique de mon ouvrage. Le Club des Jacobins (dont le nom fut emprunté aux Dominicains) fut une excroissance du club des députés bretons délégués aux Etats Généraux et ne se matérialisa pas avant la fin 1789. Les Jacobins finirent par devenir un mouvement anti-religieux mais de façon religieuse dune certaine manière. Selon moi, la radicalisation de lidéologie jacobine en 1792 et 1793 est incompréhensible si on ne la rattache pas au schisme causé par la Constitution civile du Clergé, constitution qui réverbérait elle-même des divisions religieuses nous ramenant à la controverse janséniste du début du siècle.
Je travaille sur ces questions à présent car le projet qui me tient actuellement à cur ma amené aux dernières phases de la Révolution française. Mais la fin du dernier chapitre de mon livre contient quelques pages qui anticipent sur ces développements.
Parutions : On peut aussi parler des origines monarchiques du jacobinisme français, dans la lignée des analyses de Tocqueville. Pensez-vous que le culte de lEtat, qui apparaît comme une singularité française, serait une forme sécularisée du culte royal, autre singularité nationale ?
Dale K. Van Kley : Il ne faut pas oublier que lAllemagne a également développé un vrai culte de lEtat, mais bien plus tardivement, pour des raisons historiques que je ne rappelle pas. Mais ici aussi nous rencontrons une forte contribution religieuse, celle de piétisme luthérien dans lEtat Prussien davant lunification nationale de lAllemagne. De la sorte, ne peut-on pas voir les guerres entre la France et lAllemagne, en commençant par celle entre la France et la Prusse en 1870, comme des guerres de religion implicites? Je me permets de poser la question.
Ceci étant, je crois bien sûr quil y a eu effectivement un transfert de sacralité du culte royal vers lEtat en France au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Je rappelle que la Révolution a transformé léglise destinée aux reliques de Sainte-Geneviève (selon le voeu de Louis XV) en panthéon nationale. Il me semble aussi dautre part que les magistrats et avocats jansénistes ont joué un rôle dintermédiaires privilégiés dans ce transfert. Ils ont tellement opposé lEtat sous sa forme parlementaire et la «nation» à la Cour royale et à la hiérarchie ecclésiastique alliées contre eux lors de la longue lutte défensive quils devaient mener, quils ont fini par diviniser lEtat aux dépens de la monarchie, comme dailleurs au dépens de lindépendance ou de la «liberté» de lEglise par rapport à cet Etat. Cest la partie adverse, celle des jésuites et «dévots», qui a défendu lintégrité de lEglise, quelquefois en alliance avec la monarchie, mais aussi parfois contre.
Cest un aspect du jansénisme sur lequel Catherine Maire a insisté plus que je ne lai fait, dans son livre De la cause de Dieu à la cause de la nation. Le jansénisme au XVIIIe siècle (Gallimard, 1998).
Parutions : Vous évoquez justement en fin douvrage une controverse vous opposant à lhistorienne Catherine Maire. Pouvez-vous nous rappeler les termes de votre débat ?
Dale K. Van Kley : Ce débat concerne le livre que je viens dévoquer, lui-même précédé dun article très important publié dans les Annales. Catherine Maire et moi-même sommes dabord daccord sur lessentiel. Nous pensons tous deux que Sainte-Beuve a eu tort davoir sous-estimé le jansénisme du XVIIIe siècle au bénéfice de celui du XVIIe. Nous considérons en effet que le jansénisme du XVIIIe siècle reste un phénomène religieux et politique important et que la religion demeure une clé de lecture essentielle pour la compréhension du siècle dit des «Lumieres», que la politique du parlement de Paris nest pas compréhensible non plus sans le jansénisme et que la suppression de la Compagnie de Jésus en France est une victoire des jansénistes plutôt que celle des philosophes. Selon nous, le jansénisme et la controverse janséniste sont des facteurs de premier plan dans nimporte quelle histoire globale des origines de la Révolution. Cest un progrès historiographique dont nous pouvons nous honorer avec dautres historiens comme Monique Cottret et Marie-José Michel.
La contribution incontestable de Catherine Maire est davoir redécouvert la théologie janséniste du XVIIIe siècle, là où ses prédécesseurs navaient vu que les redites du XVIIe. La mise en lumière de cette théologie dite figuriste a pu éclaircir le sens profondément religieux dun nombre de phénomènes restés dans une certaine pénombre, comme par exemple la revendication dite «richériste» dune place indépendante dans la hiérarchie ecclésiale par le clergé paroissial ainsi que les fameuses «convulsions» des milieux laïcs, voire populaires, autour du tombeau du diacre Pâris dans le cimetière paroissiale de Saint-Médard dans les années 1730. Mais plus important pour notre propos est la lumière jetée sur la politique dopposition à la monarchie par les avocats et magistrats jansénistes du parlement de Paris, qui, par une sorte de transfert des conceptions théologiques, ont compris leur défense des lois fondamentales contre le « despotisme » ministériel comme une «témoignage» à la vérité de ces lois de la même manière que chez le petit nombre des défenseurs des vérités de la grâce et de la prédestination gratuite contre un magistère en défaillance, avec les jésuites dans le rôle de adversaires dans les deux cas.
Mais nos chemins commencent à séloigner quand Catherine Maire fait de cette théologie figuriste une définition exclusive du jansénisme du XVIIIe siècle. Bien que lhistorien ne puisse contourner lécueil du nominalisme, il doit bien se garder de toute définition rigide. Catherine Maire, en privilégiant le figurisme, semble méconnaître, dans le jansénisme de lépoque, des canonistes aussi importants que Mey et Maultrot et des magistrats aussi centraux que Robert de Saint-Vincent. Son point de départ entraîne ensuite une série de prises de position péremptoires et parfois en dehors de toute évidence, dont la plus saillante est la nécessité dune coupure totale entre le jansénisme du XVIIe siècle et celui du XVIIIe.
A lautre bout de la période, cette même définition exclue toute possibilité dun prolongement sécularisé dans lidéologie «patriotique» - celle du parti patriote dont je parle dans le livre à la formation de laquelle les jansénistes ont pourtant contribué plus quaucun autre groupe défini. Et cela encore en vertu de la seule considération que le mouvement dans ce cas perdrait de sa spécificité théologique. Jai travaillé, durant toute ma carrière, à essayer de rétablir un XVIIIe siècle où le jeu des «influences» entre le jansénisme et dautres phénomènes comme les «Lumières» fût réciproque et équilibré. Catherine Maire nous ramène à un monde plus renfermé sur lui-même, où les jansénistes nont dinfluence que sur dautres jansénistes. Je suis ici bien plus proche de la perspective développée par Monique Cottret qui, dans son Jansénismes et Lumières, nous invite à penser en termes de réciprocité.
Une deuxième démarche typique du livre de Catherine Maire est de prendre le jansénisme ainsi restrictivement défini et den faire un tout à lexclusion dautres facteurs jusquau point de nier leur autonomie historique même. Prenons le cas du gallicanisme et du constitutionalisme de type parlementaire qui nont pas dexistence propre en dehors de limaginaire figuriste chez Catherine Maire tandis que chez moi ils ont précédé le jansénisme et lui ont survécu tout en ayant été très radicalisés par lui comme moyens de défense contre la persécution très réelle de part de la monarchie et de lépiscopat au cours du siècle. Or, puisque presque tout le milieu judiciaire était imprégné des traditions gallicanes et constitutionalistes du type parlementaire, cétait, je crois, un des leviers par lesquels une minorité de jansénistes ont trouvé lart de faire bouger tout le parlement dans la défense des causes jansénistes. Au contraire, Catherine Maire soblige à expliquer comment cette même minorité - souvent réduite, semble-t-il, à la seule personnalité de Le Paige - a su persuader tous les magistrats de jouer le rôle des «bons» contre les «mauvais» jésuites et leurs adhérants dans une drame mis en scène par limaginaire figuriste.
Mais la démarche la plus radicale de ce type est de nier formellement lexistence de lautre côté de la controverse, sous la forme de «parti dévot» jésuitique, épiscopal et de la Cour royale. Les ennemis des jansénistes nexistaient apparemment que dans limaginaire janséniste ; et quand ils sen sont pris aux jésuites dans les années 1760, ils nauraient couru que contre leurs propres démons. Or, selon moi, il ne sest pas seulement agi du jansénisme, mais dune controverse janséniste dans laquelle il y avait deux parties. Et si, à mon avis, le jansénisme a contribué dans la longue durée à la formation de lidéologie révolutionnaire, il ne la fait quen combinaison avec son adversaire dans un débat pluriséculaire, chaque côté relevant ce qui était le plus « subversif » pour lAncien Régime dans les prises de position successives de lautre. Cest la dialectique entre les deux qui, de plus en plus sécularisée vers la fin du siècle, a contribué a la formation de lidéologie révolutionnaire.
Jajouterais en tout dernier lieu que le livre de Catherine Maire me semble un peu trop redevable à linterprétation de lAncien Régime de François Furet, dans laquelle lemprise de labsolutisme royal sur la société française était tellement totale quil ny avait pas de sortie conceptuelle possible. Je ne crois pas que ce soit vrai à la lettre, ni que Francois Furet aurait dit les choses de manière aussi tranchée. Cest en sappuyant en tout cas sur cette thèse que Catherine Maire fait un publiciste «absolutiste» de lavocat janséniste (et léminence grise de la politique parlementaire) Louis-Adrien Le Paige, qui a pourtant contribué autant que tout autre à la péjoration de ladjectif «absolu» au cours du siècle. Or, je le rappelle : il faut au moins bien distinguer labsolutisme littéralement royal et labsolutisme étatique. Car tout le monde était à vrai dire assez « absolutiste » en matière dEtat au XVIIIe siècle. De la sorte, les colons anglais dAmérique, révoltés contre la Grande-Bretagne dans les années 1770, affrontaient en fait l«absolutisme» du gouvernent et du Roi en son Parlement.
Parutions : Comment sopère selon-vous le passage de la religion à lidéologie ? Comment est-on passé du tout religieux au tout politique ou idéologique ?
Dale K. Van Kley : Je crois que le XVIIIe siècle a vu la transition de révolutions politiques ou prétendue telles que justifiaient ou légitimaient une dimension religieuse à des révolutions fondées sur un idiome séculier ou «idéologique». Cette transition est visible par exemple non seulement dans le mouvement «patriote» contre le Chancelier Maupeou et son coup «despotique» constitutionnel de 1771 mais aussi dans des mouvements «patriotes» qui lui sont contemporains comme ceux de Grande Bretagne ou des colonies britanniques dAmérique du Nord, et plus tard en Belgique et aux Pays-Bas. Une observation analogue pourrait être faite de lautre côté de ces conflits dans la fonte du conservatisme du XIXe siècle. Ces mouvements constituent donc, de mon point de vue, un moment crucial sinon le premier pas vers la sécularisation des conflits politiques. Ceci dit, je mempresse dajouter que cette transition sinscrit dans une continuité, étant entendu que tout mouvement religieux a toujours produit des ferments didéologies et que les idéologies séculières modernes ont toujours fait de grands emprunts à la religion.
Parutions : Quentendez-vous par lexpression «théologie politique» à laquelle vous faites référence en fin douvrage ? Considérez-vous que votre ouvrage soit en grande partie une lecture politique du religieux avant dêtre une lecture religieuse du politique ?
Dale K. Van Kley : Par «théologie politique», je veux dire simplement quune théologie a toujours des implications ou des ramifications idéologiques, parce que je doute que les théologies aient jamais été exemptes de ce type de considérations. Jéprouve un grand intérêt à attiser les aspects politiques dun phénomène aussi lointain de notre XXIe siècle que la doctrine calviniste de lEucharistie par exemple. Je dois avouer que jagis de même, et non sans un certain plaisir, avec notre époque, par exemple dans le cas du fondamentalisme protestant et de la Droite radicale aux Etats-Unis de nos jours. Je ne suis pas certain de la modernité de ce phénomène parce que, jy reviens, je crois que la religion a toujours eu des implications politiques. Ce qui a peut-être changé et qui peut être considéré comme «moderne» est léventail élargi des possibilités conceptuelles du politique de nos jours ainsi que le passage vers un sens plus explicitement politique.
Est-ce que la «théologie politique» comme je la conçois est plutôt une lecture politique du religieux quune lecture religieuse du politique ? Jespère pour ma part que cette conception implique les deux sortes de lectures suivant les cas. Quand il sagit des textes de prime abord religieux, comme par exemple ceux de Calvin ou de Pascal, cette lecture est alors plutôt une lecture politique du religieux. Mais des quil sagit, comme dans les derniers chapitres du livre, de textes tels que ceux dAntraigues ou de Linguet, la lecture nécessaire est alors celle religieuse du politique, cest-à-dire une tentative de récupérer le religieux sous-jacent dans les textes apparemment séculiers. On ne saurait démontrer une quelconque transition de la religion à lidéologie comme je lai fait sans pratiquer ces deux lectures.
Parutions : En tant quintellectuel et universitaire américain, comment réagissez-vous à la politique actuelle de votre gouvernement ? Que pouvez-vous nous dire de lattitude des élites intellectuelles face à ces questions qui, vues de France, ne semblent pas susciter de grands débats dans votre pays ?
Dale K. Van Kley : La politique poursuivie par le gouvernement actuellement au pouvoir dans mon pays et des plus alarmantes, et représente à mon avis le pire des développements aux Etats-Unis, dont jai été personnellement témoin dans ma vie, y compris au regard de la dernière partie de lère de la guerre au Vietnam sous la présidence de Richard Nixon. Face à la guerre au Vietnam, il métait impossible de créditer mon gouvernement dhonorables intentions tournées en tragédie. Maintenant il mest personnellement impossible de justifier daucune manière la récente «conquête» de lIrak, que notre gouvernement avait projetée bien avant les événements prétendus justificateurs du 11 septembre 2001. Actuellement, tout ce qui reste en matière de «gauche» universitaire dans mon pays se trouve dans un état de déroute totale. Ce nest pas quil ny ait pas une vraie prise de conscience parmi ce que vous appelez les «élites intellectuelles» (le mot «intellectuel» porte une charge péjorative chez nous, aujourdhui plus que jamais) mais cest un milieu des plus démoralisés pour linstant.
Aussi ny a-t-il rien qui soit capable darrêter les forces armées qui sont entre temps devenues professionnelles et en partie mercenaires, comme il ny a rien ou si peu qui puisse faire face à la politique menée par le Parti Républicain. Celui-ci contrôle à lheure actuelle toutes les institutions du gouvernement. Et puis ce nest plus le même Parti Républicain, ayant perdu toute son aile «modérée» depuis les années 1960. Cest maintenant un parti effectivement contrôlé par les idéologues radicaux et point du tout conservateurs au sens générique de mot ; cest aussi un parti qui, ayant accaparé le discours «patriotique», a cessé dêtre capable de tolérer aucune opposition.
Il faut dire ces choses sans ambages. Ce qui sest passé lors des élections du mois de novembre 2000 était déjà une sorte de coup dEtat ou, au moins, un coup de la majorité républicaine de la Cour Suprême. Je pense aussi au «patriot act» à la suite de lattentat contre les tours jumelles de New York, qui fonctionne sur le modèle dun «Ermachtigungsgesetz» [référence au «décret durgence pour la protection du peuple et de lEtat», promulgué en mars 1933 en Allemagne à la suite de lincendie du Reichstag et supprimant les libertés promulguées par la constitution de Weimar]. Lanalogie est exagérée, jen conviens, car les événements justificateurs du 11 septembre se sont très réellement et malheureusement produits. Mais ils ont quand même donné à ladministration actuelle une légitimité quelle navait pas avant, et dont elle abuse afin de poursuive un agenda très radical qui na rien à voir avec la sécurité réelle du pays que ce soit à lintérieur ou à lextérieur.
Cet agenda consiste à faire marche arrière en matière de politique extérieure (voir le mépris de lONU) comme en politique intérieure en renouant avec lépoque du «Gilded Age» du XIXe siècle, cest-à-dire lépoque davant la mise en place des premières commissions régulatrices du marché par des reformes «progressistes» au tournant du siècle suivant. Lesprit de la politique extérieure du gouvernement peut se comprendre comme lancien esprit isolationniste du Parti Républicain, mais à lenvers en quelque sorte, transformé en belligérance envers le monde extérieur, étant donné quune vraie politique « isolationniste » nest plus possible à lheure actuelle sur une scène internationale véritablement mondialisée. Quant à la politique intérieure, le but lointain du gouvernement nest rien moins que de faire disparaître tout ce qui reste en matière despace public (y compris toutes les formes de sécurité sociale) et en même temps de renforcer son emprise sur tout ce qui est proprement privé, y compris le domaine des murs.
Pour ce faire, ladministration poursuit à dessein une politique fiscale désastreuse, propre à faire éclater le budget dans un assez proche avenir, avec une protection du budget militaire et le besoin de faire table rase de tout ce qui reste des années 1930 et 1960 concernant les programmes du New Deal et de la Great Society.
Le tout est présidé den haut par une religiosité et une politique religieuse visant à abattre le mur classique de séparation entre lEtat et les Eglises, tant célébré dans lanalyse de Tocqueville. Bien que combattue par presque toutes les Eglises du «mainstream», du côté protestant comme catholique, cette politique jouit du soutien certain dune alliance inédite entre fondamentalistes protestants, traditionalistes catholiques, et les élites libérales de la communauté juive, contre le libéralisme jugé «décadent» des années 1960 (incarné par le Président Bill Clinton). Forts de cette politique, les différents mythes fondateurs de la nation - la nation toute chrétienne, la nation des cow-boys individualistes - battent leur plein et effectuent même des synthèses inattendues entre eux. Or, je crois que si lon veut à tout prix que la nation soit etiquettée comme «chrétienne», ladministration actuelle aurait pu pratiquer une politque de «grâce» et de générosité en réponse aux attentats du 11 septembre, la «grâce» étant une notion spécifiquement chrétienne. Ils ont fait tout le contraire, avançant ainsi ironiquement vers la possibilité dune vraie guerre de religion.
Tout cela est alimenté den bas par une haine et des ressentiments apparemment inépuisables de la part de couches plutôt populaires mais blanches contre les «élites culturelles et universitaires», contre la relativisme moral des années 1960, contre les initiatives datant de ces années en faveur de certaines minorités ethniques, etc. Ces ressentiments sont aussi ceux des protestants du «Bible Belt» du Sud, qui se sentent déshérités dans leur propre pays par la sécularisation des institutions durant les années 1960 et 1970. Cest une haine constamment ventilées par les chaînes de radio de plus en plus concentrées dans les mains de quelques entreprises plus ou moins au service du gouvernement, comme dailleurs presque tous les médias américains. Tout cela pour dire que ce qui passe outre Atlantique me semble très inquiétant, plus même quon ne le pense communément du côté européen et quil est nécessaire dy regarder de plus près. Doù lappel que nous, Américains, pouvons faire à votre sollicitude sinon à vos prières.
Propos recueillis et retranscrits par Thomas Roman en juin 2003. ( Mis en ligne le 23/06/2003 ) Imprimer
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