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Histoire & Sciences sociales -> Entretiens |
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Le bonheur de regarder le passé pour comprendre le présent | | | Un entretien avec Jean-Pierre Rioux
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<b>Parutions.com : Vous êtes connu pour vos livres et vos multiples interventions dans les médias pour éclairer les lecteurs sur lhistoire contemporaine, la Guerre dAlgérie, et plus spécialement sur lhistoire culturelle. Pour autant, la première partie de votre parcours est consacrée dabord à lenseignement. Quels sont les facteurs qui vous ont attiré dans cette voie ?
Jean-Pierre Rioux : Jai hésité entre les lettres, la philosophie et lhistoire. Lactualité de la fin des années cinquante et du début des années soixante ma décidé à choisir lhistoire au moment où se développait le débat sur la torture en Algérie. Je nétais pas le seul dans ce cas. Face à la République délabrée, il fallait réagir. On ne fait jamais de lhistoire impunément ; sa transmission est essentielle. Il y a mille façons de le faire. Cest une sorte de magistère civique. Ma vocation est donc venue de lextérieur de la discipline. Ce qui nous choquait, cétaient ces professeurs de Sorbonne qui ne disposaient pas dune parole libre. Les parcours, les promotions, les carrières, on sen moquait. Parallèlement, je crois que je suis devenu historien parce que javais grandi aux côtés de laction catholique. Jai milité à lUNEF et au SGEN. Au tournant des années cinquante et soixante, nombre dhistoriens et de politologues étaient aux manettes syndicales. Je lisais beaucoup la revue Esprit sans laquelle je naurais sans doute pas persévéré dans la discipline historique.
Parutions.com : Vous nacceptiez donc la soumission aux institutions quavec méfiance?
Jean-Pierre Rioux : Disons quune fois professeur dhistoire en lycée à Chartres après lagrégation obtenue en 1964 -, on avait un rapport respectueux avec linstitution, mais ce nétait pas toujours facile.
Tout ce nous faisions en cours avait un lien avec nos préoccupations présentes. On travaillait sur les journaux avec les élèves. Jai fait en toute liberté une partie du programme de seconde en prenant en classe Le Médecin de campagne de Balzac. En 1964, quand jai commencé, la didactique nétait pas codifiée et on était libre.
Parutions.com : Ecriviez-vous déjà dans les années soixante ?
Jean-Pierre Rioux : Jai écrit des papiers dans la lignée dEsprit. Ernest Labrousse ma donné un sujet de thèse sur le Limousin au XIXe siècle, mais japprends qu'Alain Corbin a presque fini sur le même sujet
Javais commencé à lire des minutes notariales. Pour moi, la thèse séloigne assez vite. Dès la fin des années soixante, jécris pour la presse, des comptes rendus, notamment aux Nouvelles littéraires. Je militais au SGEN et jappartenais à un petit groupe, «Horizon 70». On sinterrogeait beaucoup sur la construction des cours. Puis, je deviens assistant à Nanterre, après avoir franchi Mai 68, alors que jétais professeur de lycée à Neuilly. Une fois enseignant à Nanterre, jai fait intellectuellement tout ce que je voulais faire. Il y avait des gens exceptionnels comme René Rémond, entouré de Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, Etienne Fouilloux, Jean-François Sirinelli, Jean-Noël Jeanneney
On soccupait des étudiants, mais la thèse nétait toujours pas sur le métier à tisser. Avec Olivier Duhamel, on a créé un département interdisciplinaire. On a créé lInstitut déducation permanente à Nanterre; cétait très passionnant. Des ouvriers, des postiers, une hôtesse de lair, des ingénieurs, les premiers informaticiens, qui voulaient progresser, venaient suivre des cours dhistoire. A titre privé, jai fait cours dans les écoles normales des ouvriers de la CFDT. Le premier qui a fait cela a été Jacques Julliard.
Au même moment, Michel Winock me passe la commande dun ouvrage pour les éditions du Seuil sur la révolution industrielle, en édition de poche, avec une bibliographie assez vaste. Jai beaucoup aimé ce travail. Puis, lon me confia une histoire de la IVe République toujours dans la même collection. Je ne pensais pas que les deux ouvrages seraient autant lus. Jai parallèlement recommencé un sujet de thèse sur la ligue des droits de lhomme, mais les sources étaient très indigentes.
Parutions.com : Comment a commencé «laventure» de lIHTP (Institut dHistoire du Temps Présent) au CNRS ? Pourquoi était-ce un tournant dans lapproche de lhistoire très contemporaine ? Quels ont été vos premiers travaux au sein de cette belle institution ?
Jean-Pierre Rioux : François Bédarida en fut le premier directeur. Jy suis arrivé avec des collègues que je connaissais de longue date. En 1979, F. Bédarida me dit quil veut lancer laventure de lIHTP. Pourquoi pas ? Partant du présent, on voulait voir quelles questions les historiens posaient, mais aussi quelles réponses ils apportaient. Le CNRS me laissait carte blanche. Pour moi, à lorigine, il sagissait de faire lhistoire de la présence du temps. Mais il y avait beaucoup à faire : gérer le Comité dhistoire de la Seconde Guerre au moment où Henri Michel achevait sa carrière universitaire. LIHTP a eu bien du mal à faire autre chose que cette histoire des années doccupation. Les enquêtes sessoufflaient et il était difficile de mobiliser les correspondants départementaux sur dautres sujets. On voulait lancer une histoire de la Résistance, une histoire à léchelle européenne. Mais on oubliait les Français dans tout cet ensemble. A y regarder de près, en étudiant les Français, on converge toujours vers lhistoire culturelle. Je tenais beaucoup à faire lhistoire la plus proche de nous ; jai lancé un travail sur Pierre Mendès-France, puis sur la guerre dAlgérie avec toujours à lesprit lidée de la présence du temps. Jai lancé un séminaire sur la mémoire, mais il nest peut-être pas allé assez loin.
Jai eu alors des responsabilités au Ministère de la Culture où jai créé avec Pascal Ory un comité dhistoire culturelle ; je donnais des conférences à Sciences Po et je commençais à animer un séminaire dhistoire culturelle, aidé bientôt par Jean-François Sirinelli.
A lIHTP, jai essayé de travailler sur les associations, mais cela a moins marché. Enfin, jai eu la charge du Bulletin de lIHTP.
Parutions.com : Dans votre parcours, on doit aussi noter que vous êtes lun des créateurs de la revue LHistoire. Comment est venue cette idée ? Et XXe Siècle ?
Jean-Pierre Rioux : En 1978, nous lançons à plusieurs le magazine mensuel LHistoire. Ce fut une aventure damitié. Il fallait faire «plancher» les universitaires pour le grand public. On souhaitait avec Michel Winock et Stéphane Khémis faire de la presse. Parallèlement, jécris des papiers pour Le Monde et je fais des émissions sur France Culture.
Je quitte aussi lIHTP, car on faisait trop dhistoire de la Seconde Guerre mondiale ; on nosait pas aller au-delà de la source publique, cest-à-dire au-delà des périodes pour lesquelles les ministères délivraient des autorisations de consultation des archives, conformément à la loi de 1979. Or, cest lépoque où il y avait la montée des récits de vie et de témoin. Cela ma beaucoup plu de travailler sur lhistoire orale.
En 1984, Vingtième Siècle. Revue dHistoire prend son envol. Cette revue, créée avec Michel Winock et François Bédarida, se voulait autonome ; il sagissait de faire une revue libre de toute institution et fondée sur le bénévolat. On voulait une revue écrite sur le temps présent.
Parutions.com : En vous lisant depuis des années, nous avons limpression que vous aimez les Français, en tout cas vous scrutez leur vie, leur mode de pensée et de faire. Comment expliquez-vous cet intérêt ? Est-ce cette volonté de toujours comprendre les Français qui vous conduit à travailler avec votre épouse à la rédaction de Au bonheur la France publié cette année ? Quel est votre fil rouge pour conduire la problématique de votre ouvrage ? Comment est née lidée de faire une histoire de la construction du bonheur par les Français ?
Jean-Pierre Rioux : Mon épouse Hélène en a eu lidée après en avoir discuté avec Anthony Rowley ; professeur de khâgne, elle a beaucoup réfléchi en construisant ses cours à ces interstices temporels entre les périodes de malheur du XXe siècle. Cet ouvrage, je lai écrit en reprenant les notes de mon épouse qui est décédée avant de finir son projet. Cest un livre intime et public. Aux notes de mon épouse, jai greffé nombre de paragraphes écrits par moi ici et là. Pourquoi ny aurait-il quune histoire du malheur ? Mon métier dinspecteur général de léducation nationale ma fait poser cette question assez souvent. Ny a-t-il pas continûment une histoire de lespérance ? Cela prend la forme dun essai sur la période que je connais le mieux. Il faudrait faire les trente années depuis la mort du général de Gaulle. Cest une histoire du mieux plutôt que du moins bien.
Parutions.com : Outre lenseignement et la recherche, on connaît votre goût pour lécriture. Comment envisagez-vous lécriture de lhistoire ? Comment vous est venue cette soif décrire des ouvrages, des dictionnaires et des manuels ? Et son enseignement dans le secondaire ? Dans les universités ?
Jean-Pierre Rioux : Trop denseignants en histoire désespèrent trop souvent les élèves et les étudiants. Il y a trop dhistoire de cause à effet. Quelque chose sest cassée à la fin du XIXe siècle quand les sciences et les techniques se sont mises à galoper. On a essayé dintégrer cette idée dans les programmes scolaires, mais cest très difficile à faire. La prolifération technique dessert sûrement le lien temporel entre le passé et le présent. Les historiens français actuels feraient bien de ne pas oublier létude du passé ou du présent le plus proche, car il est omniprésent et risque détouffer lhistoire comme discipline phare. Sil y a un avenir plausible, il est européen. Mais encore une fois, en France, on ne fait pas dhistoire européenne de la Révolution française ou du romantisme, etc.
Lhistoire est en mutation, en transition, car une bonne partie des hypothèses élaborées entre les années trente et quatre-vingts ont un peu épuisé leur force dexplication. On assiste à des recompositions en cours. Il y a trop dhistoriens qui sont «dans le rail» des institutions avec un certain manque dambitions. La dictature du présent risque de tout emporter en histoire et cela est une manifestation de lâge médiatique. Le présent est en première ligne, alors quil était jusqualors inscrit dans une continuité progressiste où la durée était toujours une dialectique passé/futur. Or, les historiens nen parlent pas assez, car beaucoup ne croient pas que lhistoire va jusquà nos jours.
Entretien mené et retranscrit par Eric Alary en juin 2004 ( Mis en ligne le 08/07/2004 ) Imprimer
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