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Entretien avec Jacques Rancière | | | Entretien avec Jacques Rancière
Jacques Rancière, Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, 10/18 (Fait et Cause), septembre 2004, 234p., 7.30, 11x18 cm, ISBN : 2-264-04017-3.
Entretien effectué initalement pour la revue Nouveaux Regards, revue trimestrielle de l'Institut de la FSU (Fédération Syndicale Unitaire). Elle est vendue au numéro (6 , frais de port compris) ou par abonnement : 22 pour 4 numéros (franco de port) ou 40 (franco de port) pour 8 numéros.
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Parutions.com : Comment avez-vous rencontré Jacotot ? Quelles réactions a suscité la parution de louvrage en 1987 ?
Jacques Rancière : Dans les années 1970, je travaillais sur lémancipation ouvrière au XIXe siècle. Le nom de Jacotot apparaissait dans les textes que jétudiais. Des ouvriers envoyaient leurs enfants chez Jacotot, certains dentre eux devenaient eux-mêmes des professeurs jacotistes improvisés. Ma réflexion sest alors orientée sur le lien entre lidée démancipation ouvrière et lémancipation intellectuelle dont il était lapôtre. Ses textes navaient pas été réédités depuis les années 1840. Il me fallait faire passer dans notre présent lactualité intempestive quil avait eu dans un contexte intellectuel et politique très éloigné. Jai donc écrit comme un disciple intemporel de Jacotot qui aurait fait le chemin des années 1830 aux années 1980.
A sa sortie, Le Maître ignorant a été lu mais pas forcément par des enseignants sintéressant à la question de la pédagogie. A lépoque le discours était polarisé entre dun côté Bourdieu, la sociologie de léducation, la transformation de lécole à partir des conditions sociales, et de lautre côté Milner, lenseignement républicain et légalité par la diffusion des savoirs. Le livre a été écrit pour sortir de cette configuration ; cest ce qui précisément a fait quil na pas été reçu par ce public. Les lecteurs semblent avoir été avant tout des personnes tourmentées par la question de légalité intellectuelle. Il na pas généré véritablement de débats, mais plutôt des réflexions dans des lieux extrêmement différents, notamment chez les artistes. Mais la traduction portugaise est malgré tout arrivée dans les mains déducateurs dans les favelas du Brésil. Le style de Jacotot - et peut-être le mien - expliquent aussi cette réception : cest un ouvrage qui sadresse à des individus, non aux acteurs institutionnalisés dun «débat de société».
Parutions.com : En quoi consiste lexpérience de Jacotot ?
Jacques Rancière : Jacotot est en 1818 un professeur français émigré aux Pays-Bas. Ses étudiants hollandais veulent apprendre le français, mais lui ne connaît pas le hollandais. Il ne dispose que d'une version bilingue du Télémaque de Fénelon et se résout à leur demander d'apprendre le français en s'aidant de la traduction. Au bout d'un certain temps, il leur demande de raconter en français ce qu'ils pensent de ce qu'ils ont lu. Il s'attend à une catastrophe. Or, il est très surpris par la qualité de leurs travaux et tire de lexpérience deux leçons essentielles. La première est celle de la dissociation entre la volonté du maître et lexercice de lintelligence de lélève. Si ces étudiants hollandais ont compris le fonctionnement des phrases françaises uniquement en lisant des phrases françaises, cela signifie qu'ils n'ont pas eu besoin des explications du maître pour comprendre quelque chose. Légalité des intelligences veut dabord dire ceci : il y a une autonomie absolument irréductible du travail dune intelligence que lon peut mettre en évidence par cette expérience de hasard qui a séparé complètement lexercice du maître de lexercice de lélève. Lidéologie pédagogique normale est de croire que lélève apprend ce que le maître lui enseigne. Lexpérience de Jacotot permet, elle, de penser que le processus dapprentissage nest pas un processus de remplacement de lignorance de lélève par le savoir du maître, mais de développement du savoir de lélève lui-même. Il y a dabord un travail autonome de lintelligence, et ce travail va de savoir à savoir et non dignorance à savoir. Légalité des intelligences quil professera à partir de là veut dabord dire ceci : pour que lapprentissage soit possible, il faut que lintelligence employée par lélève soit la même que celle du maître, la même que celle de Fénelon, du traducteur, du typographe, etc.
La deuxième leçon est que lon peut partir de nimporte où. La règle pédagogique normale veut que lon parte du «commencement». Elle suppose quil y a deux sortes dintelligence : celle des ignorants, qui va au hasard, par rapprochement et chance, et celle du maître et des savants qui procède méthodiquement, du plus simple au plus complexe. Cela suppose lécart dun langage à un métalangage : il faut traduire les mots de lécrivain dans un autre langage pour que lélève arrive à les maîtriser. A linverse, Jacotot pose quil ny a pas de différence entre des types dintelligences. Tous les actes intellectuels sopèrent de la même façon. Et nimporte quelle intelligence est capable deffectuer le trajet à partir dun point quelconque.
L'expérience de Jacotot vérifie donc deux principes : là où on localise lignorance, il y a toujours déjà en fait un savoir, et cest la même intelligence qui est à luvre dans tous les apprentissages intellectuels. Jacotot entrait ainsi en rupture avec le mouvement général de son temps. Sa découverte de l«Emancipation intellectuelle» survient après 1815, au moment où lon se préoccupe de réordonner la société après le grand choc révolutionnaire. On cherche à promouvoir un progrès ordonné basé sur une hiérarchie des formes déducation afin dorganiser une société moderne pacifiée. Cest là la grande idée du moment. Passé lâge critique, on entre dans lâge organique. La cohésion de la société moderne impose que les inégalités soient un peu réduites, quexiste un minimum de communauté entre ceux qui sont au sommet de la hiérarchie et ceux qui sont en bas. Cest léducation qui est supposée mettre chacun à sa place tout en assurant un minimum de partage des savoirs et des valeurs. Les gens du peuple doivent avoir quelques bases pour progresser dans leur métier et participer aux valeurs communes de la société. En 1833, la loi Guizot sur linstruction primaire est le premier jalon de ce processus soutenu par une intense littérature. Dans ce contexte, Jacotot intervient absolument à contre-courant. Selon lui, tout cela nest quune machine dabrutissement : la loi du progrès et léducation progressiste sont précisément le contraire de lémancipation intellectuelle.
Parutions.com : Jacotot pose-t-il un antagonisme entre la formation d'un sujet autonome et celle d'un citoyen ?
Jacques Rancière : Il noppose pas le sujet au citoyen, mais une méthode de légalité à une méthode de linégalité. Lidée de la «réduction des inégalités» commence à simposer à son époque. Elle conduit à établir une homologie entre le modèle pédagogique et le modèle social. Or pour Jacotot, lidée que lon va élever le peuple par léducation implique un processus déternisation de linégalité. Si lon pense que légalité adviendra comme le résultat des efforts pour réduire les inégalités, les «réducteurs» dinégalité maintiendront toujours leur privilège sous couvert de le supprimer. Il faut partir de légalité de fait qui est nécessaire pour que le rapport inégalitaire lui-même fonctionne : il faut déjà que lélève comprenne les mots du maître pour que celui-ci puisse lui enseigner. Dans lintrication des deux relations égalitaire et inégalitaire la question est de savoir laquelle sert de principe : le rapport de lignorant au savant ou celui de deux intelligences qui veulent se comprendre. Si cest le rapport inégalitaire qui commande au rapport égalitaire, il se reproduira éternellement. Lémancipation implique, elle, de partir de lidée de la capacité de nimporte qui. Peu importe ce quil apprend, lessentiel est la révélation de cette capacité à elle-même. Le reste dépend de lui. Cette idée soppose de front à lidéologie progressiste.
Parutions.com : Cette méthode ne vise pas lémancipation sociale et pourtant Jacotot lappelle «méthode des pauvres»
Jacques Rancière : Cest la méthode de ceux à qui on a dénié non seulement les moyens mais surtout les capacités de savoir. Mais elle noppose pas lindividu à la société. Elle renverse le sens du «connais-toi toi-même» qui lie lun à lautre. Le vieil adage grec signifie en fait «reste à ta place». Le «connais-toi toi-même» de Jacotot, signifie, lui : connais-toi non comme un inférieur ni un supérieur, mais comme un être égal à nimporte quel autre. Ce qui soppose, ce sont donc deux types de communauté. Soit on part de lidée que la société est fondée sur un certain ordre où chacun est à sa place, où les inégalités sont rationalisées en différences des places et des fonctions. Soit on part dune société, certes virtuelle, mais impliquée dans chaque acte de parole, où nimporte qui peut ce que peut nimporte qui. Cest alors ladresse dun individu à un autre qui compte et non la capacité quun individu a de donner ou de recevoir du savoir.
Jacotot pense que la rationalité sociale est une rationalité hiérarchique. Un système dinstruction publique ne peut être quun instrument de cette hiérarchie. Un système déducation est toujours une manière de rationaliser un ordre social. Aujourdhui encore, toute réforme de léducation est une réforme de la manière dont lordre social se représente sa propre rationalité. Il sagit de faire jouer au sein même de la société régie par cet ordre inégalitaire une autre communauté entre individus. Cette communauté nest pas utopique, mais plutôt implicite, présupposée. Pour que linégalité fonctionne, il faut que linférieur comprenne le supérieur, il faut donc quil y ait déjà de légalité. Par conséquent, on peut toujours actualiser dans les relations sociales cette égalité sous-jacente. Jacotot nest pas un utopiste, il ne promet rien. Il ne considère pas quil puisse exister un système social fonctionnant mieux quun autre. Pour lui, le système social est une sorte de mécanique, à limage de lattraction terrestre, quil est vain de vouloir transformer, améliorer. Il dit simplement que chacun a deux manières denvisager son rapport aux autres et au savoir. Ce qui revient à affirmer la possibilité dune communauté dhommes égaux à lintérieur dune société inégale. Cest cela sa position provocatrice.
Parutions.com : Quel est alors l'objectif de la "méthode Jacotot" ?
Jacques Rancière : Ce nest pas une méthode denseignement. Il na jamais fait de programme d'instruction, même sil a enseigné plusieurs disciplines. Il n'a jamais voulu se transformer en chef dinstitution scolaire. Pour lui, limportant nest pas détablir un programme scolaire mais de mettre une intelligence en possession de son propre pouvoir.
On peut partir du Télémaque, dun texte de prière, etc., mais le principe consiste en une méthode, si méthode il y a, dexhaustion. On est devant un livre, un texte, comme devant une chose étrangère que lon peut et doit entièrement sapproprier. Doù la référence à la méthode par laquelle lenfant sapproprie sa langue maternelle ; en procédant par association de ce quil sait à ce quil ignore, sans recourir à des explications.
Son idée est orientée vers une fin unique : la révélation dune capacité intellectuelle. Son enseignement ne vise pas l'apprentissage dune discipline quelle quelle soit. Doù une méthode qui sarrête sur chaque lettre, chaque mot, chaque phrase, chaque idée. Si on possède bien vingt ou cinquante pages dun livre quelconque, et si l'on peut en rendre compte avec ses expressions elles-mêmes, on est capable de nimporte quel autre apprentissage. Cest un défi, une provocation, mais aussi quelque chose quon vérifie tout le temps. On sest formé essentiellement à partir des choses que lon a déchiffrées soi-même, difficilement, laborieusement. La méthode cest celle de laventure. Il faut trouver le chemin. Ce nest pas la «méthode active», où le maître organise le parcours dobstacles. Il sagit de mettre la personne en situation de se servir de sa propre intelligence, non pour arriver au but mais pour se frayer un chemin.
Parutions.com : En ce sens, l'utilisation du Télémaque, récit de voyage, est un heureux hasard.
Jacques Rancière : Oui, mais notons quau voyage programmé se substitue un voyage aléatoire.
Parutions.com : Pour Jacotot, apprendre, c'est avant tout traduire.
Jacques Rancière : Cest lidée quil ny a pas de niveaux où lon passerait dune langue à une métalangue. Lappropriation dun savoir est toujours un mécanisme de traduction. La traduction renvoie à lidée dégalité puisquelle fait correspondre une aventure intellectuelle à une autre aventure intellectuelle.
Parutions.com : Mais comment susciter le désir d'une telle aventure, y compris pour une institution scolaire ?
Jacques Rancière : Ce problème pour Jacotot ne se pose pas sous la forme habituelle : comment motiver celui qui nest pas motivé ; comment lenfant, lignorant va-t-il apprendre quand il nen voit pas lintérêt ? Jacotot va au cur même de cette expression : «ne pas en voir lintérêt». Ce qui est en jeu ce nest pas tant une paresse ou une réticence, mais une structuration symbolique du monde. Parce qu'au fond qu'est-ce que c'est que vouloir ? Cest se reconnaître membre dun certain type de communauté. Et ce qui fait obstacle au désir dapprendre cest le sentiment quon na pas besoin dapprendre, que le savoir que lon possède est en réalité supérieur à celui quon nous propose. L«ignorant» qui dit : «cest trop compliqué pour moi», dit que ce savoir est inutile, et que seul compte pour lui la conduite pratique des affaires.
La paresse est en réalité une vision du monde. Ce que je ne comprends pas, cest ce dont je nai pas besoin. "Je ne comprends pas" n'est pas seulement une antiphrase, cela laisse entendre : j'ai assez de savoir de ce qui est réellement important pour ne pas m'occuper de ces futilités.
Jacotot propose une méthode pour ceux chez qui il est considéré comme normal de ne pas accéder au désir même de savoir. S'il ne nie pas le poids des inégalités sociales, il considère que reconnaître ce poids ne change rien au problème. Sa question est : comment faire que celui qui dit «je ne suis pas capable», se mette à dire «je suis capable». Poser la question des poids sociaux dans l'éducation cest y mêler un autre problème : comment faire de lécole un certain modèle de sociabilité ? Linstitution scolaire lie le problème des capacités à un autre problème, celui du fonctionnement de la société scolaire dans son rapport à la société qui la produite et quelle produit. Jacotot, lui, considère que ce qui relève du social relève de linégalité. Autrement dit, ce qui relève de légalité ne relève pas de linstitution sociale. Linstitution sociale poursuivra toujours un autre but que dactualiser légalité. Jacotot se place dans une provocation radicale par rapport à toute institution scolaire. Cest ce qui fait notre distance par rapport à lui.
Il ne sagit donc pas de savoir ce que Jacotot peut apporter au système déducation : la réponse est : rien ! Il sagit de savoir ce que, en tant quacteurs du système déducation, on peut retirer de sa pensée. Tout se joue sous la forme pratique du rapport que nous avons avec ceux qui sont en face de nous. Légalité se joue dans un rapport effectif entre des individus. Or, ce rapport est toujours décalé par rapport à toute programmation sociale, par rapport à tout système. Cela relève plus de la décision individuelle : partir de linégalité ou de légalité.
Cest là bien sûr la singularité inassimilable de Jacotot. Ce qui lintéresse, cest ce qui est investi dans lacte éducatif et non comment faire fonctionner un système déducation.
Parutions.com : Jacotot s'intéresse donc aux murs, aux principes qui fondent les relations entre les individus, entre le maître et ses élèves
Jacques Rancière : Je ne parlerai pas de murs, mais dattitude. Il faut pouvoir se dissocier de ce quon fait. La logique du système déducation est toujours dintroduire une convergence des raisons. Elle veut ramener à une seule et même logique lacte du savant qui sait, de lenseignant qui enseigne et du citoyen qui uvre pour légalité. Le réformisme sociologique ou la théorie «républicaine» restent prisonniers de cette logique de convergence entre lacte qui transmet le savoir et lacte qui établit un certain type de société. Mais il ny a aucun lien nécessaire entre la transmission dun savoir de type universel et létablissement dune relation égalitaire. Et proposer à des étudiants une aventure intellectuelle na rien à voir avec la formation des citoyens. Légalité vient toujours en surplus de la nature du savoir et de toute finalité sociale, comme une présupposition à actualiser. Pour préserver sa radicalité et son actualité, il faut apprendre à séparer les fonctions. Un acte pédagogique émancipateur est un acte qui tient compte dune séparation absolue entre ce que fait le maître et ce que fait lélève, qui prend conscience que lon a affaire à deux êtres intellectuels entièrement séparés. Tout système agrège et le paradoxe jacotiste est de desserrer, d'isoler pour faire un autre type de communauté. Jacotot nous amène à penser quil faut être plusieurs personnages au sein dune même fonction. Le but de légalité ne se confond jamais avec le but de la science ou celui de la société.
Jacotot a écrit à une période où le système éducatif se mettait en place. Et il opposait terme à terme lémancipation intellectuelle à ce système. Jécris dans un contexte fort différent puisquun système dinstruction publique gigantesque existe et que nous ne pouvons plus penser en dehors. Mais on peut pourtant maintenir la radicalité de sa position en mettant lopposition à lintérieur même de notre pratique. On peut toujours pratiquer légalité au sein du système en y occupant différemment sa place, en dissociant la logique de lacte égalitaire de celle de linstitution sociale.
Parutions.com : Les mouvements déducation populaire participent-ils selon vous d'un effort d'émancipation ?
Jacques Rancière : Ils le font sils mettent au «poste de commandement» lexigence du travail par lequel nimporte qui peut entrer en possession de ses propres capacités, pas sils se présentent comme étant les bons lieux, comme quand on opposait la libre philosophie «vivante» des cafés-philo à la philosophie «universitaire». Aucune institution nest en elle-même émancipatrice. La question est de savoir si lon y part de lexigence égalitaire et du travail interminable de son actualisation ou de la concurrence des institutions. Ce qui est positif dans ces mouvements positifs, cest de multiplier pour des individus la possibilité de révéler leurs propres capacités. Donc il ne faut pas raisonner en termes dinstitution. Lessentiel est daider les gens à basculer dun état dincapacité reconnue à un état dégalité où on se considère capable de tout parce quon considère aussi les autres comme capables de tout.
Propos recueillis par Anne Lamalle et Guy Dreux pour la revue © Nouveaux Regards. ( Mis en ligne le 05/05/2005 ) Imprimer | | |
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