| Antony Beevor D-Day et la bataille de Normandie Le Livre de Poche 2010 / 8.50 € - 55.68 ffr. / 862 pages ISBN : 978-2-253-13330-8 FORMAT : 11cm x 18cm
Première publication française en mai 2009 (Calmann-Lévy)
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Le 6 juin 1944
La plus grande opération amphibie de lHistoire, le débarquement le plus risqué, le plus audacieux qui soit : même rejoué en 1956 par les troupes françaises et anglaises lors de lopération de Suez, il ne ressemble que de loin à loriginal, devenu une fresque cinématographique maintes fois déclinée, non sans fiction et héroïsation à outrance. Le regard des historiens sur cette affaire aura longtemps oscillé entre le pointillisme érudit, la fresque impressionniste et la mise en scène de la mémoire : la Libération, qui commence le 6 juin, ne se laisse pas plus facilement aborder quune plage normande en juin 1944. Débrouiller lécheveau darchives, de récits, danalyses historiennes
pour en tirer une synthèse articulée et vériste est, en soi, une gageure. Cest à cette campagne historiographique ambitieuse que sest attelé un connaisseur, lhistorien britannique Anthony Beevor.
Spécialiste renommé de la Seconde Guerre mondiale, auteur de best-sellers comme Stalingrad et La Chute de Berlin, éditeur des carnets de guerre de Vassili Grossman, Anthony Beevor se place au confluent de lhistoire narrative, du journalisme historique de haute tenue et de lérudition : une posture bienvenue qui donne à ses ouvrages un relief et une densité particulière, quelque chose comme une expérience de lecture qui vous plonge au cur de la bataille tout en éclairant les structures et les grandes lignes. Du talent en somme, et appliqué à un point précis (en loccurrence le débarquement de 1944), ce talent se manifeste par un ouvrage très réussi, à laune des précédents. Voici donc «le» Beevor sur le Débarquement, attendu par les amateurs comme par les spécialistes.
Un ouvrage qui débute en juin 1944. Beevor sintéresse peu à la conception de lopération, aux tractations comme aux enjeux divers de laffaire : le premier chapitre, tout en suivant selon le style qui a fait le succès de lauteur divers acteurs, sintéresse essentiellement à la météo, et aux possibilités de débarquer. Et rapidement, on plonge dans des archives (américaines, anglaises allemandes), on embarque, tant dans les navires et barges de débarquement que dans les transports aériens
objectif Normandie. Des parachutages, des premières opérations préalables au Débarquement puis du Débarquement lui-même, on nignore rien, car lauteur passe en revue chaque site, sattachant à éclairer la situation et la spécificité de telle ou telle opération. Les Allemands ne sont pas oubliés dans laffaire, et, Fortitude ou pas, la réaction est quand même rude. Il y a sur place des unités solides, comme les régiments Waffen SS, du matériel de qualité, notamment les chars
La Normandie na rien dune victoire annoncée et les combats sont serrés, éprouvants, incertains. Au milieu de la bataille, A. Beevor sattache également à mettre en lumière la situation des Français, occupés et inquiets dun échec qui les toucherait forcément, comme lors du débarquement raté de Dieppe, en 1942. Bref, un kaléidoscope de situations brassées avec talent.
Et cest là le grand attrait de louvrage : tirer de cette masse de souvenirs, de témoignages et darchives un tableau structuré et réaliste. Comme dans ses autres ouvrages, Beevor arpente le champ de bataille, cause avec les officiers et les soldats, dun bord comme de lautre. Le résultat est parfois iconoclaste : loin du Jour le plus long et de sa mécanique (trop) bien huilée, on croise des hommes terrifiés autant que des foudres de guerre, on comprend les gaffes, les erreurs de commandement ou de tactique, les hasards et les chances dune opération qui aurait pu mal tourner, la férocité des uns et des autres saffiche (et tient la comparaison avec le front de lEst en termes de morts au combat, entre 2000 et 2500 morts par jours). Lhabileté de A. Beevor est de savoir illustrer, par des anecdotes, les attitudes diverses, les figures du combattant, sans omettre les traumas.
Bien évidemment, cet ouvrage massif fait voler quelques idées reçues, héritées du cinéma et de la «geste» héroïque. Sur la violence des combats et le nombre de morts. Sur le tribut payé par la Normandie, largement écrasée sous les bombes (et, du reste, sur le rôle majeur de laviation dans cette campagne indécise). Sur la manière dont lAmérique se représente laffaire (ce nest quaprès le Débarquement proprement dit que de Gaulle parvient à obtenir du commandement la garantie que la France ne sera pas occupée militairement par les Alliés, et que linvasion selon le lexique américain est bien un débarquement et une libération selon le lexique français). Sur la résistance et, plus largement, les civils coincés entre deux camps, avec des attitudes parfois ambivalentes (les Alliés perçus comme dautres envahisseurs), significative de cet accommodement théorisé par P. Burrin. Une relecture salutaire dun épisode qui rappelle que la «puissance» américaine et alliée, fondée sur la logistique, nest pas encore une hyperpuissance, et que la Normandie ne fut pas plus riante quIwo Jima ou Stalingrad. Le deuxième front européen tant voulu par Staline se mérite.
Il y a quelques temps, Olivier Wieviorka publiait une Histoire du Débarquement remarquée. Cet ouvrage la remet-il en cause ? A lévidence, loin de se heurter, les deux ouvrage se complètent, illustrant deux traditions historiographiques importantes, quoique différentes : une tradition anglaise, marquée par la figure tutélaire dun John Keegan, attentive au récit intimiste, au souvenir, au témoignage, et qui parcourt le champ de bataille dans tous les sens (hiérarchique, géographique, chronologique, technologique
) ; et face à cela, une tradition française plus sobre, intéressée par la conception («lidole des origines», dirait F. Simiand), ainsi que par les dimensions autres politiques, économiques, culturelles de lopération. Tactique et stratégie en somme ? En parallèle, les deux ouvrages offrent de cette campagne, et de son inscription dans la guerre, un tableau dense et large, irremplaçable. Le Beevor de lannée tient ses promesses.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 29/06/2010 ) Imprimer
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