| François Kersaudy Hermann Goering - Le deuxième homme du IIIe Reich Perrin - Tempus 2009 / 11 € - 72.05 ffr. / 955 pages ISBN : 978-2-262-04180-9 FORMAT : 11,0 cm × 18,0 cm
Première publication en novembre 2009 (Perrin)
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Parlant de Mussolini, le professeur Renzo de Felice son biographe le plus connu estimait dans une boutade que dici quelques siècles, celui-ci serait comptabilisé dans un dictionnaire comme étant «un personnage créé par R. de Felice»
Serait-ce là le destin singulier de ces personnages historiques : si largement analysés, examinés, déconstruits quil en finiront par devenir des personnages littéraires ? En loccurrence, ce nest pas le cas de Hermann Goering, personnage pourtant clef de lhistoire du troisième Reich, mais qui, comme la plupart des hiérarques, disparaît dans lombre portée de Hitler
Un personnage essentiel pour comprendre la mécanique nazie et cest tout lintérêt de cette grande biographie de François Kersaudy, professeur en Sorbonne et auteur, entre autres, dune remarquable biographie de W. Churchill, dattirer lattention sur le successeur proclamé dHitler, qui fait toutefois souvent office de second rôle dans lhistoriographie du XXe siècle.
Hermann Goering, héros chevaleresque ? Cest ainsi quil se perçoit et, dans une certaine mesure, quil débute dans la vie : lhistoire dun jeune garçon aussi doué quaudacieux, fils dun soldat devenu alcoolique, et parrainé par un nobliau séduisant. Entré dans larmée, le jeune Hermann se signale durant la Première Guerre mondiale par une conduite héroïque comme pilote de chasse, jusquà prendre la tête du cirque van Richthofen
et donc succéder au baron rouge lui-même ! Multi-décoré, romantique en diable, il continue sa carrière de héros de guerre et de séducteur en Suède, où il tombe amoureux dune comtesse locale, Carin, quil séduit et finit par épouser
Jusquau chapitre IV, Goering est un personnage un peu hâbleur, mais sympathique. La rencontre avec Hitler, dans le chaudron politique du Munich daprès guerre, va définitivement le faire basculer dans le «sombre XXe siècle». Le charisme hitlérien produit chez ce révolutionnaire sans doctrine le même effet que pour la plupart de ses contemporains, et Goering ainsi que son épouse deviennent des piliers du jeune DAP. De fait, il est de tous les coups, comme une version rajeunie du général Ludendorff. Blessé à Munich lors du putsch, il ne sera toutefois pas emprisonné avec son nouveau mentor, mais connaît lui aussi une traversée de lenfer (drogue et hôpital psychiatrique) qui lécarte un temps de la cour hitlérienne.
Le retour de Goering en Allemagne comme en Hitlérie se fait au rythme du décollage de laviation civile : doté dune intelligence commerciale plutôt que politique, Goering simpose par son entregent et devient rapidement une figure du monde des affaires et de laéronautique, prélude à un retour en cour au sein du NSDAP. Passant sans difficultés du big business à la politique, la carrière de lex proscrit est lancée, au rythme des succès du parti nazi. Président du Reichstag, «hyperministre», grand veneur et maître des forêts, il est lun des piliers de la conquête politique de Hitler. A côté de cela, lhomme reste une sorte de marginal au sein du NSDAP : comme le constate un journaliste, il est «le meilleur homme parmi les nazis», mi-chemise noire, mi smoking
un cas despèce ! Les chancelleries, abusées par le côté charmeur du personnage, voient en lui un «modéré», un type inédit de nazi raisonnable, accessible à la transaction ? Sa médiation désespérée, dans la crise de 1939, en témoigne, et à cet égard, F. Kersaudy sait éclairer les ambiguïtés de cet hitlérien fanatique, qui, certes, nest pas exempt de lucidité, mais qui ne saurait penser contre son «führer». Lambivalence faite homme ; ses interlocuteurs finissent par se méfier du personnage, parfois fantasque.
De plus, le pouvoir attirant le pouvoir, Goering se retrouve imbriqué dans la logique courtisane qui alimente la dynamique nazie, dautant que, très sensible aux honneurs, charges, médailles, titres et colifichets, lhomme se laisse facilement corrompre. Sa gestion du pouvoir est autant guidée par cette vanité dévorante que par sa rivalité avec les Himmler, Röhm, Goebbels... La grande question que pose demblée F. Kersaudy, cest de savoir comment ce révolutionnaire, qui jusque dans les années 30 - joue à la politique plutôt quil ne la pratique, arrivé au pouvoir, devient un criminel ? Quelle fascination exerce Hitler sur un Goering plutôt pragmatique, à la psychologie ambivalente, pour lengager dans le crime politique (à cet égard, le récit de la Nuit des Longs couteaux dévoile toute la sauvagerie presque puérile du personnage) et dans la décision irrationnelle ? Une question que cet ouvrage, très sensible à la dimension psychologique de la biographie, éclaire.
La carrière de Goering est donc celle dun animal politique
mais un animal de compagnie. Passés les premiers crimes, les premières bassesses, les premières trahisons, lhomme surnage dans le marigot de la cour hitlérienne, accumule les honneurs, convoite pouvoirs et prébendes, construit ses réseaux, place ses hommes : un nazi à la mode de Saint-Simon. Avec une démesure dans tous les appétits : politiques (il cumule les fonctions et les responsabilités à lAir, à lEconomie, tout en tâtant de la diplomatie
sans disposer des compétences adéquates
et donc passe maître dans lart de la délégation jalouse cf. son conflit avec son secrétaire dEtat à lAir, Milch), architecturaux, artistiques, culinaires, vestimentaires
Une intelligence manuvrière incontestable au service dun ego démesuré et dune fascination infantilisante pour Hitler. Et jouisseur avec cela, esthète : Goebbels voit en lui une sorte dantithèse, quand ses interlocuteurs notent le contraste entre la silhouette lourde et lénergie permanente. Toutefois, la guerre et ses responsabilités (qui finissent par lasser un Goering désabusé), la défaite et le procès final vont assécher cet ogre et dévoiler ses limites.
En effet, Goering nest ni Rathenau, ni Luddendorff : en charge de la planification économique de la guerre, comme de la stratégie aérienne, il savère plus activiste que compétent (ainsi lévacuation de la poche de Dunkerque est en partie le résultat dun mauvais calcul de sa part, de même que linvasion risquée de la Crète) et quand bien même il est parfois lucide (notamment dans la campagne russe) -, il nose sopposer aux lubies de son maître. Vue sous cet angle, la bataille dAngleterre devient un conflit entre fantasmes et réalités, avec, en toile de fond, un État nazi au fonctionnement institutionnel chaotique, une cacophonie administrative où les conflits de compétence (et dincompétence) prospèrent. A partir de lexemple de la Luftwaffe en guerre, on décèle les incohérences du pouvoir, les limites des chefs (le cas du général Ernst Udet est éclairant) et le poids réel de la bureaucratie. A cet égard, cette biographie vient sajouter à lépais dossier consacré au fonctionnement de lÉtat nazi et à son naufrage final.
Dans cette biographie très réussie, François Kersaudy réussit demblée un tour de force : transformer le récit très détaillé de la carrière de Goering en un véritable roman au bon sens du terme (il faut avouer que le personnage sy prête), en évitant quelques pièges posés par Goering lui-même, qui ne craignait pas dembellir la réalité (inventant des épisodes de guerre, ou des rencontres avec Mussolini dès 1924
). Par ailleurs, il nest pas tombé dans lécueil attendu qui consistait à faire, plutôt quune biographie de Goering, une nouvelle histoire du IIIe Reich : si les rapports entre Goering et Hitler sont bien développés, si les relations entre les hiérarques du parti sont largement mises en perspective, si les divers épisodes de la période sont relatés avec un luxe de détails, le personnage majeur reste Goering, dont la trajectoire structure louvrage (jusquau choix des titres, très «aérien»). Second «personnage» de ce riche ouvrage, la Luftwaffe (qui passe en première ligne à partir de 1941, tandis que Goering frise la disgrâce) est également scrutée à la loupe, dans une évocation très stimulante de la stratégie du Reich (grandeur et décadence de la Blitzkrieg). Le récit de la campagne dURSS est, à cet égard, tout simplement passionnant, et éclairant.
Sappuyant sur la masse de témoignages et détudes au sujet du IIIe Reich, plongeant lui-même dans les archives (allemandes, mais aussi anglaises, suédoises, américaines
), F. Kersaudy livre donc une biographie décisive, au style à la fois enlevé (à suivre, pas après pas, les péripéties de quelques épisodes connus, comme le putsch de la brasserie, la Nuit des Longs couteaux ou la crise de 1938, on peut saisir la tension du moment) et précis. Lappareil de notes et les nombreuses annexes complètent une information déjà riche.
A cet égard, louvrage, passionnant, bien écrit, sadresse tant à un public dhistoriens quaux amateurs dhistoire du nazisme et de la guerre.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 19/03/2013 ) Imprimer
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