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Histoire & Sciences sociales -> Poches |
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Le deuil éclatant du bonheur | | | Monique Cottret Bernard Cottret Jean-Jacques Rousseau en son temps Perrin - Tempus 2011 / 12 € - 78.6 ffr. / 784 pages ISBN : 978-2-262-03742-0 FORMAT : 11cm x 18cm
Première publication en mars 2005 (Perrin)
L'auteur du compte rendu : historien des idées politiques, Thierry Leterre est professeur de science politique à l'université de Versailles-St-Quentin, après avoir été longtemps en poste à Sciences-Po Paris, où il demeure associé au CEVIPOF. Spécialiste du philosophe Alain, il consacre ses travaux au libéralisme ainsi qu'aux réseaux informatiques. Imprimer
En offrant au public la biographie dun des plus étonnants phénomènes littéraires et philosophiques que lon connaisse, Monique et Bernard Cottret sattelaient à une tâche considérable et risquée : Rousseau, cest à la fois un grand écrivain, un philosophe qui écrase son siècle et les suivants, mais aussi le parcours étonnant dun petit jeune homme de Genève en route vers la gloire et la postérité dans un temps où les ordres étaient figés, et où ils ne craquaient que pour laisser filtrer dans leurs interstices la montée en puissance dune bourgeoisie à laquelle il nappartenait pas. Une vie, une plume, un destin
Le pari est dautant plus difficile que Rousseau cest aussi lun des inventeurs dun genre autobiographique qui la conduit à laisser sur lui et son existence de multiples perspectives : la tentation est grande de se laisser aller à annoter une biographie déjà faite par lauteur, ou au contraire (un genre très répandu en ce qui concerne le grand Genevois) à la prendre systématiquement à rebours ; et face à une uvre immense, la tentation nest pas moins grande de se limiter à une autobiographie intellectuelle, qui démarque la pensée en laissant dans luvre le chemin de lhomme.
On peut considérer que dans ce beau texte écrit à quatre mains, Monique et Bernard Cottret ont relevé le pari, et se sont joués des obstacles. Attentifs à analyser les uvres, souvent abordées avec un grand détail, ils ne négligent en aucun cas le récit de vie. La documentation est abondante, les auteurs puisent aussi bien dans les sources publiées que dans les archives, en Suisse et en Grande Bretagne ; cest lun des grands apports de cette biographie. Cette volonté documentaire se manifeste encore par le choix de scinder ce fort volume de 800 pages entre le corps du texte et des annexes contenant une chronologie, différents textes de condamnation dont a été victime Rousseau, le dossier du concours de Dijon par ailleurs remarquablement analysé dans le fil du texte et celui du transfert des cendres du philosophe au Panthéon. Lensemble est complété par une bibliographie soignée, un index, et de nombreuses notes (seul point faible du livre : léditeur na guère fait deffort pour en rendre la consultation aisée).
Ainsi Rousseau est restitué à son temps. Genève au XVIIIe siècle revit : on en suit les évolutions politiques tourmentées, entre des institutions pré-démocratiques et une tutelle très forte des notables, qui sont expliquées avec beaucoup de clarté. On voit également la France et ses marges sociales et géographiques en Savoie. On voit Paris qui déroule ses fastes incomparables, que Rousseau appréhende de manière contradictoire, à la fois fasciné et repoussé. Plus rare encore, on suit le contexte familial de Rousseau : Monique et Bernard Cottret montrent notamment que le voyage a fréquemment représenté dans sa parentèle un moyen dascension sociale. Ces éléments, loin de chercher à expliquer le philosophe par son temps permettent de le situer au plus juste dans son époque.
Dans ce Jean-Jacques Rousseau en son temps, cest bien Rousseau quon voit vivre, se développer, rencontrer la notoriété à trente-huit ans au détour dun discours donné à lAcadémie de Dijon, puis se refermer sur lui-même et chercher, non sans ambiguïté, le repos dans le retrait, constatant que les fruits de la gloire lui sont amers, et cherchant à surmonter ce «deuil éclatant du bonheur» dont Germaine de Staël, lune de ses grandes lectrices, pourra parler après lui à propos de la célébrité. Cest Rousseau, tout en un : lhomme ne masque ni lécrivain ni le philosophe, mais lauteur ne couvre pas non plus une existence, si humaine, si intense. Dans ce livre, Rousseau rencontre Jean-Jacques.
Cette justesse, justesse de lanalyse comme justesse du ton, se traduit par limpression qui suit le lecteur au fil du texte, quon a enfin, serait-on tenté de dire pris Rousseau au sérieux. Demblée on le perçoit à la façon dont les auteurs présentent le départ de Genève. Un jour, le jeune Rousseau se trouve aux portes de la ville après leur fermeture. Il se sent «victime dune injustice» car elles ont été closes en avance. Il sait que le lendemain il sera invectivé et battu par le maître auprès duquel il est en apprentissage. Le départ de Genève nest donc pas le fruit de linsouciance : il reflète la dure condition dun orphelin dans un milieu brutal. Rousseau ne sen montre pas moins très attaché sur la fin de sa vie à Genève dont il redevient citoyen, même sil refuse, lorsquil est sollicité en 1768, de jouer tout rôle dans les troubles qui lagitent, cherchant plutôt la voie moyenne entre une démocratie qui serait le joug des égaux, et une aristocratie insupportable attitude concrète quil est particulièrement intéressant de mettre en regard des textes les plus célèbres de la philosophie politique occidentale dont Rousseau est lauteur. Son implication nest pas toujours sans ironie : Monique et Bernard Cottret décèlent ainsi dans leur extraordinaire lecture de lépître dédicatoire du Second Discours, apparemment tout à léloge de la patrie genevoise, les termes «caustiques» dune prise de distance rarement relevée.
Une fois parti de Genève, Rousseau, en route pour la France, sait quil na pas beaucoup de choix. Il va falloir se faire catholique pour survivre. Il est pris en charge par un réseau catholique très actif et sa conversion est plus rapide que ce que laissent entendre les Confessions. Les circonstances en sont bien connues : on en retient en général un récit sommaire, où un jeune homme pauvre et en rupture de ban aurait bénéficié des largesses opportunes dun clergé peu regardant sur lachat des âmes. Mais sur ce point aussi, Monique et Bernard Cottret prennent le pari du sérieux et montrent que le rapport de Rousseau à la religion possède une véritable cohérence. Dans la conversion, cest moins lopportunisme qui domine dabord quune sorte dhéroïsme dont elle se pare aux yeux dun jeune homme qui laisse glisser dans sa correspondance : «ce nest pas par divertissement que jai changé de nom et de patrie.» Le retour dans le giron du protestantisme, lorsquen 1754 Rousseau veut revenir à Genève, est moins héroïque et se passe en toute discrétion. Lincohérence nest qu'apparente : il faut faire la part dun contexte politique et religieux passablement complexe, que les auteurs restituent méticuleusement et qui nest pas pour rien dans la complication du parcours de Rousseau. Mais ils ont surtout un véritable aboutissement, sur un plan théorique et réflexif, dans une conception du religieux qui se lit particulièrement dans la Profession du Vicaire savoyard, insérée dans le grand ouvrage éducatif de Rousseau, LEmile.
La Profession constitue un plaidoyer pour un christianisme ouvert, qui peut être aussi bien protestant par son affirmation de la loi du cur, que catholique et cest précisément pour cette raison que Rousseau met le discours dans la bouche dun prêtre. Cette attitude où se dessine lidéal dune «religion, centrée sur lEvangile et sur une morale essentiellement pratique, fuyant le scandale comme les spéculations dogmatiques», se veut réconciliatrice. Elle attire pourtant à Rousseau des ennemis des deux côtés, aussi bien les pasteurs qui le soupçonnent, notamment à Môtiers, que les jésuites, pourtant eux-mêmes persécutés, qui le dénoncent. A Môtiers justement, où Rousseau se trouve en 1765, il lui faut même la protection de Frédéric II de Prusse pour que le Conseil dEtat ne le condamne pas. A défaut des autorités locales, qui respectent lavis du roi de Prusse, cest la population qui pousse Rousseau à lexil en jetant des pierres sur sa maison.
Un autre plan important, le rapport aux femmes, est analysé avec la même finesse et dans une perspective semblable : les sinuosités de la vie séquilibrent dans un chef-duvre. Au centre de lexpérience de vie, il y a Mme de Warens, à la fois la mère, lamante, linitiatrice, que Rousseau rencontre à loccasion de sa conversion au catholicisme. Monique et Bernard Cottret tracent un portrait juste de ce personnage important dans la vie de Rousseau, noccultant ni son goût malheureux pour les affaires, ni celui des intrigues, qui la mènent dans de mystérieuses démarches à Paris. «Comme Rousseau» cest une «transfuge». Divorcée dun seigneur protestant, elle sest convertie au catholicisme, et vit dune pension accordée par le roi de Sardaigne pour son activisme catholique. Avec elle, et non sans cahots, Rousseau vit une relation complexe, faite dun peu de sexe, de beaucoup dintimité, de passion de jeunesse aussi. Jamais Monique et Bernard Cottret nironisent sur cette relation inégale et maladroite entre la petite noble potelée de province et une jeune homme pauvre à la recherche de la tendresse dune mère perdue. Sans cacher les aspects discutables dune liaison qui tourne parfois au ménage à trois, ils sattachent à dégager la signification de ce long épisode. Rousseau, homme à la sexualité assez froide, jouit dabord par limagination. Les autres épisodes de sa vie amoureuse viennent appuyer le constat. Cette attitude conduit à une forme épurée du sentiment, qui finit par sépanouir sous une forme romanesque avec La Nouvelle Héloise en 1761. Doit-on parler dun fiasco sexuel dans la réalité, compensé par le succès littéraire dans limaginaire ? Monique et Bernard Cottret montrent tout à fait autre chose en analysant le retentissement de La Nouvelle Héloise, au-delà même de la mort de lécrivain : la réalité de Rousseau, cest davoir rencontré la sensibilité amoureuse, non de quelques femmes possédées, mais de toute une époque.
Les épisodes plus personnels de la biographie sont traités avec le même souci déquilibre. La longue liaison avec Thérèse Levasseur, que Rousseau finit par épouser, et avec laquelle il a des enfants quil abandonne, est évoquée en filigrane sans attirer de jugement particulier : cest un fait, que Monique et Bernard Cottret constatent, non sans en donner les détails. En revanche, lindépendance de caractère de Rousseau est analysée de manière serrée au fil de ses manifestations, lorsquil refuse les largesses de ses protecteurs, ou rompt avec Hume faute davoir honoré linvitation dun ministre lors de son séjour en Angleterre où il sest réfugié. Loin dun réductionnisme psychologique souvent pratiqué à légard de Rousseau, les auteurs, sans nier un «malaise psychologique» chez lui, montrent quil sagit plutôt dun mal être dans une société qui lui donne bien des raisons de se sentir mal à laise, que dun désordre pathologique. Cest un homme malade on apprécie les auteurs de croire Rousseau sur parole sur ce point qui a quelquefois donné lieu à des extravagances insomniaque aussi, qui se trouve en butte avec une société littéraire dont la dureté apparaît crûment. Quand ses anciens amis se retournent contre Rousseau, lattaque est féroce. Cest le cas avec Voltaire, à coup sûr, avec lequel Rousseau forme le «couple infernal des Lumières», mais aussi avec Diderot ou dAlembert, qui vont jusquà calomnier sa mémoire après sa mort. Les causes de cet acharnement, dont louvrage montre quil na rien dimaginaire, ne sont pas seulement philosophiques ou personnelles. Dans la brouille avec Hume, Monique et Bernard Cottret montrent bien, y compris à partir darchives, que léclairage doit être politique : dans un contexte où il faut soutenir Genève contre la France dont on craint les visées annexionnistes, les auteurs pensent quaccueillir Rousseau, cest saper lautorité quil a comme inspiration des opposants au «Petit Conseil» qui dirige la ville.
Jean-Jacques Rousseau en son temps : ce beau titre ne doit pas inciter au contresens. Le temps dont nous entretiennent Monique et Bernard Cottret est bien celui dune histoire, dun passé, dont la restitution est significative et éclairante. Ce serait pourtant minimiser lampleur du travail des auteurs que den rester là. Cette biographie est aussi une interprétation dune pensée à partir dun trajet de vie, au-delà du récit dexistence ou, à linverse, de la simple biographie intellectuelle. Et parce quelle contribue à éclairer une uvre vivante, cette biographie nous rappelle que le temps de Jean-Jacques Rousseau, cest encore, par notre intérêt et notre attention, par notre plaisir de lecteur à la lecture de ce bel ouvrage, le nôtre.
Thierry Leterre ( Mis en ligne le 18/10/2011 ) Imprimer
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