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Science positive et politique positive | | | Auguste Comte Science et politique - Les conclusions générales du Cours de philosophie positive Pocket - Agora 2003 / 7.80 € - 51.09 ffr. / 379 pages ISBN : 2-266-12428-5 FORMAT : 11 x 18 cm
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998)ou Comte (Les Belles Lettres, 2000).
Michel Bourdeau, commentateur de ces textes, est collaborateur à Parutions.com Imprimer
Quoique le titre principal choisi par léditeur puisse laisser planer un doute, il sagit bien de la réédition des leçons 58, 59 et 60 du Cours de philosophie positive. On trouvera même en annexe la fin de la leçon 57 consacrée à la philosophie politique et plus particulièrement à la théorie du pouvoir spirituel.
Le Cours, comprenant les soixante leçons professées par Comte entre 1830 et 1842, nétait plus accessible que dans la très lourde et coûteuse édition Hermann. Or, plutôt que de sélectionner des «textes choisis», Michel Bourdeau, à qui lon doit ce livre, a préféré remettre en circulation les «conclusions» complètes dune des plus grandes uvres de philosophie contemporaine. Le choix est judicieux.
En effet, Comte étant surtout connu à travers les deux premières leçons, qui exposent les idées mères de la philosophie positive - loi des trois états et classification des sciences , on en est arrivé à réduire le comtisme à une philosophie des sciences. Cétait faire peu de cas du projet fondamental de lauteur, qui fut toujours la réorganisation de la société.
La philosophie des sciences, certes capitale, représente un détour théorique nécessaire pour aborder en pratique la solution de la crise moderne engendrée, à la suite de la Révolution française, par la perte des repères et par lémergence des nouvelles formes sociales. Le projet politique, clairement annoncé dans les Opuscules de jeunesse (nécessité dun nouveau pouvoir spirituel, dune communion intellectuelle et morale, etc.), sera repris dans le Système de politique positive, mais infléchi dans le sens dune religion "laïque" (dirait-on aujourdhui), le culte de lHumanité.
Les conclusions du Cours ressaisissent larticulation de la science et de la politique, de la théorie et de la pratique, en montrant le chemin déjà parcouru : lordonnancement des conceptions scientifiques dans un système homogène et la constitution dune science sociale appelée «sociologie».
La présentation de Michel Bourdeau (une trentaine de pages suivies dune chronologie détaillée) rend bien compte des enjeux de ces trois leçons.
Celles-ci ont bien sûr un rôle récapitulatif. Dans le Cours, Comte cherchait non pas à uniformiser les méthodes dapproche, puisque celles-ci demeurent spécialisées et adaptées à leur objet (on nétudie pas de la même manière le vivant, les astres et les classes sociales!), mais plutôt à unifier les conceptions scientifiques pour élever ces dernières à la dignité de lexplication positive, cest-à-dire à la mise en relation des phénomènes par des lois qui ne représentent elles-mêmes que des phénomènes dun ordre plus général.
Le Cours est en ce sens non pas un enseignement des sciences, ni même dhistoire des sciences, mais un cours de philosophie, où les sciences sont examinées selon une vision densemble, elle-même historiquement située. Pour que cette vision fût possible, il fallait en effet quune science en quelque sorte récapitulative fût capable dembrasser les savoirs antérieurement constitués, et cest la sociologie qui joue ce rôle. Dans le sens large que lui confère son fondateur, la sociologie, ou science des phénomènes sociaux, a pour objet lensemble du développement humain dans ses diverses formes dactivité. Or la connaissance étant au centre de la relation que lhumanité entretient avec son milieu de vie (le monde), cest finalement une anthropologie de la science que Comte élabore au fil de ces pages.
Parmi les thèmes abordés, Comte insiste plus spécialement dans les leçons finales sur la solution quil entend apporter au dualisme pluriséculaire de la philosophie naturelle et de la philosophie morale. La division de la philosophie en deux parties, qui remonte à Platon et Aristote, doit se résorber à partir du moment où létude de lhomme individuel ou social entre dans le champ de la connaissance positive. La scolastique avait tenté une éphémère conciliation en unifiant lexplication sous le point de vue «métaphysique» (avec le recours aux entités caractéristique de ce régime de savoir), mais Descartes avait ensuite rompu cette fragile unité en séparant à nouveau le domaine de la subjectivité de celui de la science.
Comte se présente comme le philosophe qui va enfin considérer les phénomènes moraux comme soumis à des lois au même titre que les phénomènes naturels. Que penser de ce postulat méthodologique ? Ce nest pas un hasard si Dilthey définit les «sciences de lesprit» en opposition directe à la méthode positiviste. Comme lexplique M. Bourdeau, cette opposition est révélatrice : «Le désaccord est en effet méthodologique autant quontologique : pour les partisans du dualisme, science de la nature et science de lesprit ont chacune leur principe dintelligibilité propre, lexplication dans un cas, la compréhension dans lautre. A cet égard, lidée même de science de lesprit paraît indissociable de ladoption de la méthode herméneutique, dont Dilthey reste aujourdhui encore lun des grands théoriciens. Entre ces deux conceptions de la science de lhomme, il nest donc pas difficile de voir toute la distance qui sépare la formation reçue à lEcole polytechnique et la fréquentation des grands textes qui fait le fond des études littéraires.» (p.27)
Que penser en outre de cette «naturalisation» par laquelle il faudrait passer pour fonder une morale «scientifique» ? M. Bourdeau développe cette question, qui fait encore manifestement problème de nos jours à lheure des programmes de sciences cognitives. «Dans sa version forte, dite encore éliminativiste, il est clair que [le naturalisme] tombe sous le coup des critiques du réductionnisme induites de la classification des sciences ; on a cependant prêté à Aristote ou à Mill un naturalisme modéré qui cette fois nest pas sans ressemblance avec la position comtienne, où linférieur porte le supérieur sans pour autant en résulter». M. Bourdeau reproche toutefois à Comte davoir contourné ce quon regarde habituellement en morale comme lessentiel, «la question : que dois-je faire ?». La science de la morale, dès lors quelle se confond avec létude positive des fonctions cérébrales, devient descriptive au lieu dêtre normative ; et cest là un problème. «La science traite de ce qui est, la morale de ce qui doit être.» (p.29)
Cest bien le reproche que Charles Renouvier adressait déjà à Comte quand il affirmait (en 1867) que le positivisme ne saurait posséder une morale «parce quil nadmet dautres lois que des généralisations de lexpérience». Inspiré par Kant, Renouvier se méfiait de tout ce qui tend à gommer lécart entre le fait et le droit. Il est vrai que Comte sous-estime linterrogation morale, fait peu de cas de la délibération et laisse de côté les modalités de la «conscience». Il parle des excès de la subjectivité à propos de la folie, mais cet exemple est révélateur de linsuffisance du «je». La connaissance est une mise en relation du moi et du monde, réception dun ordre qui fixe notre esprit et tout à la fois mise en forme des phénomènes par la représentation.
On pourrait cependant ajouter, pour rendre à Comte lun des objectifs de sa philosophie, que laspect normatif de sa morale nest pas absolument absent. Sil est évident que Comte formule un problème quasi «naturel» quand il parle dinverser léconomie naturelle de lhomme et de faire enfin prévaloir les sentiments altruistes, il faut se rappeler également que la morale positiviste enveloppe un corpus de «préceptes». Or daprès Comte, «les préceptes moraux, ainsi que tous les autres, ont été de plus en plus ramenés à une consécration purement rationnelle, à mesure que le vulgaire est devenu plus capable dapprécier linfluence réelle de chaque conduite sur lexistence humaine, individuelle ou sociale» (Discours sur lesprit positif, § 49).
Létude des conduites (léthologie, dirions-nous aujourdhui) rend donc démontrables les injonctions classiquement reconnues comme fondées. Un passage est donc ménagé du descriptif vers limpératif. Si limpératif napparaît pas au premier plan (à la différence de ce quon trouve chez Kant), cest sans doute parce que lesprit positif (le paradigme moderne) substitue le relatif à l'absolu. Le devoir de chacun est relatif à des normes qui sont immanentes à l'état social dans lequel nous vivons. Il n'y a pas de Bien en soi, car ce qui est bon est relatif aux murs qui résultent de la marche de la civilisation. Bien que cela ne soit pas dit en ces termes, on peut supposer que la position dun idéal asymptotique est elle-même imposée par l'idée de progrès, qui est une idée moderne.
Il ne serait pas difficile de pousser plus loin encore les considérations sur «lactualité» des idées comtiennes, trop souvent occultée par le mépris dune vulgate «positiviste» que Comte aurait pourtant vraisemblablement désavouée. La présentation de M. Bourdeau donne ainsi le sentiment que Comte mérite dêtre redécouvert.
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 17/09/2003 ) Imprimer
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