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Histoire & Sciences sociales -> Poches |
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L’helléniste immortelle et le latiniste | | | Jacqueline de Romilly Alexandre Grandazzi Une certaine idée de la Grèce - Entretiens Le Livre de Poche 2006 / 6 € - 39.3 ffr. / 346 pages ISBN : 2-253-11133-3 FORMAT : 11 x 18 cm
Première publication en octobre 2003 (Editions de Fallois).
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement élève conservateur à lEcole Nationale Supérieure des Sciences de lInformation et des Bibliothèques. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Léminente helléniste et académicienne Jacqueline de Romilly nous offrait en 2003 (aujourd'hui en poche), malgré son grand âge et sa cécité, un nouveau livre sous la forme éminemment platonicienne du dialogue. Dautres grands savants nous ont déjà présenté ce genre douvrages, que ce soit Georges Dumézil avec ses Entretiens avec Didier Eribon (Gallimard, Folio, 1987), Paul Veyne avec Le Quotidien et lintéressant (Hachette, 1997), où il dialogue avec Catherine Darbo-Peschanski, ou encore Jean Bottéro qui sentretient avec lhelléniste et éditrice Hélène Monsacré dans Babylone et la Bible (Hachette, Pluriel, 1999).
Interrogée par le latiniste Alexandre Grandazzi, spécialiste des origines de Rome (normalien et ancien membre de l'Ecole française de Rome, maître de conférences à l'Université Paris IV-Sorbonne), Jacqueline de Romilly évoque ici, tantôt avec gravité, tantôt avec malice, sa vie d'helléniste passionnée, ses années de formation, sa vie de chercheur, et le temps de la maturité de la deuxième femme reçue à l'Académie française après Marguerite Yourcenar.
Le livre débute par une «préface» dAlexandre Grandazzi, qui est en fait une introduction. Divers entretiens donnent lieu à sept chapitres différents. A la fin de chaque chapitre, Jacqueline de Romilly livre une conclusion partielle. Le dernier entretien donne lieu à une conclusion générale sur lensemble de louvrage.
Le premier chapitre, «devenir helléniste», revient sur la jeunesse de lImmortelle et ses années de formation. Elle connaît son premier succès public à lâge de 17 ans, en 1930, quand elle remporte deux prix au Concours général, la première année où les filles avaient le droit de concourir. Entrée à lEcole normale supérieure de la rue dUlm (dans une promotion où il ny avait que deux filles sur trente élèves), elle passe avec succès lagrégation en 1936 et débute sa carrière au collège Sévigné. Au moment de la guerre, elle prend un poste à Bordeaux. Dorigine juive, elle est suspendue de ses fonctions par le régime de Vichy en 1941 ; elle doit même se cacher. Peu après la Libération, elle entame une brillante carrière universitaire à la Sorbonne. Elle enseigne aussi à Lille et effectue plusieurs séjours dans des universités étrangères. En 1973, elle est élue au Collège de France et, deux ans plus tard, à lAcadémie des Inscriptions et Belles-Lettres. Le premier chapitre évoque également le combat de Jacqueline de Romilly pour lenseignement du grec. Elle souligne cependant, non sans paradoxe, que «la bataille, qui semble presque perdue dans lenseignement, semble presque gagnée hors de lenseignement. On na jamais autant publié duvres antiques, souvent dans des éditions de poche ; on na jamais autant joué de pièces antiques ou inspirées par lAntiquité» (p.45).
Le deuxième chapitre, «A Thucy pour la vie !», évoque le grand amour de lhelléniste : le grand historien de lHistoire de la guerre du Péloponnèse. Elle se souvient avec émoi de sa première rencontre : une ancienne édition, à la reliure en parchemin, offerte par sa mère à la veille des vacances ; puis la lecture, «dehors, étendue dans un pré» (p.50). Elle lui consacre dabord un travail dun an (léquivalent de ce quest aujourdhui la Maîtrise), puis sa thèse dEtat, Thucydide et limpérialisme athénien, écrite au moment de la Seconde Guerre mondiale et soutenue en 1947. Eblouie par la fermeté de pensée, lambition intellectuelle de rationalité, le désir dobjectivité et la difficulté même que révèlent luvre de lauteur, elle consacre ensuite à Thucydide de nombreux travaux, dont une traduction complète aux éditions des Belles-Lettres, qui poursuit celle de Louis Bodin, en collaboration avec Raymond Weil.
Létude de Thucydide linitie ainsi à lhistoire des idées, et notamment à celle de la notion de démocratie, objet du troisième chapitre. Jacqueline de Romilly sintéresse ainsi à la formation de la pensée morale et politique, étudiant tour à tour les notions de liberté, de concorde (Homonoia), de douceur, de loi ou de violence
Elle réhabilite au passage les sophistes, qui ont souffert du discrédit platonicien, et en fait même les initiateurs de nos modernes sciences humaines.
Lexploration de la guerre et du champ politique lamène ensuite à la tragédie, évoquée dans le quatrième chapitre. Elle en donne au reste une définition synthétique : «il sagit dune action représentée traitant dune histoire où le malheur sabat sur quelquun et où lon sinterroge sur sa responsabilité ainsi que sur les conditions de la vie humaine, la présence simultanée dun chur aidant à donner à cette action une portée plus émouvante et plus universelle» (p.131).
Les personnages de la tragédie provenant souvent de lépopée, cest assez naturellement quelle en vient à sintéresser à Homère, auquel elle consacre même un «Que sais-je ?» , et qui est au centre du cinquième chapitre. Dans le premier auteur épique, elle voit les marques de cet intérêt particulier pour lhumain et pour luniversel qui est selon elle la caractéristique des Grecs. Parmi les héros dHomère, elle consacre un livre entier à Hector car il correspond au plaidoyer quelle veut présenter sur les valeurs morales en Grèce.
Le sixième chapitre prend un tour moins savant, tout en restant dans le domaine littéraire, car il sintéresse aux romans et nouvelles écrits par Jacqueline De Romilly. Elle se montre ici beaucoup plus modeste : «jai conscience de nêtre pas un écrivain au plein sens du terme» (p.207). Elle nous fait également part des auteurs quelle apprécie, en dehors des classiques grecs : Racine, Giraudoux, Buzzati, Sarraute, Mauriac ou même Virginia Woolf, Trollope ou Wodehouse.
Le dernier chapitre revient sur «le combat pour lhumanisme», cest-à-dire la défense des langues anciennes, pour laquelle Jacqueline de Romilly est certainement la personnalité la plus connue en France, avec Jean-Pierre Vernant (auquel elle rend dailleurs hommage). Elle défend ses idées sur lenseignement et la pédagogie, prônant un recentrage «sur ce qui est fondamental» et critiquant certaines innovations : elle nestime pas nécessaire de faire mener aux élèves «dinterminables débats sur le sort dun monde dont ils ignorent tout» (p.236). Son inquiétude ne concerne pas que les langues anciennes mais aussi le français. Cependant, elle se montre certainement excessive quand elle déclare «risible le discours de ces pédagogues qui ne cessent de parler de la nécessité dapprendre le plus possible de langues étrangères» (p.237). Pour elle, la communication, complice de lutilitarisme marchand, prend le pas sur la littérature, dans nos sociétés.
On sent à la fin de louvrage un certain regret de la part de Madame De Romilly quand elle évoque sa vie pourtant bien remplie, riche dhonneurs et de brillants succès : limpression dêtre la championne dune cause perdue, mais surtout davoir privilégié ses chères études au détriment de relations sociales épanouies, damitiés et peut-être damours.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 30/03/2006 ) Imprimer
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