| Léon Goldensohn Les Entretiens de Nuremberg Flammarion - Champs 2009 / 12 € - 78.6 ffr. / 792 pages ISBN : 978-2081224803 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Présentation par Robert Gellately.
Première publication en janvier 2005 (Flammarion).
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Alors que lactualité cinématographique amène à sinterroger sur la personnalité de Hitler, et le risque, pour les spectateurs du film La Chute, déprouver une improbable compassion à légard du dictateur en fin de course, la lecture des carnets, disparus et retrouvés dun psychiatre américain, Léon Goldensohn, affecté en 1946 à la prison de Nuremberg, permet de relativiser ce risque compassionnel en dévoilant au lecteur la médiocrité finale des maîtres du IIIe Reich.
Soulignons demblée limportance manifeste du document en question : il sagit de la retranscription dentretiens que le Dr. Goldensohn eut avec 19 des 24 accusés du procès de Nuremberg, ainsi quavec quelques témoins et accusés de moindre acabit, mais tous situés au cur de la machine totalitaire nazie. Les noms sont connus : Hermann Göring, Rudolf Hess, Joachim von Ribbentrop, Wilhelm Keitel, Ernst Kaltenbrunner, Alfred Rosenberg, Hans Frank, Wilhelm Frick, Julius Streicher, Walther Funk, Hjalmar Schacht, Karl Dönitz, Baldur von Schirach, Fritz Sauckel, Alfred Jodl, Franz von Papen, Albert Speer, Konstantin van Neurath, Hans Fritzsche. Tous ont servi, dans le parti nazi, larmée, la diplomatie, ladministration, la presse, les desseins du régime et doivent désormais rendre des comptes à lhumanité (ou du moins aux vainqueurs), à Nuremberg. Pour L. Goldensohn, il ne sagit pas de juger, mais, plus simplement, de veiller sur la santé mentale des hiérarques prisonniers et, par la même occasion, de les étudier suivant des schémas psychanalytiques classiques (enfance, relations avec les proches, sexualité
) au cours de conversations. Notons que ces documents navaient jamais été publiés et ont refait leur apparition en 1994, grâce au propre frère de Léon Goldensohn, Eli.
Chaque dossier dentretiens se présente sous la forme dun compte rendu des conversations (scientifiquement annotées par R. Gellately qui, hélas, ne pratique guère lhistoriographie européenne), avec photo de presse et biographie sommaire. Il ne sagit pas là dun détail : ces biographies, quoique courtes, rappellent les fonctions occupées sous le régime nazi, ainsi que la condamnation à Nuremberg (assortie des divers crimes reconnus) et, hors condamnation à mort, la vie menée par la suite. Une première constatation : on remarque la bonne conscience de la plupart de ces hommes, lesquels semble rôder avec Goldensohn le système de défense quils adopteront au procès
Ainsi, Göring revendique son statut de successeur dHitler, et, niant toute participation au génocide, ne reconnaît que les pillages dart (pour les préserver des Russes !). Von Papen, ancien catholique national, se déclare attaché à des «principes» mais estime quil a fallu «remédier» à lafflux des juifs de lEst. Von Ribbentrop sétonne quun homme aussi «charmant» quHitler ait pu écrire «des choses pareilles». Von Schirach, très stylé, écarte toute responsabilité et considère sa mission à la tête des jeunesses hitlériennes comme la réalisation dun programme pédagogique novateur issu de Rousseau et Pestalozzi
Kaltenbrunner, chef du service central de sécurité du Reich, ne découvre quant à lui lextermination
quà Nuremberg !
Bref, hypocrisie, inconscience, cynisme, volonté de conjurer le sort, difficulté à assumer un bilan aussi criminel : voilà quelques-uns des ressorts de ces entretiens. Mais ce ne sont pas les seuls : derrière la peur et les constructions logiques (ou supposées telles), on discerne des parcours, des opinions, le poids de cette chape de plomb du fanatisme qui amène à nier la réalité. Comme si la discussion avec le psychiatre (science proscrite sous le nazisme, excepté à linstitut Goering !) juif et américain (horresco referens) était un début de thérapie, ou du moins lamorce dune confession. Car la plupart se confient facilement et semblent avoir le souci de leur postérité. Ainsi, le même Kaltenbrunner, une fois lancé, se livre à un exposé intéressant sur léquilibre des pouvoirs et les luttes au sein des forces de police.
Car ces conversations sont un document exceptionnel sur le fonctionnement du régime nazi : les tensions, les haines, les discordes qui agitent ce premier cercle des fidèles de Hitler illustrent les débats sur la réalité du pouvoir hitlérien, entre fonctionnalisme et intentionnalisme. Si Ian Kershaw, dans un livre édifiant (Hitler, essai sur le charisme en politique) à mis en lumière la complexité du processus de décision au prisme du pouvoir charismatique hitlérien (cf. lentretien avec von Ribbentrop, littéralement «subjugué» par Hitler), ces entretiens montrent combien la vieille stratégie du «diviser pour régner» a pu être effective. La cour hitlérienne est rien moins quharmonieuse, et dans le contexte de Nuremberg, les souvenirs refont surfaces, les rancoeurs de même tandis que les haines sexacerbent. Le psychiatre doublé dun sociologue examine ce petit monde et tente de comprendre lincompréhensible, depuis 1933 jusquà la fin. Un argument demeure, quasi obsessionnel : tous nauront fait quobéir aux ordres (de Hitler, de Goebbels, de Himmler, de Heydrich
) et ne se «rendaient pas compte», ne «savaient pas» ou «nétaient pas compétents»
Lenfer nazi naurait été le fait que de quelques loups menant un immense troupeau de moutons disciplinés ? Variante idolâtrique : Hitler aurait été mal conseillé par ses démons (Goebbels, Himmler
). Certes, lantisémitisme persiste chez certains, de manière quasi pathologique pour Streicher ou dans sa variante «scientifique» chez Rosenberg
mais dans lensemble, les dirigeants nazis veulent se convaincre quils nont fait que livrer une guerre classique et tous pointent du doigt les nouveautés de laccusation (comme le délit daffiliation à une organisation criminelle, difficile à mettre en uvre en Allemagne). Goldensohn, silencieux, enregistre, canalise, et dun commentaire sobre, éclaire une personnalité, une pulsion, un trouble.
Louvrage est impressionnant : en restituant au lecteur du XXIe siècle la pensée (et surtout les faux-semblants) de ces hommes honnis, ainsi que les raisons alléguées, les excuses, les jugements, les affirmations, les mesquineries et médisances
bref, en nous faisant toucher du doigt la triste humanité de ceux quon a du mal à considérer comme nos semblables, il relativise la monstruosité et accentue ce côté ordinaire quH. Arendt avait mis en lumière dans son Eichmann à Jérusalem (mais la philosophe a su définir ce que le psychiatre na fait quentrevoir, c'est-à-dire une certaine nature du mal). La présentation de lhistorien Robert Gellately, spécialiste de la police sous le nazisme et auteur dun fort intéressant Hitler, les Allemands et leur Führer (même éditeur) permet de saisir le contexte du procès de Nuremberg et aide à comprendre les discours des uns et des autres, au cur de la machinerie complexe (chaotique ?) du nazisme.
Bref, il sagit là dun document neuf, inattendu, qui, livré au public, offre une autre vision, quasi clinique, du IIIe Reich.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 31/03/2009 ) Imprimer
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