Nicolas Baverez - Un moraliste au temps des idéologies Perrin - Tempus 2006 / 11.40 € - 74.67 ffr. / 531 pages ISBN : 2-262-02551-7 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Première publication en mars 2005 (Flammarion).
L'auteur du compte rendu : historien des idées politiques, Thierry Leterre est professeur de science politique à l'université de Versailles-St-Quentin, après avoir été longtemps en poste à Sciences-Po Paris, où il demeure associé au CEVIPOF. Spécialiste du philosophe Alain, il consacre ses travaux au libéralisme ainsi qu'aux réseaux informatiques. Outre une vingtaine d'articles, il a publié plusieurs ouvrages dont La Gauche et la peur libérale (Presses de Sciences-Po, 2000), La Raison politique, Alain et la démocratie (PUF, 2000) et, cette année, Alain, le premier intellectuel (Stock). Imprimer
En reprenant à loccasion du centième anniversaire de sa naissance, la biographie de Raymond Aron (1905-1983) quil avait donnée il y a douze ans chez Flammarion, Nicolas Baverez offre au public un texte remarqué à sa sortie pour son sérieux et la qualité de son information. En douze ans, comme lindication «édition revue» le note, louvrage na pas sensiblement évolué le plan est le même, linformation similaire, le style alerte de Nicolas Baverez sest encore resserré par la suppression bienvenue de quelques adverbes. Le titre sest enrichi du sous-titre «un moraliste au temps des idéologies». On regrettera que Nicolas Baverez normalien docteur et énarque dans la présentation en 1993 historien, économiste et chroniqueur en 2006 nait pas offert une préface à un public qui sest renouvelé. On saluera la modestie de cette absence ne pas se mettre en avant alors quon est au prise avec la grande figure dAron mais on la déplorera, car Nicolas Baverez est un esprit brillant, un auteur reconnu et lon aurait aimé quil nous offre sa réflexion sur le sens de cette biographie aujourdhui comme hier, alors que par son travail, il est lun de ceux qui ont contribué à souligner lactualité et même la pérennité de luvre dAron.
Le nouveau sous-titre donne toutefois une indication sur le sens de la réflexion de Nicolas Baverez : le moraliste Aron ne fait pas la morale, mais il entretient une attitude à légard de la politique qui relève dune morale. Morale de la vérité, morale de la lucidité : que la politique nobéisse pas à léthique ne signifie pas quon doive abandonner tout jugement sur le souhaitable. De même, ne pas perdre de vue que si la politique revient plus souvent à choisir le moindre mal quà suivre un bien incontestable, cela suppose quon garde clairement à lesprit léchelle des valeurs. Pour Aron, la valeur première était celle de la démocratie libérale.
Dans ses grandes lignes, Nicolas Baverez reprend linterprétation dAron lui-même sur son propre parcours. Une famille grand bourgeoise, juive assimilée, aux origines qui remontent loin, jusquà ce «docteur Cerf» qui soigna, et dit-on, sauva, Louis XV ; des ascendances marquées par une orientation intellectuelle apparentant Aron au fondateur de la sociologie française, Durkheim, dont il sera pourtant lun des plus vigoureux critiques. Philosophe brillant, Aron connaît une trajectoire rectiligne, de lEcole normale supérieure où il rencontre Sartre et où, après un bref passage par le lycée, il est nommé auprès du directeur, jusquà son doctorat en 1938 qui fut un véritable événement. Très tôt, Aron simpose comme une figure de premier plan. Quil soit reçu premier à lagrégation de philosophie qui voit Sartre se faire recaler, ou se fasse lintroducteur en France de luvre de Weber après un séjour à Cologne puis Berlin de 1930 à 1933 en pleine ascension du nazisme ou quil consacre encore sa thèse à LIntroduction à la philosophie de lhistoire, cest bien à un «premier de la classe» que lon a affaire, hanté par le besoin de prendre la revanche dun père qui avait raté lagrégation de droit, et se voyait ruiné par la crise de 1929.
Cette brillante ascension se voit brisée par la guerre, la révocation de luniversité où il venait de prendre la chaire de sociologie à Toulouse deux semaines avant dêtre mobilisé. Après commence la véritable aventure aronienne. La France libre tout dabord, quil est parmi les premiers à rejoindre. Sil ne fait pas partie dune unité combattante, contrairement à ses souhaits, il devient le plus respecté des chroniqueurs de La France libre, une revue engagée, mais qui ne fut nullement, en dépit de son titre, lorgane du gaullisme. Aron contribua du reste à la prise de distance de la revue par rapport au gaullisme «de stricte obédience» quil nhésitait pas à choquer en étrillant par allusion le Général.
La guerre fut bien le temps des ruptures : de retour de Londres, le professeur Aron se met en congé de luniversité de Toulouse et devient journaliste, faute dobtenir un poste en Sorbonne. Le socialiste marqué par les thèses pacifistes dAlain se fait membre du RPF, le parti gaulliste au sortir de la guerre. Le choix est curieux quand on considère et le tempérament et les opinions dun Aron qui navait jamais totalement souscrit à la geste du gaullisme. Nicolas Baverez explique bien ses motivations à ce moment crucial : ce qui ressemble à un virage politique procède en réalité dune volonté continue de ne pas demeurer un politiste en chambre. Cette volonté daction explique que, même revenu à la vie universitaire, Aron conserve une solide activité de journaliste. Cest aussi un «intellectuel cosmopolite» qui maîtrise langlais et lallemand et voyage volontiers, ce qui lui donne une connaissance directe des hommes et des lieux. Une vaste uvre, très large dans ses intérêts, en résulte, dont on peut suivre les évolutions avec Nicolas Baverez, dont les analyses sont ici guidées par le travail auquel Aron lui-même sétait livré dans ses Mémoires.
Au personnel, lhomme Aron apparaît froid, distant jusque dans ses rapports avec sa femme, quil voussoie. Nicolas Baverez souligne toutefois son charisme exceptionnel, et la solidité de son sens de lamitié, même quand il sagit damitiés qui se brisent, ce qui arrive souvent en ces temps où laffrontement des idéologies se traduisait souvent par dinexpiables querelles personnelles. Aron, Nicolas Baverez le montre très bien, ne se remet jamais de sa rupture avec Sartre, pris dans sa dérive politique de laprès-guerre. Plus tard, il conserve de lestime intellectuelle à Bourdieu, dont la figure ambiguë apparaît à quelques reprises, puisquil a été le numéro deux du centre de sociologie européenne créé par Aron qui le considérait avec «une affection quasi paternelle». Ces quelques notations sont peut-être trop rares, et lon peut regretter de ne jamais vraiment entrer dans lintimité dun personnage qui se livrait peu. Cest sans doute la partie la moins explicite de cette biographie, très claire et brillante dans la restitution dun parcours, dans lanalyse des idées et des convictions, mais très elliptique sur les affections et les ombres de lhomme. Ni les deuils, ni les amours, les angoisses personnelles, les coups de cur ne comptent beaucoup dans ce récit : est-ce donc quAron nen eut aucun ? En respectant avec beaucoup de fidélité les étroites limites de la personnalité réservée dAron, Nicolas Baverez, très intéressant lorsquil sagit de lélan dune pensée, ou du terreau historique et politique de son déploiement, se coupe un peu des racines de lhomme.
En privilégiant linterprétation quAron avait de sa propre vie, louvrage prend peu de distance avec les narrations autobiographiques de ce dernier. Or, quelle que soit la lucidité dun protagoniste, le regard sur soi népuise pas les possibilités, et ne constitue quune pièce, certes centrale, de lappréhension quon peut avoir de lhomme. Par exemple, on aurait aimé que le rapport au pacifisme avant la Seconde Guerre mondiale, soit plus justement évalué : en reprenant le grand récit dune rupture par rapport à un idéalisme de jeunesse, Nicolas Baverez sous-estime une politisation forte, où Aron puisa sans doute plus quil ne se lavouait et quon ne le verra dans cet ouvrage. Il ne voit pas non plus les conséquences négatives de cet éloignement : sur la scène internationale, Aron a souvent disqualifié les formes de sécurité collective, dont il avait vu la faillite dans les années 30. Elles ont pourtant résisté à la guerre froide dont il fut du reste un remarquable analyste (sur ce point les remarques de Nicolas Baverez sont justes : quAron nait pas prédit pour le court terme leffondrement de lURSS ne la pas empêché de saisir que son point faible était la performance économique et la justification morale dun régime dasservissement). Sur la scène intérieure, la rupture avec la gauche a conduit Aron à mal anticiper la signification de la venue des socialistes au pouvoir en 1981 ; il ne connaissait pas les hommes et les femmes qui firent les années 80 en France, et son analyse de la situation intérieure sen ressent.
Prêtons attention aux deux versions de la biographie dAron que Nicolas Baverez a donnée, avec, aujourd'hui, une quatrième de couverture où lon insiste moins sur la solitude dun penseur, dont la personnalité froide cachait un passionné comme en 1993, que sur le plus éminent des grands penseurs de la démocratie au temps des totalitarismes. En 1993, la biographie de Nicolas Baverez commémorait une disparition, dix ans après. En 2006, une naissance, un siècle plus tard. Entretemps, luvre de Raymond Aron a fait un pas vers limmortalité des classiques.
Thierry Leterre ( Mis en ligne le 16/11/2006 ) Imprimer
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