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L’Homme est le matériau le plus précieux (Staline)
Nicolas Werth   L'Île aux cannibales - 1933, une déportation-abandon en Sibérie
Perrin - Tempus 2008 /  8 € - 52.4 ffr. / 241 pages
ISBN : 978-2-262-02941-8
FORMAT : 11,0cm x 18,0cm

Première publication en février 2006 (Perrin).

L'auteur du compte rendu : agrégé d’histoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure. Il a fait des études d’histoire et de philosophie. Après avoir été assistant à l’Institut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à l’histoire des polémiques autour des origines de l’Etat russe.

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C’est l’histoire réelle et horrifique d’une brève société artificielle, jetée contre sa volonté sur une île. Une «robinsonnade» tragique, très loin des paradis naturels tropicaux, et qui ne débouche sur aucune reconstruction de la société. Non le retour à l’Eden et l’occasion problématique d’un nouveau départ de l’humanité, mais un des cercles de l’Enfer, «au trou du cul du monde», quelque part dans le Grand Nord de l’ouest sibérien, très loin de la dernière voie de chemin de fer, barque de Charon de la déportation. Prêt à l’oubli de «l’avenir radieux».

En 1933, 6000 «éléments socialement nuisibles», déportés sur une île pourrie au milieu des marais de l’Ob, à 900 kilomètres au nord de Tomsk et de son camp de transit, affluent brutalement sans équipement de travail, ni préparation des lieux ni vivres suffisantes et en quelques semaines meurent de faim au point de s’entre-dévorer. Les Ostiaks, considérés par l’ethnographie évolutionniste comme «sauvages» de la région, médusés, parlent entre eux de «l’île des cannibales» pendant 60 ans, avant que l’événement ne soit porté à la connaissance du public russe, au moment de l’ouverture des archives. Ce n’est en effet qu’en 1993, deux ans après la fin de l’URSS, que les historiens russes découvrent le dossier secret d’une commission d’enquête ordonnée par Staline pour établir les faits, les causes et les responsabilités d’un événement monstrueux qu’il faut à tout prix cacher. C’est le contenu de ce dossier que l’historien français N. Werth présente au lecteur.

La méthode du livre consiste à prendre «l’événement» comme révélateur particulièrement dramatique de processus et de politiques qui avaient cours à l’époque et qui «cristallisent» de façon extrême dans le camp sauvage de l’île de Nazino (il y a des noms que l’on n’invente pas). Situer l’événement dans son contexte soviétique général, c’est le placer au carrefour de politiques «cohérentes» de la direction stalinienne (qui tient le pouvoir depuis l927) : liquidation de la NEP (politique économique opportuniste de compromis), collectivisation agricole forcée (kolkhozes et sovkhozes) avec élimination de la paysannerie («dékoulakisation»), industrialisation rapide et brutale (l’exode rural forcé par expropriation ou déportation devant fournir la main d’œuvre), contrôle administratif et policier de la population dans ses déplacements («passeports intérieurs», pointage au commissariat de résidence), pression terroriste sur le travail au nom des rendements du plan (livret ouvrier) et définition par l’Etat-patron de l’utilité sociale des individus dans le projet collectif. En arrière-fond de cette brutalisation de la société, la reprise en main du PC qui doit devenir parfaitement monolithique (liquidation politique des tendances de «gauche» trotskyste en 1927 puis de «droite» boukharienne) et dogmatique (sur «la Ligne», d’ailleurs variable, mais toujours «seule vraie»). Au «centre» du juste équilibre (auto-proclamé) : Staline, Molotov et, le commissaire du peuple à l’intérieur (NKVD/Guépéou) Yagoda, plus tard liquidé dans les purges (cette fois sanglantes) de 36-38.

Les futurs cannibales et dévorés de Nazino, présumés mauvais sujets de la reconstruction sociale stalinienne, avaient été pour cette raison arrêtés et regroupés dans les villes où ils vivaient en «parasites sociaux» pour être mis au travail forcé face au Réel de la Nature et rééduqués par la praxis la plus éprouvante dans le sens de la conscience prolétarienne. Ils avaient été embarqués à Moscou et Leningrad par la police sans ménagement ni procédure judiciaire en avril 1933, à la veille des célébrations du 1er Mai (fête du Travail), dans le cadre du nettoyage expéditif des capitales de l’URSS, vitrines du «socialisme réel» et de ses triomphes (le «succès» du 1er Plan Quinquennal de 1928-1932). On trouve donc là, logiquement, toutes sortes de déclassés de la bourgeoisie, spéculateurs de la NEP et délinquants qualifiés de «criminels» ou encore de vagabonds de la paysannerie (ex-«koulaks» déjà «liquidés comme classe»), mais dans son zèle et sa crainte de déplaire à un maître terrible, la police arrête même des communistes et quelques vieux bolcheviks et anciens combattants de l’Armée Rouge qui passaient sur le lieu des rafles sans leur passeport en poche, qui se font tabasser par les autres dans les trains : bouc-émissaires du régime qui les récompense si mal de leur naïve fidélité. Les listes, bâclées, de la déportation reflètent des pratiques répressives folles où règne un mélange d’arbitraire et d’incompétence aux conséquences meurtrières.

Arrivés en Sibérie, les condamnés viennent gonfler des masses que la bureaucratie stalinienne ne sait pas anticiper ni aiguiller à temps selon les possibilités des camps. L’utopie du camp de rééducation par le travail, comme moyen de réintégration sociale et de réhabilitation morale, tourne à la caricature monstrueuse entre improvisation dans l’urgence, détachement procédurier ou gabegie de la bureaucratie, mépris des droits des ennemis du peuple ou encore indifférence à leurs souffrances. Il faut ajouter à cela le contexte de violence et de banditisme en Sibérie, où la guerre civile et la tradition de camps ont créé une anarchie bien illustrée par Le Docteur Jivago de Pasternak : la population locale elle-même ne répugne pas à lyncher les évadés des camps, que leurs souffrances poussent au crime et au délit. Nazino est un dépotoir de fortune du trop-plein des détenus de Tomsk, où on jette (par «facilité», et avec cynisme, sans doute sans vouloir se représenter clairement les conséquences) des prisonniers incapables de faire respecter leur dignité. Quant aux maigres vivres prévues, elles ont disparu.

Comme souvent dans les camps de concentration, la lutte pour la survie est d’abord un combat pour les maigres ressources alimentaires. Parfois propice quand la morale ou le sens de la solidarité entre compagnons de malheur reprennent le dessus, à une étonnante redécouverte, tragique mais intense, en plein 20ème siècle des origines de la société, de la nécessité des règles et de la discipline la plus stricte, elle peut aussi déboucher sur l’horreur du struggle for life, au meurtre et même aux plus difficiles transgressions : au cannibalisme et à la nécrophagie. C’est sans tirer à la courte-paille, qu’on se jette sur le faible à la chair tendre à Nazino. Ce comportement monstrueux donne presque bonne conscience aux fonctionnaires pousse-au-crime qui y voient une sorte de justification de la mise au rebut de l’humanité de ces déchets humains. Forme classique de la mauvaise foi des institutions répressives. Cependant conscients d’avoir commis un certain nombre de fautes, les responsables tentent d’étouffer l’affaire qui arrive directement à Staline sur le rapport d’un cadre communiste local informé. S’il y avait intention du NKVD de déporter dans une colonie pénitentiaire dure et de ne pas ménager une force de travail asservie, le pouvoir central n’a pas voulu le cauchemar final. Il est moins ému de cette mort en masse que du dysfonctionnement de l’Etat et du parti qu’elle révèle.

Au-delà du livre, plusieurs pistes de réflexion se croisent à Nazino. N. Werth a participé au Livre noir du communisme, a publié sur l’histoire du Goulag et cette affaire pourrait être l’occasion de reposer crûment diverses questions fondamentales sur les liens entre le projet communiste (révolutionnaire et autoritaire, donc essentiellement contraignant par-delà son ambition de «libération de l’homme») et la nécessité d’un système des camps de travail («l’archipel du Goulag»), dans la logique de l’exclusion (temporaire ou indéfinie) des éléments hostiles du corps social redéfini où les détenus doivent à la fois mériter leur entretien et se réhabiliter, mais aussi constituer un élément durable de fonctionnement de l’économie. Cela pose aussi le problème du passage entre les intentions (toujours affirmées en discours) et la banalisation de pratiques déshumanisantes. Mais ces questions pourraient être posées à propos des taux froidement calculés de mortalité du travail forcé néo-esclavagiste du colonialisme ou du camp de concentration comme mode de traitement des populations civiles hostiles aux occupations impérialistes depuis la guerre des Boers. Il y aurait aussi à envisager la perspective de longue durée proprement russe. S’il est évident que la tradition despotique et bureaucratique tsariste ou la dureté de la vie des masses en Russie n’expliquent pas tout dans cet événement, on pourrait aussi s’interroger sur l’interaction entre communisme, culture étatique et retard économique russes dans le contexte international après 17 et dans la brutalisation sociale en Europe après 1914.

Enfin la question de la spécificité soviétique (au moment du stalinisme au moins) et de la comparaison avec l’autre régime/idéologie de système concentrationnaire : analogies de pratiques de gestion de masse des ressources humaines, de l’idéologisme étatique collectiviste et communautaire, de l’ambition politico-anthropologique de dépassement de l’Histoire, opposition des «visions du monde» entre universalisme égalitaire et aristocratisme raciste. La folie de Nazino semble une de ces situations-limites qui appellent la pensée sur leur possibilité même, et obligent à interroger le sens à la racine, par une gifle du réel.


Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 16/12/2008 )
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