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Une mise au point salutaire
Esther Benbassa   La Souffrance comme identité
Hachette - Pluriel 2010 /  9 € - 58.95 ffr. / 306 pages
ISBN : 978-2-01-279469-6
FORMAT : 11cmx18cm

Première publication en mars 2007 (Fayard).

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen.

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Est-il sain pour soi, pour sa relation à autrui, de vivre dans une identité de victime ? Si le bonheur est le but, s’il se construit dans le présent et se porte vers des projets d’avenir, le désir de vivre implique-t-il nécessairement la trahison des malchanceux, l’oubli des souffrances du passé ? Une part d’oubli n’est-elle pas essentielle à la possibilité d’une attention au présent, aux vivants, aux enjeux actuels où se joue aussi notre responsabilité morale ? La victime ne doit-elle pas elle-même apprendre à surmonter l’échec, la douleur, la perte, pour échapper au poison du ressentiment ou à la rumination stérilisante d’un deuil éternel ? Ces questions sont aussi anciennes que la sagesse des nations : «laissez les morts enterrer les morts», disait un certain Jésus. Les rites du deuil, de la fête des morts, les sacrements de la pénitence, de la confession, furent inventés pour permettre au sujet durement éprouvé de s’autoriser à entrer dans une nouvelle époque de sa vie sans culpabilisation. Et la force de l’ordre divin servait à bousculer celle du droit à la tristesse.

Si notre époque se complaît de façon croissante dans la remémoration collective et communautariste de ses malheurs, au prix de fusion mystique de l’individu et des contemporains dans une identité trans-historique avec les ancêtres, les Juifs sont peut-être particulièrement exemplaires de ce phénomène morbide et leur exemple de «peuple christique», victime par excellence et à ce titre digne comme tel de protection et d’honneurs éternels, a sûrement inspiré à d’autres groupes communautaires le mimétisme d’une stratégie analogue de l’identité victimaire. Tel est le constat, en effet évident, d’E. Benbassa, directrice d’études à l’EHESS et disciple de feu P. Vidal-Naquet (auteur d’un célèbre Les Assassins de la mémoire, contre les «révisionnistes» et «négationnistes» de la solution finale).

Laissant de côté (de façon laïque, mais surtout par délimitation historique de son sujet) le problème théologique fondamental (la contradiction ?) de la religion par rapport au désordre du Bas monde, le livre d’E. Benbassa traite d’un point de vue historique du statut de la souffrance et de ses liens avec la mémoire dans le judaïsme. Elle signale que si la mémoire donne lieu à des commandements divins et s’il est question depuis la Bible des malheurs des Juifs, la souffrance n’est pas ce qu’Israël doit prioritairement ni surtout garder à l’esprit de façon obsessionnelle. Ce qui compte, c’est le cycle : péché du peuple à la nuque raide, châtiment divin par les catastrophes – et pour bien des religieux, la Shoah fut la punition du péché par excellence : l’évolution athée du judaïsme moderne (marxisme, sionisme, assimilation, etc.) – et renaissance. Autrement dit, la leçon est que le Dieu de colère reste disponible pour ses fidèles et ses sujets repentis. La souffrance doit mettre en garde les âmes faibles contre les conséquences de leurs actes, sans occulter la validité de la promesse biblique (ce pourquoi Massignon faisait du peuple juif le symbole de la vertu théologale d’espérance).

Or on a poussé la conscience juive et la nation israélienne à se focaliser sur le moment de la souffrance, comme l’attestent par exemple l’excellent film de Sivan Eyal (Izkor, les esclaves de la mémoire) ou le livre non-moins excellent d’Idith Zertal (La Nation et la mort : la Shoah dans le discours et la politique d’Israël). Qui ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Ceux qui étudient le sujet savent et E. Benbassa le confirme : 1967 (la Guerre des 6 jours) a joué un rôle majeur dans la mise en scène de la souffrance comme identité victimaire. Les idéologues sionistes et l’Etat israélien ont vu le parti à tirer de ce levier émotionnel. La puissance de celui-ci est qu’il ne tolère pas la contestation : à qui en discute, on opposera l’indécence, l’immoralité voire plus récemment l’accusation d’antisémitisme (confondu avec celle de réserve sur le sionisme ou sur des aspects de la politique israélienne) voire de tendances au «révisionnisme» ou au «négationnisme». L’indignation remplace la discussion rationnelle. Que des naïfs s’y soient laissés prendre n’enlève rien à la perversité du procédé ni au danger qu’il recèle pour la liberté démocratique ; cela ne doit pas non plus occulter la finalité politique de l’opération. Selon E. Benbassa, il s’agissait dans les années 70 de consolider ainsi les frontières du Grand Israël créé (les «territoires occupés»). D’où aussi l’importance que cette identité soit intégrée par l’occident, dont on attendait qu’il soit l’allié indéfectible à l’ONU (fût-ce par le véto des USA au conseil de sécurité) ou par son aide matérielle, plus ou moins secrète. Or l’identité permettait de souder un lobby électoral faisant pression constamment de l’intérieur sur ces Etats. Là où la fin justifie les moyens, on est loin de la vraie morale, mais il faut reconnaître que cela a été redoutablement efficace pour le moment.

En exigeant depuis 1945 le devoir de mémoire au lieu du devoir d’histoire, les milieux qui favorisent l’identité souffrante poussent à confondre le souvenir pieux, légitime, envers les victimes de la solution finale avec le tout de l’histoire juive. Or l’historien ne peut se satisfaire de ce diktat de l’émotion et doit maintenir les droits de sa discipline. Car, quand bien même elle serait sincère, cette vision de l’histoire relève de l’anachronisme et doit être dénoncée. Paradoxe n°1 : le sionisme (athée) a récupéré pour l’Etat (temporel) d’Israël la vieille idée religieuse de la catastrophe hitlérienne comme d’une punition divine, mais pour culpabiliser les Juifs d’Europe de n’avoir pas été sionistes avant 1945 ! Mythe n°2 : la souffrance exceptionnelle des Juifs – interprétation idéologique (une préférence communautaire pour la souffrance des siens) qui se présente comme une vérité historique : supériorité qualitative ? Quantitative ? L’historien doit élever ses objections. Les Juifs n’ont pas été aussi soumis dans l’histoire avant 1945 que la renaissance sioniste en a convaincu beaucoup… E. Benbassa fait le catalogue des clichés véhiculés dans la littérature philosophique et historique «sérieuse».

Or si les Juifs ont été victimes de discriminations religieuses en chrétienté et de racisme plus tard, aussi de pogroms, leurs malheurs ne sont pas plus remarquables en soi que ceux de toutes les minorités religieuses opprimées (hérétiques), sans parler des diverses catégories sociales exploitées de l’histoire (serfs au Moyen âge, révoltés massacrés de la Guerre des paysans, etc.). Si leurs biens ont été convoités, ce n’est pas en raison de leur foi, car les Templiers ont été brûlés pour leurs richesses et étaient chrétiens. Il a souvent été moins dangereux d’être juifs qu’il n’y paraît : justement parce que la diaspora jouissait d’une réputation méritée d’utilité économique pour les élites, elle a été souvent protégée. On peut certes fustiger l’hypocrisie chrétienne à ce sujet au lieu d’y voir le prix de la tolérance intéressée… On peut même penser que globalement les Juifs ont été plus riches et ont mieux vécu que la plupart des Européens d’autrefois, avec certes des vexations et des risques spécifiques. De même, E. Benbassa souligne avec raison que l’hostilité envers les Juifs tenait souvent à un mélange de jalousie (envers un groupe plus riche que la moyenne des chrétiens par une sorte de privilège) et de haine due à la fonction «impure» que les élites chrétiennes leur assignaient : l’image d’usuriers et auxiliaires des autorités chrétiennes est analogue à celle de ces «mauvais conseillers» que détestait le peuple surtaxé («Vive le roi sans la gabelle !») et de ces percepteurs d’impôts que tuaient les taillables et corvéables. E. Benbassa retrouve peu ou prou et prolonge ici les explications sociologiques à la judéophobie puis à l’antisémitisme selon Marx et le premier Bernard Lazare.

L’enjeu éthique de ce livre est de mettre en garde les Juifs contre la bonne conscience que confère en général, et effectivement ici, l’idée d’être la Victime du monde. Il en résulte un sentiment d’impunité, de droit prioritaire, et in fine de droit à la violence vengeresse, y compris à l’égard d’innocents (englobés dans «les autres») qu’on transforme ainsi en victimes : une trahison de la justice dont on se réclame. «Ils sont méchants, donc je suis bon». Attitude qui risque de produire l’effet contraire à celui cherché : ni sécurité, ni respect pour soi, ni justice pour les victimes d’aujourd’hui. L’engrenage de l’antisémitisme est ré-enclenché et il est alors vain d’élever des protestations, car elles apparaîtront comme la preuve même d’une préférence de soi aux antipodes de l’universel éthique.

Si Esther Benbassa apporte sa caution académique et une contribution supplémentaire utile à la prise de conscience de «la pitié dangereuse» qui envahit la société occidentale, elle suit les traces de devanciers qui méritent d’être cités parce qu’ils ouvrirent la voie, en hérétiques, à leurs risques et périls, et que leurs ouvrages sont parfois plus radicaux dans leurs analyses. La crainte de choquer explique sans doute la lenteur de l’accouchement du livre : 5 ans ! La volonté de précision et d’inattaquabilité scientifique sont louables : ils témoignent aussi du caractère risqué de cet exercice d’indépendance (voir les ennuis d’Edgar Morin). Il semble cependant que l’écoeurement, longtemps gardé pour soi ou échangé en privé, commence à s’assumer. La parution du livre d’E. Benbassa est peut-être le signe qu’il est entre-temps devenu plus facile de critiquer l’obsession de la Shoah, son instrumentation idéologique, et que nos historiens semblent mûrs pour contester les lois de censure et l’inflation bien-pensante des dispositifs mémoriels. E. Benbassa cite avec raison le livre précurseur de Norman Finkelstein, L’Industrie de l’holocauste, édité courageusement par Rony Brauman (dont il convient de saluer le travail éditorial de salubrité publique sur le site «Momento») et Zygmunt Baumann, Holocauste et modernité.


Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 19/01/2010 )
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