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Prélude au choc des civilisations ? | | | Jared Diamond De l'inégalité parmi les sociétés - Essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire Gallimard - Folio essais 2007 / 11 € - 72.05 ffr. / 695 pages ISBN : 978-2-07-034750-6 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat.
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
A lorigine de quelques beaux textes scientifiques, on trouve souvent une question simple, mais large et dont les méandres entraînent le lecteur dans une véritable odyssée intellectuelle
Cest un peu le cas avec De linégalité parmi les sociétés, de Jared Diamond. Ce titre qui semble tout droit sorti du siècle des Lumières et dun concours académique, répond à une question basique, mais aux ramifications innombrables : Pourquoi certaines sociétés, ou civilisations, sont-elles en avance sur dautres ? Quest-ce qui explique lessor de lOccident ? Pouquoi est-ce lEurope qui a conquis les Amériques et non Atahualpa qui serait venu capturer le roi dEspagne ?
On pourrait de la sorte reconstruire lHistoire, ou en tous les cas lui trouver une cohérence, voire un dessein voulu par une quelconque providence. Ce nest pas lobjet du bel essai de J. Diamond qui, plutôt dans une optique dhistoire globale à la mode, outre Atlantique, entreprend de saisir les rouages du progrès en fonction des sociétés.
Géographe (biogéographe exactement), biologiste/éthologiste spécialiste des oiseaux et amateur éclairé de physiologie, Jared Diamond, professeur à UCLA est lun de ces savants originaux qui, loin de vouloir senfermer dans leur matière et leur érudition, ambitionnent au contraire une carrière, et une uvre, dhonnête homme au sens moderne du terme cest-à-dire dun esprit curieux et non dun juge ni même dun arbitre. Lauteur, s'il néchappe pas toujours au politiquement correct, a toutefois pris la précaution de définir longuement le sens même de sa question et ce sont ces prolégomènes qui, dans une introduction très méthodique, quasi universitaire, révèlent lampleur du projet : rien moins quune histoire comparée du progrès humain depuis 11000 avant JC, discussion méthodologique incluse.
«Des fusils, des germes et de lacier» : cest en quelque sorte la triade déclinée par cet ouvrage touffus, captivant autant quimpressionnant. Partant du principe que la diversité des sociétés procède de la découverte de certaines techniques, de la capacité des individus à sadapter (une définition classique de lintelligence en somme), apprivoiser un espace, une faune afin de les mettre au service dune population, puis dun État, J. Diamond observe les sociétés non-européennes sociétés anciennement victimes des conquêtes occidentales et étalonnées à laune de ce critère douteux et analyse les étapes, le chemin parcouru en montrant les conséquences dun climat, dune conformation du territoire
Rien de révolutionnaire : la théorie des climats, pratiquée depuis les philosophes grecs jusquaux Lumières, mais revisitée par un anthropologue, qui prend comme point de départ non linvention de lécrit ou du portable, mais bien la ligne de démarcation entre lhomme et le singe. Chaque étape est une leçon de chose, décrivant une grande chaîne de causalité : la conquête de lagriculture/la sédentarisation (luf ou la poule) et la capacité à produire du surplus alimentaire permet laccroissement de la population, puis la diversification des tâches et la possibilité pour certains de se consacrer à linnovation, prélude à la mise en place dune société de plus en plus complexe qui débouche sur un État. On passe de la survie au progrès selon un processus de développement cumulatif, ce que lauteur appelle une «autocatalyse», un processus qui saccélère au fur et à mesure quil se développe (laccélération de lHistoire, thème classique).
Que l'on assiste à la bataille de Cajamarca (qui vit Pizarro et ses 200 hommes écraser des milliers dIncas), que lon suive les traces des hommes préhistoriques dans la conquête du globe ou encore de lexpression (langage, écriture communication), que lon assiste au face-à-face entre chasseurs-cueilleurs et agriculteurs (ou plutôt quune confrontation, une alternative selon lauteur)
on découvre, peu à peu, par touches, la route complexe qui mène à nos sociétés, ou sen éloigne (telles ces populations océaniennes condamnées, du fait dune migration sur un territoire étroit, à la régression démographique et technologique). Il ne sagit pas toutefois dune vision irénique du progrès : qui dit bétail dit certes nourriture, transport, chaleur (produits dérivés sil en est)
mais également maladie, épidémies
sans parler de lacier et de ses multiples applications. Autres facteurs de destruction massive et dinégalité entre deux sociétés (les microbes européens furent sans doute linstrument majeur de la conquête des Amériques, et une arme de destruction massive). Alors certes, dans cette histoire du «temps long» quaurait apprécié un Fernand Braudel, lindividu compte peu, et la trace dun Alexandre le grand, demeure plus dans les mémoires que dans les faits
Et ce nest pas faire injure à lun ou lautre des deux auteurs que de dire que ce livre, comme La Méditerranée, est porté par un souffle, une vision.
Louvrage est original, à mi chemin de lessai informé, de la vulgarisation de haut vol ou, au contraire, de la synthèse scientifique pour un grand public exigeant. Mêlant histoire, anthropologie, biologie
pour en tirer une leçon sur lHomme, Jared Diamond livre un livre à la fois exigeant, riche didées comme de développements, et finalement assez accessible, pour peu quon se laisse porter par les pérégrinations intellectuelles de son auteur. Un beau voyage depuis le fond des âges, comme une odyssée scientifique conduite de main de maître. Un livre pour tous ceux qui aiment lhistoire, tout simplement.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 20/12/2007 ) Imprimer | | |