|
Histoire & Sciences sociales -> |
| |
Entretien avec Philippe Descola (2ème partie) | | | Entretien avec Philippe Descola (2ème partie)
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard (Bibliothèque des Sciences humaines), 2006, 623 p., 35 , 14,0cm x 22,5cm, ISBN : 2-07-077263-2. Imprimer
Philippe Descola est anthropologue au Collège de France. Son dernier ouvrage Par-delà nature et culture (éditions Gallimard) constitue une contribution majeure à l'anthropologie mais aussi à l'ensemble des sciences humaines. Son ambition est de revenir sur la fameuse distinction nature/culture, sorte de point aveugle de la pensée occidentale moderne. Philippe Descola n'entend pas en faire le procès mais bien plutôt de la restituer au sein d'une grammaire générale des cosmologies. Elle apparaît alors comme un des usages du monde possibles
Parutions.com : Cest donc à partir de ce point de départ, de cette expérience et cet outillage cognitif communs, que vous développez une «grammaire générale des cosmologies», «une cartographie» des «schèmes élémentaires de la pratique» et que vous concluez votre ouvrage par un «registre des possibles». Chacune des quatre grandes ontologies, idéal-typique, étant définie par la double attribution dune ressemblance ou dune différence, dune continuité ou dune discontinuité, entre les intériorités et les physicalités des humains et des non-humains. Le premier acquis important dune telle démarche est de pouvoir critiquer radicalement le naturalisme sans le renvoyer à un non sens, mais à le présenter comme un cas particulier dune grammaire universelle.
Philippe Descola : Oui, notre naturalisme apparaît alors comme un énoncé rendu possible par une grammaire universelle. Mais, précisons bien ici que cette position en surplomb, ce type daffirmation a été rendu possible par le développement du naturalisme lui-même. En ce sens le lieu doù je parle reste indubitablement celui du naturalisme. Parce quil faut avoir conscience doù lon vient, parce quon ne pense pas sur un nuage, et quil est très difficile de se détacher dune tradition de pensée, seule une conscience critique de cet environnement intellectuel permet davancer.
Parutions.com : Pour développer votre grammaire, vous substituez aux éléments classiques que sont l «individu» et la «société» les notions de «sujet» et de «collectif». Faut il considérer que ces notions sont non pertinentes ou uniquement pertinentes pour un type de société. De même, vous vous gardez beaucoup du préjugé «sociocentrique» : la question est alors de savoir sil faut se condamner à une «simple» anthropologie du sujet, et donc ne plus rien dire de la «société».
Philippe Descola : Concernant la substitution individu par le sujet, je suis parti de lidée que lontologique détermine le sociologique. Lontologique étant défini comme la distribution par les humains de propriétés spécifiques aux existants dans le monde, indépendamment de toute nature préalable qui serait donnée à ces existants. La question ontologique est de comprendre la façon dont on fait vivre des existants avec des propriétés particulières. Cest là lopération principale. Précisons que je pose lantériorité des ontologies logiquement ; cest-à-dire que je ne nie pas, dans une démarche sociologique classique, que tout sujet vivant est dans un monde déjà constitué et donc que les propriétés quil donnera aux existants sont des propriétés quil aura appris à reconnaître comme des propriétés légitimes. Cela est juste et va de soi. Cette opération nest donc pour moi quune façon de poser logiquement lantériorité dun processus de don de sens.
Si, par hypothèse, ce sont ces ontologies qui préexistent au reste, elles doivent avoir un effet à la fois sur la construction des sujets, susceptibles de mener une action légitime dans le monde et de tenir à son propos des énoncés valides, et sur la façon dont sagrègent ces sujets et éventuellement des non sujets dans des collectifs, dans des collections fonctionnelles dhumains et de non-humains dont les limites ne correspondent pas à celles que nous reconnaissons traditionnellement à la société.
Pourquoi faire cela ? Précisément, pour éviter la perspective classique en sociologie et en anthropologie qui consiste à dire que chez les Achuar ou chez les Ojibwa, par exemple, les animaux sont conçus comme des personnes parce quil y a une projection des qualités humaines sur les animaux. Or, il me semble beaucoup plus intéressant et vraisemblable de partir dun autre principe, dune tout autre démarche. Si on affirme quest «sujet» toute entité dont des humains postulent quelle a une intentionnalité agissante (homme, animal, végétal, etc.) et que ces «sujets» sont susceptibles de sagréger dans des «collectifs», alors, à ce moment là, on dépasse la fonction rectrice de notre propre modèle sociocosmique qui pose une nature dun côté et des cultures et des sociétés de lautre ; lesquelles sociétés nétant que des sociétés de sujets humains. On dynamite donc le caractère historiquement contingent de nos outils.
Ce dernier point, cet effet me paraît très important. Si un mathématicien nous dit quune notion de fonction une fois exposée et comprise peut être utilisée par un chinois, un grec ou un jivaro, de la même façon les outils des sciences sociales devraient pouvoir être utilisés par tout le monde sans violence, sans faire violence aux ontologies au sein desquelles ces gens vivent. Or, parler de «société» dans le monde animique, totémique ou analogique est indu ! Si on peut parler de la cité de Dieu dans un monde analogique médiéval, si on peut parler de classes totémiques mêlant des humains et des non-humains dans le monde totémique, si on peut parler de tribus-espèces de toucans ou de pécaris avec des chefs, des chamanes et des rituels dans le monde animique, on ne peut pas parler de «société» ; cela na pas de sens !
Procéder à une évaluation des conséquences de ces ontologies sur la construction des notions de sujets et dagrégats collectifs me paraît plus utile que de postuler ou dhypostasier «individu» et «société». Cette démarche ninvalide pas le recours à ces notions classiques dans des mondes naturalistes ; elles y gardent leur utilité et leur efficacité descriptives, comme la sociologie le montre bien. Mais, lessentiel est de savoir que ces notions dindividu et de société ne relèvent pas en loccurrence dun métalangage, mais dun dialecte propre au modernisme naturaliste, un idiolecte si lon veut.
Parutions.com : Les débats danthropologie sociale ne sont pas dépourvus denjeux «politiques». Lanthropologie libérale, par exemple, a très largement été critiquée par une anthropologie «anti-utilitariste», souvent inspirée des travaux de Mauss. Préférer pour lanthropologie les notions de sujet et de collectif à celles dindividu et de société, semble correspondre à une tendance actuelle en sciences sociales où lon préfère les notions d«acteur» et de «réseau». Abandonnez-vous tout projet danalyse des «sociétés», toute ambition de dire quelque chose sur l«homme social» ?
Philippe Descola : Cest là une question très compliquée. Je partage certaines positions, essentiellement critiques, avec des courants que lon pourrait dire interactionnistes au sens large, proches de l'«actor network theory». Je partage notamment un doute vis-à-vis de lidée quà partir du moment où lon a trouvé quelque chose qui sapparente à une cause sociale on aura expliqué un phénomène. Cela dit, il reste une dimension structuraliste très forte dans mon travail qui perdure et qui me distingue de ce que font des chercheurs comme Bruno Latour (La Science en action et Politiques de la nature, La Découverte) ou Luc Boltanski (Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, Les économies de la grandeur, Gallimard) avec qui jai par ailleurs pas mal daffinités intellectuelles. Il me semble que raisonner en terme de réseaux pose le problème dune clôture non empirique du réseau, cest-à-dire de savoir à partir de quel moment on a quitté le cur du lieu où les choses se passent. On peut filer les réseaux à linfini. Mais il me semble quil existe des différences de type qualitatif entre les réseaux et pas seulement des différences quantitatives. Un réseau ne diffère pas dun autre simplement par la densité des nuds, des interconnexions ou, pour reprendre le vocabulaire de Bruno Latour, par la quantité de non-humains quil arrive à mobiliser ou à faire se déléguer. Ces réseaux ont des architectures différentes. Cest pourquoi je continue à défendre des positions assez classiques, structuralistes. Les quatre ontologies définies dans mon ouvrage ont des structures et des propriétés différentes qui ne permettent pas de faire les mêmes choses.
Pour ce qui est du «social», tout sujet humain est immergé dans du social. Cest tellement évident quil est inutile ici de sy attarder. Si les cas denfants sauvages ne manquent pas dintérêt, ils nous renseignent plus sur la façon dont les sociétés les interrogent et essaient, à travers eux, de réfléchir sur les caractéristiques de la nature humaine que sur ce que pourrait être un humain dépouillé de tout attribut social, comme la récemment montré Lucienne Strivay. Rappeler, donc, que nous sommes des êtres sociaux, que tout est social est aussi juste que trivial.
En quoi consiste une anthropologie qui explique les comportements par leur portée sociale ? Elle consiste pour lessentiel à développer des explications à partir des logiques de stratégies et dintérêts individuels et collectifs, tant il est vrai que tout le monde, dans nimporte quel collectif, fait ses petits calculs. Selon les cas, on réussit à atteindre des positions (de prestige, dinfluence, de pouvoir, de domination économique, culturelle ou symbolique) quil sagit de protéger et de consolider, suscitant la compétition et la remise en cause. Dans cette perspective, le mouvement de lhistoire est finalement la résultante du choc des intérêts contradictoires. Bref, lexplication sociale fait toujours intervenir une variante plus ou moins subtile de lhomo oeconomicus engagé dans la maximisation de ses avantages et aboutit dans le pire des cas à la sociologie de lépicier. Cest la figure de lindividualisme possessif, née au XVIIe siècle, qui est ainsi généralisée à la planète. Or, il faut tenir compte de la variation considérable de la nature des objectifs poursuivis par les individus et les groupes dans lhistoire humaine ; surtout, il faut tenir compte des mécanismes de stabilisation et de cadrage qui canalisent lexpression de ses objectifs. Ce qui me frappe dans la sociologie de Pierre Bourdieu, par exemple, cest quelle est quand même fondée sur des sujets qui, bien que largement intégrés dans des champs qui déterminent leurs préférences, restent incroyablement hobbesiens dans leurs façons dagir (Pierre Bourdieu, La Distinction, éditions de Minuit). Si ce type de démarche nest pas exclue en anthropologie, parce quelle permet de comprendre des interactions, des stratégies, dans des situations très locales et concrètes, je ne suis pas sûr toutefois quelle puisse mener très loin. Car lobjectif demeure malgré tout de comprendre les logiques densemble de la formation et de la transformation des collectifs en comparant des situations très diverses, dans des sociétés de classes et dans des sociétés sans classes, dans des commissariats de police et dans des sociétés initiatiques, dans des monastères tibétains et à la bourse de Shangaï ; et la capacité explicative des intérêts personnels demeure bien pauvre dans ce genre de comparaison. Cela ne signifie pas quil ny a pas conflits dintérêts, bien sûr, mais je doute que lon ait besoin des anthropologues ou des sociologues pour sen convaincre. Il me paraît plus important dexaminer les moyens qui ont été employés par les humains pour composer des mondes communs, y compris le conflit, afin de réfléchir à la manière dont nous pourrions composer le monde que nous voulons.
Parutions.com : Votre ouvrage paraît à une période largement dominée par la problématique de la mondialisation. Face à des dangers aussi globaux que la pollution ou la destruction de lenvironnement, la tentation est grande de présenter notre naturalisme comme responsable de ces dommages et incapable de développer un autre usage du monde, moins préjudiciable. Or vous êtes très prudent sur ces questions et ne condamnez absolument pas notre modèle ontologique. Attentif aux éléments qui brouillent certaines de ses frontières classiques, vous allez même jusquà dire que : «lexistence même de ces variations et laccentuation de leur amplitude dans les dernières décennies offrent déjà un indice de ce que le schème naturaliste ne va plus de soi [
] et quune phase de recomposition ontologique a peut-être débuté, dont nul ne saurait prédire le résultat.» (p.277)
Philippe Descola : Le mouvement même du naturalisme montre que traiter les non-humains comme des objets a une conséquence : le développement effréné de la déprédation des ressources humaines et non humaines. Cela dit, le naturalisme nest pas monolithique. Cest en partie avec la notion de «cités» utilisée par Luc Boltanski que jai pu comprendre que le naturalisme, et lui seul, autorise la coexistence de différents schèmes de relation (léchange, la prédation, le don, la production, la protection ou la transmission) dont aucun narrive véritablement à dominer les autres. Parce que le naturalisme est plus chatoyant, il est dommage de vouloir le réduire à un seul de ses possibles.
Notre naturalisme sest dailleurs en partie réformé. Une grande partie des non-humains fait aujourdhui lobjet dune protection. Cette protection largement paternaliste nest pas sans ambiguïté. Largument utilitariste est en effet très présent dans la défense de lenvironnement. La préservation de lenvironnement est souvent justifiée précisément parce quelle devient nécessaire à son utilisation future par lhomme. Cet argument utilitariste se retrouve largement dans les plaidoyers en faveur de la défense de la biodiversité. Je nai personnellement jamais lu dargument scientifiquement convaincant qui justifierait la défense de la biodiversité. Pour lessentiel, elle repose sur lidée quun jour peut-être, parmi lun ou lautre des centaines de milliers dorganismes sur lesquels nous ne savons à peu près rien, on trouvera une molécule qui nous aidera à soigner telle ou telle maladie
Or il me semble quen la matière on ne peut mettre en avant que des arguments normatifs. Si je suis en faveur de la préservation de la biodiversité ou de la diversité culturelle cest simplement parce que je préfère la diversité à luniformité, la variation à la monotonie ; je suis donc pour la biodiversité en soi et non pour ses éventuels avantages à long terme. Quon le regrette ou non, je ne suis pas sûr que lon puisse dire autre chose que cela. Si largument utilitariste peut être utile sur le plan tactique ou politique, seuls les arguments normatifs peuvent in fine justifier ces positions.
Par ailleurs, nous sommes confrontés à des évolutions presque imperceptibles de la cosmologie naturaliste. Les nouvelles techniques de la reproduction, y compris le diagnostic prénatal, comme laccroissement de leffet de serre ou la pollution en sont de bons indicateurs. Car on voit bien que chacun de ces phénomènes, à sa manière, est à la fois social et naturel, en partie dépendant et en partie indépendant des humains, une distinction radicale devenant ainsi impossible à établir. Sil est manifeste que la frontière se brouille entre lordre naturel et lordre culturel, je ne me risquerai pas à prédire combien de temps encore cette frontière va se maintenir. Mon sentiment est que ce que lon appelle la mondialisation, cest-à-dire le développement accéléré dun certain mode de circulation des marchandises et des habitudes de consommation qui vont avec, va probablement engendrer le retour à une nouvelle forme danalogisme, à un collectif analogique transnational, qui sera véritablement coextensif au monde. Tous les collectifs analogiques se croient coextensifs au monde, quelle que soit la superficie du territoire quils occupent, et ignorent ou méprisent les humanités qui végètent à leur périphérie. Les Chipaya des hauts plateaux boliviens, population qui ne compte pourtant que quelques milliers de personnes, se prennent pour le monde et tâchent davoir le moins de rapports possible avec leurs voisins aymaras et métis qui dailleurs les méprisent. La différence à présent est que la circulation de plus en plus importante à la surface de la terre des humains et des non-humains est en train dunifier les procédures de distribution, de répartition et de consommation des ces non-humains ; de sorte quil est possible que lon aboutisse un jour à un collectif-monde qui serait véritablement mondial, cest-à-dire unifié à léchelle du monde par des procédures homogènes de classement et dorganisation de tous les existants.
Le problème sur le plan politique est double : dune part, comment garantir lévolution de ce collectif, sans que ce soit au prix dun saccage irrémédiable de lenvironnement, et dautre part, comment concevoir un collectif analogique de ce type dont le fonctionnement continuerait néanmoins à être fondé, et cela est hautement désirable, sur les instruments politiques du naturalisme, à savoir la démocratie représentative. Or, de façon générale, les collectifs analogiques, notamment lorsquils accueillent de très grandes quantités dhumains et de non-humains ont recours à des mécanismes de structuration contraignants, voire très coercitifs, en tout cas fondés sur des hiérarchies assez nettes. Le fascisme et le stalinisme, les dernières tentatives de structurer à la manière analogique des ontologies naturalistes nont pas laissé un très bon souvenir, cest le moins que lon puisse dire. Il nous faut alors prendre la mesure de la question posée. Comment envisager un collectif-monde qui soit fondé sur une idée véritablement cosmopolitique des rapports entre humains et non-humains ; voilà un défi extraordinairement complexe qui nous attend pour le siècle à venir.
Sur ces questions, lOMC devra jouer un rôle important. On critique, souvent à raison, cette institution mais il ne faut pas perdre de vue quelle est le seul instrument international dans lequel on gère des rapports entre humains et non-humains. Face à ces enjeux, il paraît assez insatisfaisant de laisser une telle institution à la cogestion des capitalistes et des syndicalistes libéraux !
Propos recueillis par Sophie Jospin et Guy Dreux le 10/05/2006 ( Mis en ligne le 02/09/2006 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Entretien avec Philippe Descola (1ère partie)Entretien avec Philippe Descola (3ème partie) | | |
|
|
|
|