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L'intérêt comme source de notre morale
Entretien avec Christian Laval (2ème partie)


- Christian Laval, L'Homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Gallimard (NRF essais), Avril 2007, 396 p., 23.90 €, ISBN : 978-2-07-078371-7.
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Parutions.com : Pourquoi parler de "racines" du néolibéralisme dans le sous-titre de votre ouvrage ?

Christian Laval : Le terme de "racines" ici ne signifie pas que le néolibéralisme est une suite naturelle du libéralisme classique, un peu comme une plante se développerait à partir de ses graines. Il signifie plutôt que le néolibéralisme s'"enracine" sur un socle qui est la conception de ce sujet de l'intérêt à partir duquel on peut et doit poser un certain nombre de fins politiques. Michel Foucault, pour sa part, montre parfaitement, que le néolibéralisme des années 1970 s'enracine dans des problématiques apparues entre 1776 et 1832. Le néolibéralisme permet en effet de reposer la question du gouvernement et du pouvoir. Cette question avait disparu dans le libéralisme classique puisqu'on en avait fait une question de nature, de nature humaine et d'équilibres spontanés. La question qui se pose à nouveau avec le néolibéralisme est donc bien de savoir comment on gouverne les individus d'une société qui fonctionne à l'intérêt. C'est par ce moyen que l'on peut voir que le néolibéralisme a un fondement anthropologique. A partir du moment où il pose la question du gouvernement de l'intérêt, il pose la question du type d'homme avec lequel il doit traiter.

Le néolibéralisme a affaire à ce sujet de l'intérêt. Mais plus intéressant peut-être, c'est qu'avec le néolibéralisme, et de façon presque plus évidente encore qu'avec Jeremy Bentham, on a l'impression que cet homme économique n'est pas donné d'emblée mais qu'il est le produit d'une transformation, d'une réforme de l'homme. Il s'agit de produire l'homme économique ! Il s'agit de former, d’éduquer, un sujet de l'intérêt, de créer les conditions juridiques, morales et politiques de son apparition et de son fonctionnement. Il faut voir dans tous les efforts politiques actuels en matière de droit du travail, d'éducation, dans le discours des médias, un formidable travail de réforme de l’homme. Tout ce travail de formation intellectuelle et mentale qui entend diffuser l'"esprit d'entreprise", le "sens de la responsabilité individuelle", la "culture du risque" indique bien qu'on ne peut faire fonctionner l’économie de marché qu'à partir du moment où l'on produit ce nouvel être. L'éducation et particulièrement l'enseignement actuel de l'économie peuvent se comprendre dans cette perspective (Sur cette question, voir L'Ecole n'est pas une entreprise : Le néolibéralisme à l'assaut de l'enseignement public, Christian Laval, La Découverte, 2003.). On transforme les nouvelles générations ; on les fait être ce qu'elles doivent être pour faire fonctionner l'économie. En ce sens, le néolibéralisme c'est la construction de l'homme nouveau !

Parutions.com : On retient de Karl Polanyi la thèse du "désencastrement" de l'économie c'est-à-dire le développement de l'économie comme un mouvement d'autonomisation par rapport à la société. Ce mouvement de "désencastrement" se serait produit au début du XIXe siècle. Même si vous vous référez souvent à K. Polanyi, vous ne le suivez pas complètement dans cette lecture de l’histoire des sociétés européennes.

Christian Laval : Karl Polanyi voit les logiques sérieuses de marché arriver très tardivement. Selon lui, l'émergence de cette émancipation et autonomisation de l'économie de marché date de 1834 (En 1834, l'Angleterre abroge la loi sur les pauvres de 1795, qui établissait un revenu minimum) ; ce qui est extrêmement tard. Il perçoit ce mouvement comme l'émergence d'une sphère particulière qui serait gouvernée par le seul mobile du gain et qui aboutirait à l'annexion de la sphère sociale par le grand marché, au moment où la terre, la monnaie et le travail deviennent des "marchandises fictives" pour reprendre son expression. La première difficulté de cette thèse est que ce schéma ne perçoit pas que, bien avant l'émergence de cette économie marchande, avait été pensée une forme marchande, instrumentale, utilitariste de tous les types de relations. Avec le modèle de Karl Polanyi, on ne peut donc pas comprendre ni Bernard de Mandeville, ni Adam Smith, ni Jeremy Bentham… Il ne voit pas bien comment a émergé cette figure de l'homme intéressé bien avant le développement de la sphère marchande de l’économie.

Parutions.com : Polanyi met en évidence ce qu’il appelle une "grande transformation", c’est-à-dire le retour dans les années 1930 de l'Etat et de ses interventions dans la sphère économique, qu'il juge définitive ; alors que vous insistez plutôt sur des oscillations, des mouvements de balanciers entre le laisser-faire et l'interventionnisme de l'Etat.

Christian Laval : Karl Polanyi, perçoit bien des mouvements de balancier avant la «grande transformation». S'il y a d'ailleurs un penseur qui est très attentif aux mouvements et aux contre mouvements, c'est bien Karl Polanyi. Mais selon lui, on a eu affaire, dès les années 1930, à un contre mouvement décisif. D’où le titre de son ouvrage. Il pense qu’à un certain moment le mythe du marché autorégulé a été définitivement invalidé et que s’est ouverte une période de "réencastrement" de l'économie dans le politique et le social. C'est une erreur de diagnostic considérable. On ne peut pas comprendre en effet le néolibéralisme dans la logique polanyienne.

Parutions.com : Parce qu'elle oppose trop radicalement le marché autorégulé et l'intervention de l'Etat ?

Christian Laval : Absolument. Et cette erreur continue d’avoir des effets politiques très évidents. On peut prendre pour ne citer qu’un exemple le jugement que certains, et certains socialistes notamment, ont eu à propos du Traité constitutionnel européen. Ils y ont vu un texte qui allait contenir le libéralisme de type anglo-saxon, qu'ils perçoivent la plupart du temps comme une espèce d’apologie de la jungle. Or, le Traité dit très précisément que la concurrence est une chose qui se construit et se surveille : c'est là une proposition néolibérale typique, notamment dans sa filiation allemande avec l'ordolibéralisme. Il faut donc éviter de croire à l'opposition rigide entre le caractère naturel du marché autorégulé et l'intervention de l'État. Curieusement, dans La Grande Transformation, Karl Polanyi montre très bien que les marchés sont le fruit de politiques et de dispositions législatives. Mais il n'en tire pas les conclusions qu'il faudrait. Aujourd'hui, il ne faudrait pas croire que, parce qu'il y a des interventions politiques, on serait arrivé à la fin du libéralisme, comme certains le croient (Pour un exemple de ce type de discours, voir Le Capitalisme n'a pas d'avenir, Guillaume Duval, La Découverte, 2003). L'activité de la commission européenne ou l'activisme actuel de Nicolas Sarkozy sont exemplaires à ce sujet.

Parutions.com : Il y a un mouvement dans votre livre. En introduction vous signalez trois éléments qui permettent de comprendre la force actuelle du néolibéralisme : l'évidence pour la plupart d'entre nous de la fiction de la société comme machine à produire et comme un vaste marché, le fait que cette fiction détermine réellement des normes, des lois et des manières d'agir et, enfin, le fait que cette croyance nourrit tout un système de récompenses et de contraintes. "Nous sommes enfermés, mais nous nous pensons de plus en plus libres", dites-vous. Nous serions donc dans une situation où l'homme économique serait en voie de réalisation quasi complète.

Toutefois, dans votre conclusion, vous signalez deux grandes résistances qui ont marqué cette histoire : Marx et Mauss. L'erreur de Marx, selon vous, est d'avoir cru que "le développement du capitalisme mettait l'individu "à nu", qu'il le débarrassait des origines du "vieil homme" pour mieux préparer l'avènement du "nouvel homme"". Son erreur est d'avoir cru que le développement du capitalisme nous rapprochait inévitablement de son dépassement (A propos de la perspective marxiste plus actuelle de Antonio Negri et Michael Hardt, voir Sauver Marx ?, Pierre Dardot, Christian Laval et El Mouhoub Mouhoud, La Découverte, 2007). De Mauss, vous retenez son affirmation selon laquelle l'ontologie libérale ne correspond pas véritablement à ce qu'est l'homme. En somme, Mauss nous aiderait à percevoir et comprendre un "grand vide" dont vous parlez à de nombreuses reprises. Ce grand vide serait d'ailleurs toujours plus ressenti.

Christian Laval : Cette histoire de l'homme économique fait apparaître un fil continu de "résistance". Cette représentation de l'homme comme être d'intérêt poursuivant la maximisation de sa satisfaction, cette célébration du "petit souverain propriétaire" qui calcule ses avantages et ses désavantages, a une histoire assez ancienne. Cette histoire présente une certaine extension, un mouvement continu, bien au-delà de la sphère marchande. Nous sommes de plus en plus convaincus, ou invités expressément à l’être, que nous sommes bien des êtres d'intérêt. Enfin, cette histoire fait apparaître des supports, en ce sens que cette émergence de l'homme économique s'inscrit nécessairement dans des rapports sociaux, des rapports institutionnels, des rapports aux autres, des activités et des pratiques diverses. La simple nécessité pour l'immense majorité d'entre nous de devoir vendre notre force de travail pour subvenir à nos besoins en est un vecteur majeur. Bref, tout cela n'est pas artificiel, ne se réduit pas à la sphère des constructions intellectuelles ou des imaginations. Nous sommes conduits à nous penser de plus en plus intimement dans et par ces catégories. C'est très certainement là que réside une des erreurs profondes de Marx. Il n'a pas vu que la société de marché peut, pour une part, être désirée par les hommes économiques que nous sommes devenus.

Mais on pourrait dire, d’un autre côté, que cette humanité économique est une humanité déchirée. Plus l'homme est assigné à cette identité de sujet de l'intérêt, plus les rapports qu'il entretient avec les autres sont de nature utilitariste et instrumentale et plus d'autres modes de relations lui semblent obscurs alors même qu'ils le constituent toujours comme un être social. Nous continuons de participer à un monde commun, nous nous co-appartenons toujours. Nous vivons "par autrui" comme disait Auguste Comte, comme tous les autres humains. Nous sommes pleinement des êtres sociaux, pris dans des logiques de filiation, de communauté, de réciprocité. Cependant, il semble que nous n'ayons plus vraiment les mots pour le dire, et cette réalité se réfugie dans certaines idéologies, dans l'art, dans l'inconscient, etc… Le déchirement que pointait Lacan - lorsqu'il parle de "l'isolement de l'âme" ("L'agressivité en psychanalyse" (1948), in Ecrits, Seuil, 1966) - renvoie très directement à cette séparation entre d'une part, la façon dont nous nous vivons, dont nous faisons l'expérience de nous-mêmes avec les mots qui nous sont imposés finalement par ce type de société, ce langage économique de l'intérêt, et, d'autre part, ce qui nous constitue comme des êtres sociaux, des êtres de parole et d'échange linguistique et symbolique. Un fossé s'est ouvert et l'on ne sait plus trop comment le combler.

Parutions.com : Ce déchirement semble avoir été très tôt décelé. Vous citez par exemple Helvétius qui au XVIIIe siècle affirme que "[…] si l'amour de notre être est fondé sur la crainte de la douleur et l'amour du plaisir, le désir d'être heureux est donc en nous plus puissant que le désir d'être". Il y aurait donc eu un doute sur le fait que la recherche permanente et maximisatrice des plaisirs, du bonheur n'est peut-être pas la meilleure façon de vivre. La recherche du bonheur pourrait être contraire à l'être.

Christian Laval : Puisque nous sommes tous embarqués dans cette histoire, la question est de savoir comment on peut se ressaisir des "invariants", des "rocs de l'humain" - pour reprendre le vocabulaire de Marcel Mauss – qui constituent notre humanité mais qui sont douloureusement absents dans le monde de l'homme économique. Puisque les liens de réciprocité ou de filiation ne sont pas réductibles à des échanges de type marchand, encore moins à des formules de maximisation et de capitalisation, comment les faire exister sans qu'ils contrarient les tendances émancipatrices auxquelles nous sommes justement attachés. Nous sommes comme déchirés par des mouvements actuels contradictoires. D'un côté, des économistes persistent à mettre en équation les logiques familiales. D'un autre côté, des aspirations à un autre monde possible se multiplient.

Mais comment faire pour ressaisir ces autres expériences, leur redonner une place plus importante, reconquérir une autre part de soi-même, une part d'humanité. On pourrait dire que c'est une sorte de "part maudite" (mais pas au sens de Georges Bataille), une part qui n'est pas dite, de l'humain qui est au cœur de la résistance à l'humanité économique. Nous sommes tous assignés à être des hommes économiques sans pourtant pouvoir nous y réduire : il y a une autre part de nous-mêmes tout aussi désirable. Toute la question est de savoir comment mettre en forme cette autre part, pour lui donner une existence, pour la déployer, afin de contrer des mutilations de l'humanité.

Parutions.com : C'est ce que vous appelez une véritable "politique de lien social" ou "une politique de société".

Christian Laval : Oui. Cette dernière expression renvoie ironiquement à l'expression ordolibérale allemande, doctrine qui vise à faire en sorte que les liens sociaux soient des liens de concurrence généralisés entre des petits capitalistes. Je renverse donc l'expression en affirmant qu'il faut une autre politique de société (ou de civilisation, comme nous le dit Edgar Morin - Pour une politique de civilisation, Arléa, 2002) qui donne toute sa valeur et sa place à d'autres expériences humaines, à d'autres types de rapports sociaux. La sociologie anti-utilitariste dans la ligne de Marcel Mauss, comme la psychanalyse sur un autre registre, explorent ces voies possibles.

Si, en Occident, nous avons réussi à développer un certain type de rapports d'utilité, on doit être capable de développer d'autres parts de nous-mêmes, de les re-développer ou d'en créer de nouvelles.


Entretien mené par Guy Dreux
( Mis en ligne le 01/10/2007 )
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