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Histoire & Sciences sociales  ->  Antiquité & préhistoire  
 

Albert Thibaudet raconte...
Albert Thibaudet   Socrate
CNRS éditions 2008 /  30 € - 196.5 ffr. / 440 pages
ISBN : 978-2-271-06733-3
FORMAT : 15cm x 23cm

Avant-propos de Michel Leymarie.

Notes de Floyd Gray.

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Albert Thibaudet, prolixe critique littéraire du début du XXe siècle, que Michel Leymarie nous fit brillamment redécouvrir en 2006 dans L'Outsider du dedans, est mort en 1936 en laissant une somme de manuscrits inédits et souvent inachevés. Parmi ceux-ci, demeura longtemps égarée son imposante étude sur Socrate, que Floyd Gray, professeur de littérature française à l'université du Michigan, parvint à récupérer, et patiemment transcrire et annoter.

Le texte s'avère passionnant, d'abord parce qu'il nous livre une analyse originale de celui qui passe pour l'inventeur de la philosophie, ensuite parce qu'il nous permet d'appréhender, en creux, la méthode de Thibaudet, essayiste à la croisée des disciplines de la critique littéraire, de la philosophie et de l'histoire. Influencé en effet très tôt par Bergson, sur lequel il publia une magistrale étude en 1924, Thibaudet a commencé par enseigner la philosophie dans différents lycées ; c'est ensuite qu'il s'orienta vers la critique littéraire, abreuvant de ses articles nombre d'hebdomadaires, journaux et revues dont la prestigieuse NRF. Mais c'est sa passion pour l'histoire et en particulier celle de l'Antiquité qui le fit se plonger dans les textes classiques grecs dont il maîtrisait la langue à la perfection, et le poussa à entreprendre plusieurs longs voyages en Grèce pour s'imprégner de la culture. Rien d'étonnant alors à ce qu'il se soit intéressé à Socrate, une des figures les plus illustres du Ve siècle av. J.C ; il semble qu'il ait toute sa vie travaillé à cette oeuvre qui porte sa marque pluridisciplinaire : en historien, il exhume une vision nouvelle de Socrate ; en philosophe, il nous expose une définition de sa méthode ; en critique littéraire enfin, il parvient à faire émerger un véritable style socratique.

Thibaudet se propose en effet, par une relecture de toutes les sources existant sur Socrate, depuis ses plus fidèles disciples Platon et Xénophon, jusqu'à son plus fervent contempteur, Aristophane, de nous faire découvrir un autre Socrate que celui qui nous est dépeint généralement : un philosophe vivant, toujours en mouvement, contradictoire parfois, en tout cas très éloigné de l'image statufiée que l'on se fait classiquement du père de la philosophie occidentale. Redécouvrir Socrate était un projet ambitieux et pouvait sembler une gageure, car le problème auquel ont été confrontés tous ceux qui ont cherché à le comprendre, c'est bien qu'il n'a jamais écrit lui-même, et qu'il est de fait ardu à démêler, dans les écrits de ses contemporains, quelle est la part du mythe et du fantasme, de l'hagiographie et de la polémique, de l'extrapolation et du raccourci.

Thibaudet ne nous apprend d'ailleurs rien de nouveau sur sa biographie qui se résume à peu de faits attestés : sa naissance en 470, d'un père sculpteur et d'une mère qui aurait été, selon Platon, sage-femme ; son mariage avec Xanthippe dont il eut trois fils ; sa participation comme hoplite dans plusieurs campagnes militaires dont celle de Potidée où il sauva Alcibiade en 429 ; son procès enfin en 399, sans doute le plus célèbre de l'histoire, qui lui valut la condamnation à boire la ciguë. Sans oublier bien sûr son omniprésence agaçante à Athènes, où se comparant à un taon chargé par ses piqûres de réveiller la cité engourdie, il dialoguait avec tous ceux qui croisaient son chemin, les harcelant de questions auxquelles il n'apportait lui-même jamais de réponses.

En revanche c'est sur la philosophie de Socrate que Thibaudet tente de porter un éclairage neuf. D'abord, loin de regretter que Socrate n'ait jamais rien écrit lui-même, Thibaudet y voit la première étape de la méthode socratique. Ainsi «Socrate ne doit pas être traité comme un philosophe dont on aurait perdu les écrits, mais comme un philosophe qui se serait perdu en écrivant» (p.30). En effet, ce qui frappe en premier dans le portrait qu'il nous brosse de Socrate, c'est sa mobilité, sa figure de chercheur en mouvement, dont la philosophie se construisit tout au long de sa vie pour parvenir à un achèvement avec sa mort.

Pour ce faire, Thibaudet ne se contente pas de replacer Socrate dans l'histoire de la philosophie, depuis les apports des présocratiques jusqu'à Bergson, mais il l'appréhende plus largement dans le contexte littéraire et artistique de la Grèce du Ve siècle avant notre ère. Cette imposante étude se structure en dix-neuf chapitres qui permettent de mettre en lumière trois points principaux. Thibaudet replace d'abord Socrate dans son environnement géographique et culturel, à savoir l'Athènes du Ve siècle, cadre privilégié de ses longues promenades, au cours desquelles il aimait s'entretenir avec les passants. De là s'est forgée l'image traditionnelle du philosophe drapé dans le tribon, avec besace et bâton, parcourant les rues fourmillantes d'Athènes et les luxuriantes campagnes de l'Attique. Selon Thibaudet, Socrate incarnerait par cela une forme de traditionnalisme local, la réaction athénienne contre les courants étrangers qui menaçaient de transformer la cité. Dans ces courants étrangers, Thibaudet incorpore d'ailleurs les sophistes dont le genre de vie, errante par nature, interdisait l'enracinement citoyen que défendait Socrate. Et à Aristophane qui dans Les Nuées raillait Socrate en le présentant comme le premier des sophistes, Thibaudet oppose des arguments convaincants : à la différence des sophistes en effet, qui faisaient de leurs discours un métier, par essence rémunérateur, Socrate insistait sur l'idée que la philosophie devait rester un loisir (skolè) désintéressé, et vivait de fait dans la pauvreté.

Ensuite, Thibaudet montre comment s'est élaboré un véritable style socratique, c'est-à-dire une manière d'être (tropos) sur laquelle il bâtit toute sa philosophie : Socrate se veut perpétuellement dans le doute, qui le pousse à passer toute idée reçue sous le crible de sa critique, par le moyen du dialogue. Ainsi, Thibaudet écrit : «Si Diogène a pensé prouver le mouvement physique en marchant, Socrate a prouvé la mobilité, il l'a rendue montrable, en critiquant et en dialoguant, en fournissant un style philosophique de la critique et un style littéraire du dialogue» (p.123).

De là les citations célèbres du «Connais-toi toi-même» et du «Je ne sais qu'une chose c'est que je ne sais rien», qui résument toute l'élaboration de la méthode socratique. Socrate, comme le rappelle Thibaudet, ne se connaissait qu'une seule petite science, l'amour, «fils de penia (la pauvreté) et poros (la richesse)» : la philosophie selon Socrate serait cet état de penia matérielle et de poros spirituel, qui oblige d'être dans une tension permanente pour, par la maîtrise de soi, reconnaître son ignorance et apprendre à se connaître. Car, comme l'écrit joliment Thibaudet, «comme l'amour finit souvent avec la possession, l'examen finirait avec la certitude» (p.147). Ce qui explique que s'il est bien le père de la philosophie du concept, Socrate n'en a jamais formulé un seul de précis : sa philosophie est une quête, un mouvement, un questionnement qui non seulement n'attend pas de réponse, mais cherche à démontrer qu'il n'en existe pas de figée.

Jusqu'à sa mort, Socrate se comporta en philosophe : à son procès, accusé d'impiété et de corrompre la jeunesse, il questionna, il ébranla les certitudes de ses accusateurs, il agaça ses juges, ce qui lui valut la condamnation à boire la ciguë. Socrate aura ainsi passé sa vie à tenter d'incarner cette pensée en construction : Thibaudet dépeint un penseur qui a évolué au cours du temps, mais qui, par sa mort, a scellé l'acte de naissance du «genre de vie philosophique». Ainsi, «il lui a donné un style, le style personnel de sa propre vie, et, avec la collaboration de son milieu, il l'a achevé par un genre de mort» (p.33). A la question «Socrate était-il coupable?», Thibaudet répond aisément «Non»; à la question «Devait-il mourir?», Thibaudet répond en revanche par l'affirmative, car «Socrate acquitté c'était une figure de moins, une place vide, dans ce Prytanée idéal qu'il demandait, et que les juges lui ont donné» (p.430).

Au delà de cette étude, développée à la manière d'un long dialogue socratique, c'est Thibaudet lui-même qui se révèle ici : comme Socrate et comme Montaigne dont il admirait les Essais, il insiste sur la primauté de la «vie intérieure» qui seule permet d'apprendre à se connaître ; comme Socrate encore, il porte une critique sous-jacente à la démocratie de son temps, cette Troisième République placée sous le règne des avocats plus que sous celui des philosophes ; et le fait enfin que cette somme sur Socrate, l'oeuvre de toute une vie, soit restée inachevée et ne soit publiée qu'à titre posthume, opère encore un rapprochement troublant avec le philosophe athénien qui n'envisageait l'écrit que comme un pis-aller - puisque l'écrit est un achèvement quand la parole peut être en constante évolution.

Gageons qu'avec ce Socrate, Thibaudet, aujourd'hui un peu oublié, retrouvera sa place dans le panthéon des grands intellectuels du XXe siècle, qui ont célébré et incarné une forme du génie littéraire.


Natacha Milkoff
( Mis en ligne le 25/11/2008 )
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