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De la fluidité du droit privé chez les Romains | | | Aldo Schiavone IUS - L'invention du droit en Occident Belin - L'antiquité au présent 2009 / 32 € - 209.6 ffr. / 539 pages ISBN : 978-2-7011-4419-1 FORMAT : 14cm x 20,5cm
L'auteur du compte rendu : Yann Le Bohec enseigne lhistoire romaine à la Sorbonne. Il est lauteur de plusieurs ouvrages adressés tant aux érudits quau grand public. Il a notamment publié LArmée romaine sous le Haut-Empire (Picard, 3e édit., 2002), LArmée romaine sous le Bas-Empire (Picard, 2006, prix Millepierres de lAcadémie française), César, chef de guerre (Éditions du Rocher, 2001), La Bataille du Teutoburg (Les Éditions Maisons, 2008) et LAfrique romaine (Picard, 2005). Imprimer
Tout le monde sait que notre civilisation a une dette envers Rome, notamment parce que nous avons hérité de son droit, en particulier de son droit privé (le droit privé règle les rapports entre particuliers, et soppose au droit public, qui organise le jeu des institutions). Et cet héritage concerne évidemment davantage la réflexion que la pratique, car le droit est à la fois une pratique, devant le tribunal, et une réflexion, exprimée dans des livres. Pourtant, il existe une fracture entre les historiens, ou du moins beaucoup dentre eux, et les juristes : les premiers admettent que le droit était une partie importante de la civilisation des Romains, mais ils le connaissent souvent mal ; les seconds ont tendance à négliger les realia, lexercice de la justice au quotidien.
Ce livre important est par bonheur assez concret, sans lêtre suffisamment à notre goût, et il soutient une thèse : le droit privé romain a été en perpétuel mouvement ; bref, il était «fluide» (p.50). Il suivit une évolution historique, à la fois politique et sociale qui est bien mise en rapport avec les changements survenus dans les doctrines : Aldo Schiavone, comme on sait, est un vrai historien. Il rappelle en premier lieu que le document essentiel est le Corpus iuris civilis, regroupement effectué au VIe siècle de quatre titres, le Codex (un recueil de lois), les Digesta (une anthologie), les Institutions (un manuel pédagogique) et les Novelles (des lois de lempereur Justinien). Il ninsiste pas sur la dette des Romains à légard des Grecs, pourtant évoquée page 307, et il commence par la période des origines.
Le droit civil naquit de la religion : ce furent dabord les prêtres appelés pontifes qui rendirent la justice. Au VIe siècle, alors que les Étrusques dominaient Rome, le droit ou ius était réglé par la coutume ou mos ; les pontifes devaient donc veiller à la parfaite adéquation entre ius et mos. Aux Ve et IVe siècles, au temps de la République archaïque, un conflit social et politique opposa les patriciens, détenteurs du pouvoir, aux plébéiens, qui en étaient exclus (la différence entre ces deux groupes suscite encore des débats passionnés mais nintéresse pas notre propos). Les seconds, pour ne plus être lésés par les premiers, exigèrent que la loi soit écrite : ainsi, la part dinterprétation laissée aux juges diminuerait. Après de longues luttes, ils obtinrent un premier code, les Douze Tables, dont le texte nest pas parfaitement établi. Un point émerge avec certitude, les droits et devoirs du pater familias : «Le chef de famille pouvait enfermer ses propres fils, les battre, les contraindre à travailler sur son domaine, les vendre ou les tuer» (p.111). Un procès se déroulait alors en deux étapes (pp.114-115) : les plaideurs se présentaient dabord devant le magistrat qui rappelait par écrit les règles applicables au cas en question (phase dite in iure), puis un simple particulier établissait les responsabilités (phase apud iudicem).
Le droit civil évolua ensuite en fonction de la philosophie. Les conquêtes faites par les légions mirent en contact Grecs et Romains, et les uns furent les maîtres des autres. Dans ces conditions, le droit échappa peu à peu aux pontifes et échut aux magistrats qui reçurent le ius edicendi, le droit de promulguer des édits, des textes de lois. Pour éviter larbitraire, le juge suprême ou préteur publiait un édit quand il entrait en fonction et il y indiquait comment il dirait le droit. Mais lécrit nétait pas une panacée, et les hommes les plus habiles pouvaient tourner les lois à leur profit ; doù ladage, reposant sur un jeu de mots intraduisible : summum ius, summa iniuria, «Plus il y a de droit, plus on subit de tort».
Le droit évolua ultérieurement en fonction de la société. Les riches patriciens et les riches plébéiens finirent par se fondre en un groupe unique, la nobilitas. Elle engendra le droit comme science et lon vit apparaître les premiers auteurs de réflexions profondes sur cette discipline, les Mucii Scaevolae (p.177), Caton, Servius et, surtout, Cicéron. On appela ces écrits le «jusnaturalisme», un corps de doctrine qui fut défini par lauteur anonyme de La Rhétorique à Herennius : «Le droit comprend la nature, la loi, la coutume, les précédents juridiques, léquité, le pacte» (p.310). On voit là que la coutume survit, mais au sein dun vaste ensemble doù émergent la jurisprudence et les contrats, indispensables dans une société dominée par la richesse. Ces intellectuels firent évoluer le droit vers davantage dabstraction et de formalisme à la fois.
Le droit évolua enfin en fonction de la politique. En effet, la crise de la République (133-31 avant J.-C.) vit le régime aristocratique céder la place à une monarchie, dont le premier souverain fut Auguste. Les juristes ou jurisconsultes élaborèrent des réflexions si équilibrées quelles finirent par acquérir force de loi, et le droit impérial finit par remplacer le droit républicain ; il évoluait vers plus déquité et moins de cruauté. Ce mouvement initié au temps dAuguste par Marcus Antistius Labeo, se poursuivit et atteignit son apogée sous les Sévères (fin du IIe siècle-début du IIIe) avec Papinien, Plautien, Ulpien et Paul.
Au total, un livre érudit et important, bien traduit. Il devra être lu par tous les antiquisants et au-delà par toutes les personnes curieuses du droit et de Rome.
Yann Le Bohec ( Mis en ligne le 07/04/2009 ) Imprimer | | |