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''Élémentaire, mon cher Watson !” | | | Denis Knoepfler La Patrie de Narcisse Odile Jacob - Collège de France 2010 / 24,90 € - 163.1 ffr. / 238 pages ISBN : 978-2-7381-2500-2 FORMAT : 14,5cm x 22cm
L'auteur du compte rendu : Emmanuel Bain est agrégé et docteur en histoire. Imprimer
Il est bien connu quen grec ancien, lhistoria est une enquête, et cest bien ce quillustre lhelléniste, professeur au collège de France et spécialiste dépigraphie, Denis Knoepfler. Son dernier ouvrage, La Patrie de Narcisse, est en effet présenté comme une enquête policière à travers les sources antiques. Celle-ci a commencé il y a plus de trente ans avec la découverte fortuite à Érétrie, en Eubée, dune pierre évoquant le nom de Narcisse, accompagné de trois ou quatre autres mots à peine, sans former seulement une phrase complète. Autant dire que les indices initiaux étaient ténus ! Mais cela rappelait une autre inscription découverte peu avant, dans un même contexte, contenant aussi le nom de Narcisse. Cest à partir de là qua pu se déployer une recherche dont le livre présente les résultats.
Une partie de ceux-ci ont déjà été publiés dans des revues scientifiques. Denis Knoepfler livre ici un ouvrage qui sadresse à un vaste public, et qui vise à mieux faire connaître les mythes de Narcisse, à donner une leçon de recherche historique et à défendre lapport de larchéologie et de lépigraphie à la connaissance historique. La démarche quil suit consiste à partir des éléments les plus connus et les plus évidents pour aller ensuite vers les plus oubliés. Cest aussi une remontée dans le temps. Après une présentation rapide des utilisations iconographiques, littéraires et philosophiques du mythe de Narcisse à travers les âges, lauteur sarrête dabord sur la source antique qui lui accorde la plus grande place : les Métamorphoses dOvide au premier siècle de notre ère. Pourtant, si les principales sources littéraires et iconographiques de ce mythe sont romaines, lauteur montre tout de même quelles se fondent sur une tradition grecque plus ancienne, dont tous les indices semblent situer lorigine en Béotie à lépoque hellénistique. Beaucoup nauraient pas conduit plus loin leur enquête : dans le territoire de la cité de Thespies, dans un vallon verdoyant et fleuri, à proximité dun sanctuaire dÉros, Narcisse semblait parfaitement dans son domaine.
Il manquait pourtant, en faveur de ce lieu, des indices archéologiques : aucune trace de sanctuaire ou de culte adressé au jeune homme. Cest ce qui pousse lenquêteur-archéologue à rechercher plus avant et à emprunter une piste qui, en passant par Oropos, remonte jusquen Eubée, à Érétrie, où lon retrouve les deux inscriptions évoquées. Le quatrième chapitre, central, est consacré à leur analyse et à leur exploitation : D. Knoepfler y montre que cest là quest né très anciennement le mythe de Narcisse, qui a donné son nom à une tribu (cest-à-dire une des circonscriptions) de la cité dÉrétrie, et qui était honoré dans le sanctuaire dArtémis à une dizaine de kilomètres de cette ville. Bel adolescent, bon chasseur, disciple dArtémis, qui échoue cependant dans le passage à lâge adulte, Narcisse y servait probablement de modèle et de contre-modèle pour les garçons devant faire leur éphébie. Les derniers chapitres approfondissent la question de la fonction du mythe en Eubée, en le comparant notamment à celle de Hyakinthos à Sparte, et en étudiant la thématique de la régénération florale du printemps.
Cette recherche conduit ainsi à exhumer dautres versions, plus anciennes que celle dOvide, du mythe de Narcisse et permet de suivre ses évolutions au cours de la période grecque. Il est grossièrement possible de distinguer deux phases : Narcisse a dabord été, en Eubée, un chasseur compagnon dArtémis. Les conditions et les causes de sa mort demeurent alors mystérieuses. Sest-il suicidé ? A-t-il été tué ? À cause de sa démesure ? Pour avoir refusé un amour, ou au contraire pour avoir brisé le vu de chasteté quArtémis aurait exigé de lui ? Cest ensuite, à lépoque hellénistique, au moment où le mythe simplante en Béotie, quil subit une «érotisation» qui met au premier plan la question du refus de lamour pour justifier sa mort, version que reprennent et développent les romains dans la littérature et liconographie, où Narcisse, avant dêtre chasseur, est surtout un bel adolescent.
Contrairement au livre récemment traduit de M. Bettini et E. Pellizer (Le Mythe de Narcisse, Belin, 2010), celui de D. Knoepfler ne se donne pas comme objectif essentiel de présenter la teneur du mythe. Cest, au sens propre, une archéologie du mythe, à la fois parce quil en cherche les sources anciennes antérieures à Ovide, mais aussi parce quil recherche en quelque sorte les traces archéologiques de Narcisse. Non pas, bien sûr, que lon croie à son existence réelle, mais pour déterminer dans quels contextes son culte a été créé et diffusé.
Ce faisant, le professeur au collège de France fournit un brillant plaidoyer en faveur de lhistoire ancienne et de larchéologie. En présentant son livre comme une enquête policière, dans laquelle chaque détail devient un indice, et où chaque indice, aussi ténu soit-il, ouvre de nouvelles pistes, avant de se terminer sur la question de savoir qui est le meurtrier de Narcisse D. Knoepfler montre le charme de cette discipline, qui associe un très haut niveau de technicité (notamment en philologie ou en épigraphie) à la recherche didées plus générales. Cet ouvrage est ainsi une apologie de lérudition la plus pointue, dont il démontre parfaitement quels peuvent être les fruits pour une culture générale, en passant dune pierre marquée de quatre mots à un discours sur les origines de Narcisse qui sadresse à un public très vaste. Cest cette constante intégration de lérudition dans un discours plus vaste qui constitue probablement le plus grand charme de ce livre.
Un certain nombre de questions demeurent toutefois encore ouvertes, sur le contenu du mythe eubéen, sur les conditions de son passage à la Béotie, sur son «érotisation» qui paraît finalement, à la lecture du dernier chapitre, relativement précoce, sur son fonctionnement à Érétrie même. Mais lauteur semble bien disposé à poursuivre son enquête en développant les fouilles, actuellement bloquées, au sanctuaire dArtémis Amarynthos. Ce livre soutient ainsi ceux qui défendent la levée des obstacles à larchéologie
Emmanuel Bain ( Mis en ligne le 15/03/2011 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Le Mythe de Narcisse de Maurizio Bettini , Ezio Pellizer | | |