|
Histoire & Sciences sociales -> Antiquité & préhistoire |
 | |
La boîte à outils gauloise | | | Sylvie Verchère Merle La Femme dans la société celte Editions du Cygne 2014 / 18 € - 117.9 ffr. / 180 pages ISBN : 978-2-84924-358-9 FORMAT : 14,0 cm × 21,0 cm
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de lInstitut dEtudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autres, chez LHarmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004). Imprimer
Un clivage très net oppose dans la littérature sur la culture celtique le travail de recherche académique aux recherches inspirées dans la lignée de Jean Markale. Afin de bien situer louvrage de Sylvie Verchère Merle, il convient de bien préciser ce quil est, et ce quil nest pas.
Le livre nest pas un travail historiographique universitaire. Si cétait là son intention, les historiens professionnels auraient beau jeu den souligner les limites sur le terrain du savoir positif, vérifiables et démontrables. Certes, il apporte des connaissances au grand public, au moins sur les principaux traits structurants du monde celtique, qui sont communs à la fois à la société celte et à la société germanique (sur la part darbitraire quil y a à séparer lune de lautre) : le droit à lhéritage et à la propriété (dont on sait ce que le roman de vulgarisation L'Enquête de Lucius Valérius Priscus a pu faire), la participation aux assemblées politiques et à cette curiosité guerrière que les Germains appellent lOst (la horde de bataille, aux antipodes de la bataille rangée méditerranéenne).
Mais il renferme aussi bien des erreurs, comme celle dimaginer un substrat gaulois «endurant» sous le joug romain, qui naurait été véritablement affaibli que par la victoire de la scolastique aristotélicienne. Cest sous-estimer limportance de lacculturation gréco-romaine à partir de la conquête militaire (et même avant via Marseille qui «pythagorise» la Gaule, et se trouve ainsi sans doute à lorigine du druidisme, cf. les travaux de Jean-Louis Brunaux sur Poseidonios dApamée), et lapport de la germanisation franque, burgonde et wisigothique au Haut Moyen-Age (cf. Dominique Barthélémy). Cest aussi sous-estimer ce qui dans lesprit dEtat rationaliste joue en faveur des hommes contre les femmes (les chasses aux sorcières du Moyen Age tardif sont contemporaines de lémergence des premiers Etats laïques, et la rationalité étatique guerrière avait aussi joué contre les femmes au temps des phalanges grecques et des légions romaines). On peut se demander aussi sil ny a pas un biais à voir dans les pratiques religieuses des femmes (comme les rites «bachiques» des Gauloises de lestuaire de la Loire) des signes de leur émancipation, alors quil y avait aussi des Ménades, des prêtresses et des prophétesses dans la très machiste cité grecque.
Certaines allégations feront sourire les universitaires comme celle selon laquelle la région du Comminge «est la zone celte des Pyrénées» car «les noms des villages et des sites sont très proches des noms gaulois repérés en Bretagne sud» (p.12) il ny a pas une zone unique de peuplement celtique dans le massif pyrénéen quon pourrait désigner comme «la zone celte», et lon sait ce que largument toponymique, notamment celui de lorigine celtique du suffixe «ac», peut avoir de fragile. Lassertion conduit lauteur à assimiler le droit daînesse gascon (p.21) ce qui ferait bondir les nombreux partisans de la spécificité de lAquitania romaine, et fait incontestablement violence à son caractère pluriethnique (celtique, ibérique et protobasque). Utiliser largument selon lequel un paysan du XXe siècle affirme que, daprès ses souvenirs, les femmes ne sont jamais restées debout derrière la table quand lhomme mangeait pour identifier une tradition millénaire (p.13), laisse un peu rêveur. Et si lon devait prendre à la lettre lénoncé selon lequel l'«inconcevable ne peut se laisser inventer» (p.44), on devrait croire que les récits dHérodote sur les griffons du Pôle Nord et les colonies de fourmis géantes en Afrique ont quelque chose de vrai.
Mais considérer le livre de Sylvie Verchère Merle sous langle historiographique serait manquer lessentiel. Ancienne journaliste reconvertie dans la pratique de la «psychosynthèse», lauteure na pas pour visée principale de ressusciter la féminité de la ou des cultures celtes réelles (de lIrlande à la Galatie), mais de faire sentir au lecteur la signification et la portée psychologique des archétypes psychologiques (au sens jungien du terme) que véhicule la culture celte (ou ce que nous avons coutume de désigner comme telle) autour de la femme.
Envisagé sous cet angle, qui saffirme au début timidement puis prend progressivement de lampleur au-delà de la soixantième page, La Femme dans la société celte devient alors tout autre chose : une méditation profonde sur ce que peut être le rapport de la féminité à la terre, à la Lune, à la lumière (à travers la figure de la déesse Brigid), au feu, à la nuit, à la guerre, à des symboles animaux comme la jument (Epona, Macha et Rhiannon), et même aux activités dans lespace domestique.
En déployant cette dimension, louvrage invite à une sorte de re-spiritualisation de la vie matérielle (par exemple dans une méditation inattendue sur ce que peut être une crêpe, la valeur symbolique du blé, du lait, ou sur la portée de limagerie des lavandières de nuit). Par-delà limpossible reconstruction de ce quétait la sensibilité celte archaïque à ses diverses époques et dans ses différents contextes géographiques, louvrage devient une libre méditation sur la différence culturelle celtique, par rapport à nos cieux trop latinisés, méditation qui, sans pouvoir ressusciter le fonds gaulois de notre culture, nous fournit quand même dintéressantes images soustraites à son terreau, qui savèrent féconde pour penser en profondeur des possibilités psychologiques de notre époque actuelle. Gilles Deleuze disait quil y a un devenir-fleur de labeille et un devenir-abeille de la fleur. Il peut y avoir un «devenir-celte» de la femme contemporaine (et par extension de lhomme) à travers une réflexion sur des sujets majeurs comme la sexualité des déesses gauloises, ou apparemment mineurs (mais qui ne le sont pas) comme la place des bougies dans les rituels. Le travail sur limaginaire gaulois ouvre à une compréhension plus profonde, riche, diverse, chargée de sens pour la femme actuelle de sa féminité, et pour lhomme une manière de se positionner par rapport à elle (sans oublier dailleurs de développer son propre pôle féminin psychique). En ce sens, louvrage de Sylvie Verchère Merle est une formidable invitation, intuitive et inspirée, à utiliser notre patrimoine culturel antique pour libérer nos possibilités de vie futures (et notamment de vivre une féminité décomplexée et épanouie).
Au-delà, si, comme le soulignent des thérapeutes comme Deepak Chopra, les archétypes sont des moyens datteindre son Soi profond, et même dentrer en congruence avec les attentes spirituelles de lunivers tout entier à légard de lhumanité (dans une approche peut-être anthropocentrique du devenir universel, mais cest une croyance qui vaut ce quelle vaut), alors le livre de Sylvie Verchère Merle peut être saisi comme une façon astucieuse douvrir et présenter la boite à outil des archétypes gaulois, laquelle est la plus proche après tout, historiquement et topographiquement, de notre espace de vie quotidien, une boîte à outils dans laquelle chacun peut puiser, au gré de son inspiration intime, des moyens dorienter différemment son existence
et peut-être den élargir les horizons
Christophe Colera ( Mis en ligne le 13/05/2014 ) Imprimer | | |
|
|
|
|