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Entre philologues et écrivains | | | Pierre Laurens Histoire critique de la littérature latine Les Belles Lettres 2014 / 39,50 € - 258.73 ffr. / 652 pages ISBN : 978-2-251-44481-9 FORMAT : 17,0 cm × 24,7 cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE), est actuellement conservateur à la Bibliothèque Interuniversitaire de la Sorbonne à Paris, où il est responsable du CADIST Antiquité. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Pierre Laurens, correspondant de lInstitut, professeur émérite à lUniversité Paris IV-Sorbonne où il a occupé la chaire de Littérature latine de la Renaissance, déjà auteur de nombreux ouvrages chez Les Belles Lettres, essentiellement sur la littérature néo-latine, nous offre maintenant, chez le même éditeur, une somme sur lensemble de la littérature dans la langue de Virgile et Cicéron, et surtout sur sa transmission et sa réception. Ce nest pas exactement un manuel, mais un ouvrage critique (comme le souligne son titre), en tout cas un ouvrage de référence appelé à coup sûr à devenir un classique.
Les manuels sur la littérature latine nous la présentent le plus souvent dans un cadre chronologique, distinguant, depuis lâge archaïque jusquà lAntiquité tardive, plusieurs ensembles comme la République, le Principat, le Haut puis le Bas-Empire, ou alors, en mettant laccent sur les grands hommes et les dynasties : âge des Gracques, âge de Cicéron, siècle dAuguste, siècle des Flaviens, des Antonins, etc
Mais il sagit en fait dune reconstruction, dune appropriation, qui débute dès le travail des copistes à partir du Haut Moyen Âge. Certains auteurs sont connus par nombre de manuscrits (Cicéron, Virgile, Horace), tandis que dautres survivent par un seul témoin (Catulle, Properce, Pétrone, Tacite, Apulée). Un mécanisme de transmission sest pourtant mis en place dans les bibliothèques et les scriptoria monastiques (dès le VIe siècle avec Cassiodore et Benoît de Nursie), puis dans les écoles cathédrales et les bibliothèques capitulaires, en passant par la bibliothèque impériale carolingienne sous la houlette dAlcuin. Viennent ensuite les Pétrarque, Boccace et Coluccio Salutati, qui parcourent lEurope pour découvrir des manuscrits cachés dans les abbayes et les monastères. La première démarche des humanistes, à la Renaissance, est le rassemblement des textes existants mais épars, souvent sous limpulsion des princes, tandis que le concile de Florence puis la chute de Byzance provoquent lafflux de manuscrits grecs. Avec linvention des caractères mobiles dimprimerie au milieu du XVe siècle, vient le temps des éditeurs : Alde, Junte, Estienne, Plantin et autres Elzévir. On nimprime pas seulement les plus grands, mais aussi des auteurs considérés comme mineurs, dans un souci duniversalisme. Toutes ces uvres, transmises souvent défigurées par les copistes, on sefforce de les corriger, de les amender, bref den établir une édition critique, par la confrontation des différents manuscrits. Ce nest rien de moins que la fondation de la science philologique Les humanistes des siècles suivants (Joseph Scaliger, Juste Lipse, Lambin, Bentley
) poursuivent de leur mieux cette tâche.
Les progrès de la paléographie, de la papyrologie, la lecture des palimpsestes, lutilisation de la photographie, du microfilm puis de lordinateur et de lInternet, sans oublier les concordances et les catalogues de bibliothèques, ont rendu aujourdhui ce type dexercice plus facile. Ce travail critique, à vrai dire, avait débuté dès lAntiquité, avec des lexicographes comme Festus, des chronologistes comme Jérôme ou des grammairiens et métriciens comme Servius, Donat ou Porphyrion. Il est le fait de savants philologues, mais également décrivains, comme Montaigne, Hugo, Tailhade, ou Huysmans (nom que lon retrouve dailleurs associé à celui de Virgile dans le sous-titre de louvrage), qui se sont souvent efforcés dimiter (ou de dépasser) les grands modèles antiques. Dans cette assimilation critique de lhéritage antique, le rôle de la traduction («tantôt belle infidèle, tantôt pédestrement fidèle») a été primordial, avec comme étape importante, dans notre pays, la naissance, en 1916, de la collection bilingue des universités de France (CUF), qui totalise plus de 900 volumes dont plus de 400 pour le latin. Il sagissait là de doter le pays dun arsenal de textes capables déclipser le prestige des éditions allemandes, dont la célèbre Bibliotheca Teubneriana.
Cette histoire de transmission et de réception des textes antiques nest pas allée sans difficultés. La première concerne lassimilation par la société chrétienne dune littérature marquée par le paganisme, qui a conduit parfois à évacuer certaines uvres. Un autre parti pris, plus sournois, à partir du siècle des Lumières, a tendu à déprécier les Latins par rapport aux Grecs. Il y a eu aussi des choix, létablissement dun canon dauteurs faisant autorité, des auteurs de première classe (des «classiques») qui en ont relégué dautres dans lombre. De plus, de grands débats passionnés entre critiques ou théoriciens de la littérature mettent en rivalité écoles et styles, réhabilitant ou au contraire dépréciant tel ou tel auteur, non sans effets de modes.
Le point de vue choisi par Pierre Laurens commande lorganisation de son livre. Il détache tout dabord, dans sa première partie, quatre auteurs («La Bella scuola», titre repris à Dante) qui nont jamais disparu de lhorizon (ne serait-ce que par le nombre de manuscrits transmis), y compris pendant les temps les plus sombres de lépoque médiévale : Virgile, Cicéron, Horace et Ovide (trois poètes et un prosateur, donc). La deuxième partie, la plus fournie (plus de trois cents pages), offre un vaste tour dhorizon des principaux genres de prose et de poésie : histoire (Tite-Live, Tacite, Salluste, César, Ammien Marcellin, biographes comme Suétone et Cornélius Népos, auteurs sintéressant à la Grèce comme Quinte-Curce et Julius Valère, représentants de lhistoire rhétorique comme Florus ou Velléius Paterculus, et même abréviateurs comme Valère Maxime ou Julius Obséquens), philosophie (Lucrèce, Sénèque, les Platonismes), poésie dramatique (comédies de Plaute et Térence, tragédies de Sénèque), roman (Pétrone, Apulée), épopée (Lucain, Stace, Silius Italicus, Valérius Flaccus, Claudien), élégie (Catulle, Tibulle, Properce), satire (Juvénal, Perse, Apocoloquintose attribuée à Sénèque), épigramme (Martial), fable (Phèdre, Avianus), sentences (Publilius Syrus, Caton), silve (Stace, Sidoine Apollinaire), idylle (Ausone, Claudien), poésie bucolique et cynégétique, poètes mineurs
sans oublier les épistoliers (Pline le Jeune, Fronton, Symmaque, Sidoine Apollinaire), les orateurs et la théorie de léloquence (Panégyriques latins, Rhétorique à Hérennius, Sénèque le Père, Quintilien
).
La troisième partie traite de la littérature technique et érudite. Se détache tout dabord lencyclopédisme de lHistoire naturelle de Pline lAncien. Puis viennent larchitecture (Vitruve, Frontin, les arpenteurs), lastronomie (Hygin, Manilius, Firmicus Maternus
), la géographie (Pomponius Méla
), la médecine (Celse), lart de la guerre (Frontin, Végèce), lagriculture (Caton, Varron, Columelle, Palladius), la cuisine (Apicius), le droit (Corpus iuris civilis), les linguistes et antiquaires (Varron, Verrius Flaccus, Festus), les miscellanées (Aulu-Gelle, Macrobe), les mythographes (Hygin, Fulgence), les encyclopédistes tardifs (Martianus Capella, Cassiodore, Isidore de Séville), les chronologies (Jérôme, Eusèbe), ou les uvres des grammairiens
La quatrième partie est consacrée à ce que lon a appelé la «Littérature latine inconnue» (titre de louvrage dHenry Bardon, qui vient dêtre réédité chez Klincksieck cette année), cest-à-dire tous les auteurs que lon ne connaît que par des résumés ou des fragments, voire simplement que par le titre de leurs uvres perdues, et qui sont en quelque sorte les naufragés du sauvetage de la littérature classique. Ces auteurs sont présentés de manière chronologique.
Louvrage constitue une somme conséquente, même si lauteur a laissé de côté, de son propre aveu, toute la littérature latine patristique (un continent littéraire en soi) et la riche littérature latine du Moyen Âge, sans parler de son domaine de prédilection, la poésie latine de la Renaissance. Louvrage est enrichi, quasiment pour chaque auteur évoqué (du moins dans les trois premières parties), de nombreux extraits en traduction. Il faut aussi souligner lutilité des quatre appendices (''Liste des editiones principes'' ; ''Des siècles de commentaires'' ; ''Petit aperçu dhistoire de la traduction'' ; ''Chronologie'') et des trois index (auteurs antiques et médiévaux ; auteurs antérieurs au XXe siècle ; auteurs des XXe et XXIe siècles). De ce livre extrêmement érudit et extrêmement utile, qui se doit de figurer dans la bibliothèque de tout antiquisant, on regrette surtout quil nexiste pas encore léquivalent pour la littérature grecque.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 21/10/2014 ) Imprimer | | |