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Les femmes au temps des hommes | | | Pierre Brulé Les Femmes grecques à l’époque classique Hachette - Pluriel 2006 / 8.40 € - 55.02 ffr. / 281 pages ISBN : 2-01-279316-9 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Première publication en août 2001 (Hachette - La Vie quotidienne). Imprimer
Cest à la recherche de linconnu, ou du mal-connu, - à savoir les femmes de lAntiquité grecque - que nous entraîne Pierre Brulé, à travers les textes - ceux dHomère et des grandes uvres satiriques, mais aussi des traités de médecine ou de philosophie contemporains.
Inconnues, les femmes grecques le demeurent avant tout parce que le discours et la mémoire restent lapanage des classes sociales dominantes et surtout des hommes. Même parmi les plus favorisées du point de vue social, lanonymat est le sort naturel, pour ne pas dire la première vertu sociale de la femme grecque : on continue à ignorer avec certitude le nom de la femme de Périclès, que Plutarque ne cite que comme «une de ses parentes», alors quelle appartenait à la plus haute société athénienne : petite-fille du très grand réformateur dAthènes, Clisthène, elle avait été lépouse de lhomme le plus riche de Grèce avant dêtre celle de Périclès, lhomme le plus célèbre de son temps, et de donner naissance (dun troisième époux) au non moins fameux Alcibiade.
Inconnues, les femmes le sont également parce que leur rôle social nexiste que dans leur relation aux hommes. A travers quelques grandes figures mythologiques, Brulé décline la richesse du vocabulaire grec et retrace litinéraire de la femme qui est dabord une enfant (païs) et surtout lenfant (thygater) de son père, puis jeune femme (kouré) et jeune fille à marier (parthenos), puis femme (alochos) de son époux et mère de ses enfants. Ces liens sociaux qui lunissent aux hommes sont dautant plus complexes quils ne se substituent pas dans le temps : si la femme dUlysse, Pénélope, est lexemple même de lépouse fidèle, elle reste la fille dIcare auquel son fils Télémaque sinquiète de devoir rendre la dot de sa mère si elle repart chez lui.
La dot est en effet la marque sociale la plus flagrante de la femme. Elle est dabord la condition indispensable à son existence sociale, cest-à-dire à son mariage, car rares sont ceux qui, comme Socrate, sont prêts à épouser une femme sans dot. Elle est ensuite sa garantie sociale, car elle permet de maintenir lendogamie sociale. Une fois quittée la maison paternelle, la dot accompagne une femme dans tout son «trajet social», quelle retourne chez son père ou quelle se remarie. Si elle nen est pas titulaire, son mari non plus : il en a la garde, en est lusufruitier et en tire bénéfice mais elle ne lui appartient pas et il nen hérite pas : la dot revient aux fils. De génération en génération, le fonctionnement social à Athènes se caractérise ainsi par le croisement de la circulation de la dot et de la terre...
La prédominance sociale masculine est telle quelle conditionne les formes dexpression féminine : à quelques exceptions près, ce sont les hommes qui font parler les femmes dans les textes qui nous sont parvenus. Même dans les formes de liturgies et de rituels mettant en jeu des femmes, Pierre Brulé souligne combien elles demeurent dans un rôle conféré par les hommes à leur propre profit puisque leur condition (de vierges, de femmes, de mères, etc.) et leurs pratiques «féminines» servent de meilleur support dintercession auprès des divinités. «Quelle que soit la raison, explique Brulé, quinvoquent les hommes à la présence dun féminin, de tel féminin, comme élément majeur du rite, il nest jamais là pour lui-même, mais instrumentalisé par eux, pour les servir au plan social comme au plan politique, il naboutit quà maintenir la domination politique». La «féminité» dans la religion sert donc un propos masculin, y compris dans les cas extrêmes de mise hors de lordre social masculin (cest-à-dire policé) pendant les délires des bacchantes et dans les rituels pour Démeter et sa fille, réputés les plus féminins (cest-à-dire les plus éloignés des valeurs masculines), sorte de langue «violente, sauvage et extatique, grasse et humique, sexualisée»...
A côté de cet anonymat ou de cette inexistence sociale, la condition des femmes grecques est également marquée par la violence. Violence mentale et verbale de lextrême misogynie de la société grecque dabord, dont elle constitue un arrière-plan permanent. Pierre Brulé appuie ses propos sur une grande diversité de textes où Sémonide dArmogos, Hésiode ou Aristophane rivalisent en virulence sur le thème sans cesse renouvelé des tares des femmes et Aristote et les médecins hippocratiques, avec quelques siècles décart, théorisent sur la nature physique et physiologique des femmes pour donner un semblant de rationalisation aux préjugés ambiants et affirmer la suprématie du masculin, sec, musclé et ferme, au féminin, humide, mou et poreux. Pierre Brulé y voit «le masculin travaillant à partir dune conception a priori du féminin. Lisant Hippocrate ou Aristote, on mesure lextraordinaire distance qui les sépare de limage habituelle de la Grèce, patrie de la Raison, et les effets dévastateurs de leur lecture idéologique du corps.»
Violence également du vocabulaire de la sexualité. Même chez le truculent Aristophane où les figures féminines revendiquent leur goût au plaisir et utilisent elles-mêmes ces termes, la gaudriole ne dissimule pas totalement la brutalité des mots : «éperonner», «pressurer», «broyer», «croquer», «maltraiter», «battre», «fourrager», «briser», «saccager», «combattre»...
Violence surtout de la réalité sexuelle elle-même, en particulier parce que lâge au mariage des jeunes filles est extrêmement bas, souvent douze où treize ans, et quelles passent brutalement de lâge de jouer aux osselets à celui de la femme mariée voire de la mère. Lâge de ladolescence, si fondamental pour la formation des garçons, nexiste pas pour les femmes. Pierre Brulé insiste sur la difficulté du monde contemporain à accepter la réalité grecque et à reconnaître le caractère courant du mariage avec des fillettes. Il sarrête sur lEconomique de Xénophon où Ischomaque, modèle dhomme bon et bien, parle des premiers temps de sa vie avec sa nouvelle épouse en relatant que «quand elle sest familiarisée avec moi, et quelle sest assez apprivoisée pour causer (cest Brulé qui souligne), jai pu commençer son éducation».
Cette extrême jeunesse du partenaire sexuel de lhomme grec adulte est à mettre en relation directe avec la prédominance du modèle pédéraste, considéré comme la forme de relation la plus parfaite, qui nourrit le goût pour un physique quasi pré-pubère chez les filles aussi, ainsi que des pratiques sexuelles analogues. Combattant encore une fois les idées reçues sur le monde grec, Brulé insiste sur le fait que dans la Grèce antique, cest la fréquentation des garçons qui est une preuve de virilité, lattirance pour les femmes (en particulier dans le cas de relations adultères) relevant au contraire dun manque de virilité. On comprend à quel point le corps de la femme adulte, et encore plus vieillissante, séloigne de cet idéal esthétique ; la répugnance quil inspire aux hommes nourrit la férocité des comédies, mais également des ouvrages médicaux. Echappent à cet anonymat social et historique quelques figures de «femmes du dehors» qui ont choisi, pour autant que choix il y eut, dutiliser la sexualité pour sortir de la condition habituelle de la femme. «A linverse des épouses, les courtisanes ne sont pas anonymes», écrit Pierre Brulé qui sattache, non sans plaisir, à suivre quelques parcours, à commencer par celui de la plus célébre dentre elles, Aspasie, la compagne de Périclès.
Pierre Brulé nous livre donc une vision de la Grèce antique assez éloignée des poncifs habituels, marquée par laliénation sociale, morale et physique des femmes, où les relations entre hommes et femmes oscillent en permanence entre dégoût physique et incapacité à supporter la caractère féminin, naturellement enclin à la transformer en mègère (thème récurrent de toute la littérature grecque) et capacité à vivre en bonne intelligence dans une sexualité mutuellement satisfaisante, à limage dAchille, qui aime Briséis de façon «naturelle», comme «tout homme bon et sensé aime son «alochos» et sen occupe, comme moi jaimais la mienne de tout cur, bien quelle eût été acquise par la lance».
Ouvrage historique assurément, ce livre est bien plus encore un travail dhélleniste. Brulé prend plaisir à appeller un chat un chat, à limage des textes antiques auxquels il a recours de manière constante, mais toujours pertinente et jamais pédante, ainsi quau vocabulaire grec lui-même. Son style retrouve dailleurs les accélérations et la souplesse de la langue grecque, qui met le rythme et la syntaxe de la phrase au service des volutes de la pensée. Enfin, cest à la manière grecque que Pierre Brulé revendique une démarche individuelle et des choix personnels pour mieux atteindre quelques vérités plus générales sur la condition des femmes grecques, un peu moins inconnues, sinon un peu mieux comprises, à lissue de ce parcours.
Nathalie Genet-Rouffiac ( Mis en ligne le 11/10/2006 ) Imprimer
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