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Histoire & Sciences sociales -> Antiquité & préhistoire |
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Goètes et magoi, ancêtres d'Harry Potter... | | | Michaël Martin Magie et magiciens dans le monde gréco-romain Errance - Collection des Hespérides 2005 / 34 € - 222.7 ffr. / 292 pages ISBN : 2-87772-309-7 FORMAT : 16,0cm x 24,0cm
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance (2001). Imprimer
Notre époque (post)moderne vit un étrange paradoxe : alors que la rationalité triomphe sans partage en écartant toujours plus de notre technocosme les ferments de la superstition, la magie connaît un formidable regain dintérêt. En témoigne limmense succès populaire duvres comme Harry Potter. Cest pourquoi louvrage passionnant de Michaël Martin, Magie et Magiciens dans le monde gréco-romain, se révèle essentiel pour approcher, par delà tous les malentendus, les origines et les enjeux du phénomène magique en Occident.
Cette impressionnante synthèse sefforce de montrer que les Grecs et les Romains, chantres du logos philosophique et scientifique, ont également développé une «pensée magique» très complète qui informait la vie quotidienne des hommes antiques.
Dans une introduction très éclairante, lhistorien indique les trois grandes familles de sources sur lesquelles ses recherches se sont appuyées (les Papyrus Grecs Magiques et les Physika ou traités de magie ; les tablettes de defixio ou uvres des magiciens ; les sources littéraires), précise létat de la recherche et pose la délicate question de la définition du mot «magie». Dans le sillage de Jean Bottero, lauteur conçoit la magie comme un «système de faits sociaux, fondé sur la croyance à lefficacité immédiate [
] de comportements, de procédés et déléments» utilisés en vue de créer des effets bénéfiques ou maléfiques, «mais dont les relations à leurs causes étaient [
] parfaitement irrationnelles» (p.12). Lenquête se propose précisément de faire lhistoire des variations de cette relation entre lhomme et le surnaturel dans lAntiquité gréco-romaine.
Le premier chapitre, consacré à la «préhistoire» de cette magie, est centré autour de trois figures mythiques qui offrent le substrat nourricier des thèmes de la magie gréco-latine : Héphaïstos est associé à une magie technicienne ; Dionysos exprime une magie de lâme et Hermès incarne la magie du verbe. Cette pénétration dans lunivers magico-mythique des Anciens a pour mérite de revisiter des mythes sous un jour très singulier. Le chapitre suivant, remarquable de clarté et de précision, porte sur lentrée de la magie dans lhistoire et explore les différentes métamorphoses du magicien depuis les origines jusquà la fin de lEmpire romain. La magie a dabord pris le visage du chamanisme, appréhendé comme technique de lextase, dont le représentant est lHomme-Dieu (théios aner) et qui sest transmis à travers les pensées de Pythagore, dEmpédocle et de Platon. La fin de lépoque archaïque et lessor du rationalisme marquent le déclin de la magie «intégrée» au profit dune magie à la fois «différenciée», démythifiée et marginalisée : cest lavènement du temps des magiciens qui, tantôt appelés goètes au sens de «charlatans», tantôt magoi (mot dorigine iranienne) accèdent à une autonomie plus ou moins maudite. En faisant de la magie un phénomène extérieur à la pensée hellène, les Grecs ont paradoxalement créé son identité et lont mise au ban de la société. Les pratiques magiques prennent essentiellement deux formes : la magie médicale et le katadesmos ancêtre de la defixio des Romains ou envoûtement. A partir de lépoque hellénistique, la magie connaît un processus de réintégration qui sincarne aussi bien dans lHermétisme que dans la théurgie.
La partie suivante envisage la magie comme phénomène social. Ainsi, lauteur analyse avec finesse les législations gréco-latines au sujet de la magie et il révèle que si les pratiques magiques étaient condamnées, cette condamnation prenait des formes différentes selon les lieux et les époques. Lenquête se tourne ensuite vers lélaboration dune vision à la fois intellectuelle et populaire du magicien dont la figure devient, grâce aux écrivains, un topos littéraire. Enfin, Michaël Martin met en évidence limportance du personnage de la sorcière au sein des mentalités antiques, en examinant lévolution de larchétype de la magicienne, Médée. Le quatrième chapitre tente de cerner la figure «anonyme» du magicien du monde gréco-romain. Pour ce faire, létude soriente vers la thématique de linitiation à la connaissance magique qui repose sur trois principaux modes de transmission : la consécration, la révélation et la tradition. Le magicien émerge comme une personne distinctive à travers la réalisation dun rituel magique : le choix du lieu, celui du moment et celui des tenues à adopter, ainsi que les objets utilisés permettent de pénétrer le monde du magicien. Le passage relatif aux divinités invoquées lors des rituels nous introduit, de façon captivante, dans le panthéon de la magie, où une place centrale est attribuée à Hékate.
Létape suivante du parcours, aussi plaisante quérudite, sattache à présenter les substances naturelles qui possèdent un pouvoir et les mots qui ont une valeur opérante dans la magie antique. Ainsi, la nature étant, pour les Anciens, elle-même magicienne, il nest pas surprenant que les végétaux et les minéraux détiennent des vertus magiques propres. De la même façon, de nombreux êtres vivants, dont lhomme, sont porteurs, dans leur corps, de dispositions occultes. A la puissance des entités naturelles, le magicien allie le pouvoir du verbe dans les rites oraux. La parole magique peut reposer sur les charmes de la voix, sur les diverses formes de linvocation et de la provocation des dieux et sur lincantation. Le chapitre sachève sur lexamen du pouvoir des morts dont la substance magique (ousia) nourrit les pratiques rituelles. Michaël Martin montre comment tous ces moyens daction du magicien, en particulier la prétention de charmer la mort elle-même , concourent à séparer nettement la magie de la religion civique. La dernière partie, qui découle logiquement de lexposé des conceptions de la magie gréco-latine, sefforce de dévoiler les rituels magiques dans leur praxis même et de les classer. Trois grandes familles de rituels tendent à émerger : la magie médicale au sein de laquelle sopère la distinction simpliste entre une magie blanche et une magie noire ; la magie érotique associée aux sorcières et la divination magique qui occupe une place à part dans lensemble des pratiques.
Dans sa remarquable somme sur la magie dans lAntiquité gréco-romaine, Michaël Martin parvient à rendre justice à ce quil convient dappeler la pensée magique. Contre la conception qui, aujourdhui, réduit trop souvent le phénomène magique à lillusionnisme, son ouvrage présente la magie comme «le miroir de Psychê», capable dexprimer les tensions de lâme humaine dans un monde où tout le possible deviendrait réel. En ce sens, cette exploration foisonnante du monde de la magie, alliant avec bonheur érudition et clarté, constitue une contribution fondamentale à lhistoire des mentalités, qui nous tient dun bout à lautre sous le charme.
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 05/01/2006 ) Imprimer | | |
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