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Histoire & Sciences sociales -> Antiquité & préhistoire |
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De la chasse paléolithique à la cuisine du sacrifice | | | Walter Burkert Homo Necans - Rites sacrificiels et mythes de la Grèce ancienne Les Belles Lettres - Vérité des mythes 2005 / 29 € - 189.95 ffr. / 431 pages ISBN : 2-251-32437-2 FORMAT : 15,0cm x 21,5cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement élève conservateur à lEcole Nationale Supérieure des Sciences de lInformation et des Bibliothèques. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Publié pour la première fois en allemand par un éminent chercheur suisse en 1972, Homo Necans - «lhomme qui tue» -, est un grand classique des études sur la religion et la mythologie grecques. Il est enfin traduit en français et accueilli dans la collection «Vérité des mythes» des Belles Lettres. Louvrage, dépourvu de conclusion, se termine sur une postface, publiée en 1997 à loccasion de sa deuxième édition, dans laquelle lauteur, un quart de siècle plus tard, nuance quelque peu son propos en tenant compte de publications plus récentes.
Dans cette étude, Walter Burkert adopte une perspective historique (et même préhistorique !) en remontant jusquaux commencements de lhomme, faisant même appel aux données de léthologie animale. A len croire, les mythes (notamment ceux des Grecs) senracineraient dans une époque où les hommes tiraient leur subsistance de la chasse, car le période paléolithique est la seule qui ait été assez longue pour que puissent se constituer des archétypes psychiques héréditaires. Les mythes se comprennent ainsi pour Walter Burkert à partir des rites magiques par lesquels le chasseur primitif cherche à exorciser son sentiment de culpabilité et à se garantir contre la disparition du gibier. Cette théorie est exposée dès le premier chapitre. Lauteur sappuie sur les travaux de Karl Meuli, qui avait rapproché les détails du sacrifice grec et les coutumes des sociétés de chasseurs et de pasteurs nomades, principalement en Sibérie, tout en renvoyant à des découvertes archéologiques qui attestaient de coutumes analogues dès le Paléolithique moyen.
Mais Burkert va plus loin. Partant du postulat que «lexpérience fondatrice du «sacré» est la mise à mort sacrificielle» et que «lHomo Religiosus agit et prend conscience de lui-même comme Homo Necans» (p.20), il envisage lidée que la religion trouverait son fondement même dans la chasse préhistorique, quand les hominidés, grâce aux outils que représentent les armes de chasse, passent au statut de prédateurs de gros gibier («hunting ape», p.29) en déviant vers les proies leur agressivité intraspécifique, par un processus symbolique qui se traduit dans le rituel, transformant la proie en victime sacrificielle. Il cite alors les travaux de léthologue Konrad Lorenz qui a montré que les comportements agressifs de certains animaux pouvaient avoir une signification symbolique (et même rituelle, puisque mettant en uvre des effets de répétition et de théâtralisation).
Les mythes, eux, sous-tendent généralement le rituel, dont ils constituent, selon S. H. Hooke, la «partie parlée» (p.41). La corrélation entre les deux est donc nécessaire, car ils participent dun même discours. Walter Burkert dégage un schéma général du rituel de chasse devenu rituel sacrificiel. Le rituel touche tout dabord à la pulsion sexuelle. Lhomme refuse daimer, pour aller tuer. Dans la période préparatoire à la chasse, le sacrifice de vierge est lexpression la plus forte de ce renoncement à la sexualité, et la jeune fille sacrifiée devient dans les mythes de chasseurs la jeune mariée de la «grosse» proie. A lébranlement et la culpabilisation quentraîne lacte de tuer (au sacrifice comme à la chasse), répond, après coup, une phase de consolidation. Il y a dabord le repas sacrificiel, où lacte de manger devient une cérémonie permettant de souder une collectivité. Le désir de reconstitution sexprime ensuite, par exemple, dans la collecte des os et la surélévation du crâne, des cornes ou des bois de cervidés (qui traduit peut-être un culte). Est érigé ainsi un ordre dont le pouvoir réside dans son opposition avec ce qui précédait (on comprend donc pourquoi les sacrifices de fondation sont si répandus). Ainsi, deux données fondamentales de lexistence humaine, la reproduction sexuelle et la mort, sont mises en scène dans le rituel sacrificiel. De même, les éléments essentiels du rituel funéraire sont envisagés comme provenant du rituel de chasse et de sacrifice (sans quil n'y ait forcément cannibalisme). Si la proie fait figure de Dieu-Père, elle peut être vue aussi comme un cadeau dune Déesse Maîtresse des Animaux (représentée par les statuettes dites «Vénus» ?).
Walter Burkert examine dans les chapitres suivants divers complexes cultuels, et tente de les faire cadrer dans le schéma défini dans le premier chapitre, faisant ressortir la tension intérieure de confrontation avec la mort puis daffirmation de la vie, formalisée dans un scénario ternaire (rites préliminaires avec notamment la «tragédie de jeune fille», noyau central de meurtre et de terreur, reconstitution finale). Il considère tout dabord les mythes et rituels mettant en scène des loups-garous se réunissant autour dun chaudron tripode pour y déguster un repas anthropophage (avec lidée, sous-jacente à ces discours, que lhumanité, par la chasse, simpose en sopposant aux loups). Il analyse donc le mythe de Lycaon et les rituels des Lycaia dArcadie (où apparaît le thème de la lycanthropie), mais aussi les rituels autour de Pélops à Olympie, en relation avec le mythe du repas anthropophage servi aux dieux par Tantale. Il évoque également les horribles festins de Thyeste et dHarpage, ainsi que le mythe dActéon déchiré par ses chiens (vus comme les équivalents des loups-garous dArcadie). Le trépied delphique est lui aussi mis à contribution, et relié à la tradition du tombeau de Dionysos (déchiré par les Titans).
Walter Burkert sintéresse ensuite à des rituels illustrant pour lui le thème de la dissolution et de la fête du Nouvel An (qui correspond à linstauration dun nouvel ordre après une phase de désordre). Sont ainsi évoqués tour à tour les fêtes des Dipoleia, des Skira, des Arrhéphories et des Panathénées, mais aussi le mythe du meurtre dArgos (relié aux Agrionies béotiennes), ainsi que les mythes de Térée, dAntiope et Epopée, des femmes de Lemnos ou de Palaimon-Mélicerte. Le quatrième chapitre traite de la fête des Anthestéries qui se déroulait en plusieurs jours. Pour Burkert, si labsorption de vin le jour des Choés peut symboliser un sacrifice sanglant, le Mariage sacré ayant lieu le même jour sinscrit dans le contexte de la restitution rituelle (on apaise la victime, en loccurrence Dionysos, en lui donnant une femme, celle de larchonte-roi). Le dernier chapitre concerne les Mystères dEleusis. Laction sacrificielle dans le Télestérion permet de rencontrer la mort et de la surmonter ; tel est lobjet de linitiation. On retrouve en prélude le motif de la «tragédie de jeune fille» avec le mythe de lenlèvement de Coré-Perséphone. Le rituel sacrificiel dorigine cynégétique est ainsi resémantisé dans un cadre agraire (depuis le néolithique) tout en le dépassant.
Dans sa postface à la deuxième édition, Walter Burkert prend une certaine distance par rapport à ce quil a écrit un quart de siècle plus tôt (il nadhère ainsi plus guère à la thèse des «sépultures dours» dans les grottes néanderthaliennes). Il reconnaît sa dette envers la psychanalyse freudienne, et notamment la fascination exercée par le «meurtre originel» postulé dans Totem et tabou. Il évoque également les échanges avec Georges Devereux, fondateur de l«ethnopsychiatrie», tout en soulignant les parallèles de sa propre thèse avec celle de René Girard dans La Violence et le sacré, qui ne part pas de la chasse préhistorique, mais dun modèle dagression «pure» dans laquelle une victime sacrificielle, le «bouc émissaire», est anéantie pour permettre aux tensions sociales de se libérer.
On peut au reste faire à Burkert la même critique quà Girard, et pointer dans leurs théories un certain ethnocentrisme (le schéma de la victime sanctifiée après le sacrifice renvoyant bien évidemment au christianisme ; il nest ainsi pas sûr que Dionysos sassimile à chaque fois à lanimal sacrifié, et le thème de sa mort renvoie surtout à lorphisme). Dautre part, Burkert reprend (p.30) des schémas depuis longtemps contestés par de nombreux préhistoriens sur une répartition stricte des rôles masculin et féminin (homme chasseur développant ses muscles et son agilité, et femme au foyer développant des formes rondes et douces pour mettre au monde des enfants ! Modèle qui ne cadre guère avec le nomadisme de lépoque !). Il reprend un autre fantasme préhistorique, celui de la Grande Déesse, même sil ne sacrifie pas à celui du matriarcat primitif bachofien (pp.77-78). Mais plus largement, cest sa thèse elle-même, remontant aux origines de lhumanité, qui demeure pour séduisante quelle soit complètement indémontrable. Naurait-il pas ainsi créé à son insu un nouveau mythe ?
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 03/02/2006 ) Imprimer
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