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Manipulations mythologiques | | | Alain Moreau La Fabrique des mythes Les Belles Lettres - Vérité des mythes 2006 / 27 € - 176.85 ffr. / 253 pages ISBN : 2-251-32440-2 FORMAT : 15,0cm x 21,5cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement élève conservateur à lEcole Nationale Supérieure des Sciences de lInformation et des Bibliothèques. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Après avoir publié en 1994 aux Belles Lettres une étude sur Le Mythe de Jason et Médée, Alain Moreau nous offre aujourdhui, dans la même collection («Vérité des mythes») un nouveau livre portant de manière plus globale sur les processus de transformation des récits mythiques en Grèce ancienne. Il nous invite en effet dès lintroduction à prendre garde à tout anachronisme : pour les Grecs, la mythologie nest pas un ensemble de textes sacrés comparables à la Bible, auquel il serait interdit de toucher. Les Grecs ont été ainsi les premiers manipulateurs de leurs mythes. De lépoque mycénienne à lépoque hellénistique et même impériale, ils nont cessé de multiplier versions et variantes. De nombreux mythes semblent avoir été au départ en relation avec un rituel, mais ce lien sest distendu avec le temps. Investi davantage dans le discours des poètes que dans celui des prêtres, le mythe sest ainsi éloigné de la religion, devenant souple, malléable et même manipulable.
La première partie, «De la croyance à la remise en question», souligne ce caractère vivant et changeant des mythes grecs, qui évoluent au fil des auteurs. Même si lon na pas de sources littéraires antérieures à Homère (on ne saurait considérer ainsi les mentions religieuses sur les tablettes mycéniennes), le poète de lIliade et de lOdyssée a pu faire subir aux mythes certaines inflexions. Il manifeste en tout cas un certain irrespect dans sa représentation des dieux, nhésitant pas à les dépeindre dans des situations ridicules (adultère dArès et dAphrodite, Zeus abusé par Héra
), sans exclure pour autant, parfois, une véritable intimité entre la divinité et le mortel (Athéna et Ulysse par exemple), ou encore le sentiment de la grandeur divine. Après Homère, les poètes adoptent à légard des mythes trois comportements différents. Les uns sefforcent de classer et dorganiser le mélange hétéroclite que constitue la mythologie grecque (ainsi Hésiode dans la Théogonie, les logographes, les atthidographes). Dautres exercent leur esprit critique, sémouvant devant limmoralité ou lincohérence (Xénophane de Colophon), et cherchant à moraliser les mythes (Pindare) en les rationalisant (Hécatée de Milet) ou en leur attribuant une valeur symbolique (Théagène de Rhégion, Métrodore de Lampsaque). Certains enfin profitent de leur souplesse pour en faire des porte-parole, nhésitant pas à modifier certaines données des récits antérieurs (les auteurs tragiques, Euripide étant celui qui va le plus loin dans la révolte contre les mythes anciens).
Alain Moreau sintéresse ensuite aux choix eschyléens dans le traitement de la saga des Atrides, connue dès Homère, ainsi que dans des sources iconographiques antérieures à lauteur de lOrestie. Face à une tradition déjà riche et disparate, voire contradictoire, il choisit, écarte des éléments de la légende, en privilégie dautres, en invente au besoin, que ce soit dans le traitement des crimes des ancêtres (Tantale, Pélops ou Atrée et Thyeste), ceux dAgamemnon (pas dallusion au meurtre de Tantale II, afin de concentrer la culpabilité du roi sur le sacrifice dIphigénie, non remplacée par une biche au dernier moment comme dans Euripide), ou dans lassassinat du roi (à Argos, dans son bain, par Clytemnestre). Dans le troisième chapitre est abordée lattitude paradoxale de Platon vis-à-vis des mythes. Le philosophe porte des coups durs à la vieille mythologie, insistant sur ses mensonges et son immoralité, réfutant également linterprétation allégorique. Mais il est aussi un créateur de mythes (Er, lAtlantide
), limagination métaphorique faisant progressivement place chez lui à limagination mythique. Il se montre également sensible, dans le Phèdre, à linspiration poétique et à lélan mystique. Lutilisation des mythes lui sert en fait à convaincre et persuader, même sils restent seconds par rapport à largumentation logique. Le maître de lAcadémie fait même lapologie de la tradition et des récits mythiques dans ses dernières uvres. Le mythe doit cependant être moral et profitable : la raison est maîtresse, la mythologie, servante.
La deuxième partie, «Mythe, Histoire, Société», développe plusieurs exemples de manipulations politiques des mythes. Dans «Ménélas le mou», l'auteur montre que lépoux dHélène, personnage plutôt sympathique et capable de vaillance chez Homère, devient, pour des raisons liées aux circonstances historiques, particulièrement odieux chez les Tragiques. Il faut dire que ces derniers sont Athéniens, et que Ménélas est le roi mythique de la ville rivale, Sparte. Le chapitre suivant sintéresse au retour des cendres dOreste et Thésée, les deux héros étant mis au service de la propagande politique, celle de Sparte dans un cas, dAthènes dans lautre. Le chapitre 3 sintéresse à lévolution du mythe de Pélops et dHippodamie. Les premières versions du mythe sont à la gloire du fils de Tantale, présenté comme un héros vaillant, tandis que les versions ultérieures en font un personnage presque infâme. En fait, Pélops est victime du même phénomène que son descendant Ménélas : il est le héros éponyme du Péloponnèse, dont la cité principale est Sparte. Cela explique en grande partie sa dégradation morale chez les Tragiques athéniens, la signification ancienne du mythe (lié à des rituels dinitiation et de mariage) nétant en outre plus perçue par les Grecs du Ve siècle. Le quatrième chapitre montre un même processus de dégradation du héros pour Jason et Oreste, qui peut être lié à un changement de valeurs dans la société, à une insuffisance originelle (matricide dOreste, faiblesse des qualités de Jason par rapport à ses compagnons Argonautes) et à la prépondérance prise par des personnages féminins de leur entourage (Electre, Médée).
La troisième partie expose les manipulations généalogiques de la mythologie à travers les exemples des épouses ddipe, de Médée et de Prométhée. Chez Homère, la mère ddipe, quil épouse ensuite sans le savoir, se nomme Epicaste. Mais la vérité se fait jour «aussitôt», semblant exclure la possibilité de la naissance de quatre enfants incestueux. Selon Pausanias, la mère de ces derniers (et seconde épouse ddipe) serait Euryganie, fille dHyperphas. Phérécyde donne comme père à Euryganie Périphas, et fait dAstyméduse, fille de Sthénélos, la troisième épouse ddipe. Selon une scholie dHomère, cette dernière aurait accusé calomnieusement ses beaux-fils davoir tenté de la violer, entraînant la malédiction ddipe sur Etéocle et Polynice. Ces versions sont beaucoup moins connues que celle propagée par les Tragiques, qui font de Jocaste la mère des enfants ddipe. Comme ces derniers, Médée, fille dAiétès, na pas la même mère suivant les versions de son mythe. La généalogie la plus ancienne, celle dHésiode, en fait la fille de lOcéanide Eidyia («Celle qui sait», mère idéale pour «Celle qui invente»). Diodore de Sicile se fait lécho dune généalogie différente, qui fait dHécate, fille de Persès (lui-même fils dHélios et non plus de Crios), la mère de Médée. Cette modification paraît être liée à laccentuation progressive du caractère de sorcière de Médée. Les changements de généalogie peuvent également concerner des personnages divins, comme Prométhée, qui nest plus chez Eschyle le fils de Japet et de Clymène, mais le fils de Thémis assimilée à Gaïa. Cela permet au dramaturge de le vieillir dune génération par rapport à Zeus, et den faire le dépositaire dun secret de la déesse concernant une menace sur le pouvoir du roi des dieux.
La quatrième partie, «Les héros face à leurs Dieux», met laccent dans son premier chapitre sur limpossibilité pour les héros déchapper à loracle. Il sagit moins ici dexposer les différentes versions ou les évolutions dun mythe précis que de souligner la ressemblance, sur ce point précis, des mythes ddipe, Althaeménès, Jason, Pâris, Pélops, Persée, Télèphe et Gilgamos, mais aussi des récits, présentés comme historiques, concernant Agathocle, Cypsélos, Cyrus et Pisistrate. A lépoque de lapogée de Delphes, ces mythes de précaution inutile constitueraient moins une illustration de la fatalité quune glorification dApollon et de son oracle. Le dernier chapitre séloigne un peu du thème des transformations du mythe, car il esquisse une typologie de la trangression (en rapport avec la démesure, lhubris) : fondatrice (transgresser pour créer), cosmique (remise en question de lordre), primordiale (voir ce quil ne faut pas voir), territoriale (fouler ce qui ne doit pas être foulé), ou sacrilège (dire ce quil ne faut pas dire, vénérer ce quil ne faut pas vénérer).
Le livre dAlain Moreau est en fait un recueil intégrant plusieurs articles antérieurs, cités au reste dans la bibliographie. On peut critiquer certaines affirmations un peu rapides (comme celle de la décadence de la religion officielle après la fin de la guerre du Péloponnèse, p.41 ; ou encore lhypothèse, invérifiable, que Jason fut à lorigine un dieu guérisseur, parèdre dune déesse-mère nommée Médée, p.131). Néanmoins, de lecture facile et agréable, louvrage est fort utile pour une première approche de létude des mythes et de leurs transformations. Il est agrémenté en outre de plusieurs reproductions de gravures tirées dun ouvrage du XVIIIe siècle, plus ou moins en lien avec le texte.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 21/02/2007 ) Imprimer
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