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Histoire & Sciences sociales -> Antiquité & préhistoire |
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Une historienne dans la Cité | | | François de Polignac Pauline Schmitt Pantel Collectif Athènes et le politique - Dans le sillage de Claude Mossé Albin Michel - Bibliothèque Histoire 2007 / 20 € - 131 ffr. / 348 pages ISBN : 978-2-226-17901-2 FORMAT : 14,5cm x 22,5cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement conservateur à la Bibliothèque Interuniversitaire Cujas à Paris. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Claude Mossé joua avec Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet un rôle essentiel dans le renouvellement des études sur la Grèce ancienne. Alors que ces derniers, très influencés par lanthropologie lévi-straussienne, se sont beaucoup intéressés aux marges de la cité grecque, Claude Mossé, historienne de formation (avec une thèse sur La Fin de la démocratie athénienne, publiée en 1962), a surtout étudié celle-ci de lintérieur, sattachant à lanalyse des institutions, de la pensée politique et de leurs interactions avec lhistoire politique et sociale. Très marquée par la pensée de Vernant, elle nen a pas moins été influencée par Moses Finley. Elle représentait ainsi pour Pierre Vidal-Naquet le «principe de réalité» au sein du groupe du Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes (devenu plus tard le Centre Louis Gernet, et connu à létranger sous la dénomination un peu trop rapide d«Ecole de Paris»). Comme Jean-Pierre Vernant le rappelle dans ce livre, elle a occupé la place de lhistorienne (lui-même était agrégé de philosophie) dans un groupe où ils étaient «tous prêts à dériver entre le mythe, la tragédie et tout le reste, prêts à partir dans toutes les directions» (p.14).
Alors que Patrice Brun vient de publier un recueil des articles de Claude Mossé rassemblés sous le titre DHomère à Plutarque, itinéraires historiques (Ausonius, 2007), Pauline Schmitt Pantel et François de Polignac ont décidé de rendre un juste hommage à cette grande dame des études anciennes, en nous offrant ce livre où plusieurs hellénistes et antiquisants reconnaissent tous leur dette envers lenseignement ou les travaux de lhistorienne. Ils ont décidé de centrer ici la réflexion sur un des thèmes majeurs qui court tout au long de son uvre : la cité dAthènes et le politique sous tous ses aspects (qui est un concept plus vaste et plus important que la seule politique). Chaque contribution choisit un angle dapproche différent, mais nen constitue pas moins le reflet et la continuation de thèmes de recherche privilégiés par Claude Mossé.
Jean-Pierre Vernant, après quelques pages où il exprime son admiration et son amitié à Claude Mossé (pages dautant plus émouvantes quelle sont issues dun entretien réalisé à Sèvres fin novembre 2006, moins de deux mois avant la disparition de «Jipé»), expose son analyse de la naissance du politique dans les cités archaïques. Il conclut que le politique «ne se contente plus dexister dans la pratique institutionnelle : il est devenu «conscience de soi», il donne à la vie en groupe, aux individus réunis dans une même communauté, leur caractère proprement humain» (p.23). Les iconologues François Lissarrague et Alain Schnapp montrent ensuite que cest cette conscience de soi que lart visuel contribue à élaborer, en bâtissant une représentation de la cité abstraite et harmonieuse autour de la figure de héros comme Thésée ou les Tyrannoctones, de la construction de monuments publics et de décors de frises comme celle des Panathénées où lensemble de la cité se donne à voir. Il ny a nul besoin de peindre lassemblée délibérative en action pour dire en images la démocratie. La vie politique nest quasiment pas représentée sur les vases, car ils ne servent pas dans la vie politique.
Les trois contributions suivantes concernent la place du religieux dans la construction du politique. Louise Bruit Zaidman sintéresse à la figure de Déméter, généralement peu associée au politique. Sans être la divinité poliade, cette figure divine témoigne cependant de la construction du politique par son intervention dans lhistoire de la cité, dans la pratique de ses cultes (notamment à Eleusis) et dans les mythes dont elle est lactrice principale. Stella Georgoudi, qui sintéresse de près dans ses recherches aux agents cultuels dans les cités grecques, expose les fonctions religieuses non négligeables des magistrats, particulièrement du démarque (responsable dun dème) qui a un rôle important, à la fois financier et organisationnel, dans la gestion des cérémonies. François de Polignac (qui avait effectué sa maîtrise avec Claude Mossé en 1973) opère un retour au dossier des tribus clisthéniennes, à travers lexemple de la tribu Aiantis (dont léponyme est le héros salaminien Ajax), ce qui lui permet dobserver des interactions durables entre les rôles des communautés cultuelles et lélaboration de représentations de lespace civique, pouvant être considéré comme une forme de reterritorialisation.
Trois articles sintéressent à limbrication étroite entre justice et politique. Claude Mossé elle-même en rappelle tout dabord limportance. Viennent ensuite deux études sur le fonctionnement des tribunaux athéniens. Catherine Darbo-Pechanski a voulu rendre hommage à la présence politique au monde contemporain de Claude Mossé (qui a connu la Seconde Guerre Mondiale pendant laquelle elle a fait un exposé en Sorbonne sur Démosthène, avec létoile jaune cousue sur sa veste puis les luttes anticoloniales et la guerre dAlgérie). Elle opère un retour sur la sycophantie (dénonciation), à travers le thème très actuel de la judiciarisation de la société et du politique. A rebours dune analyse longtemps dominante, ce phénomène ne peut être assimilé à une dénaturation du système judiciaire ; elle traduit en fait les tensions que crée lintervention concrète des différences sociales dans la répartition du pouvoir politique. Evelyne Scheid-Tissinier montre de son côté que ces différences sociales sont également un des éléments sur lesquels les plaideurs semblent jouer pour susciter la colère «légale», indignation provoquée ayant sa place dans le déroulement du procès vu comme un affrontement (agôn) entre deux plaideurs, pour emporter lappui des juges (tirés au sort à Athènes).
Le politique porte aussi sur larticulation entre lindividuel et le collectif, et létude des comportements entre donc dans le champ des relations de pouvoir. Pauline Schmitt Pantel montre ainsi que la relation entre Aspasie et Périclès est un bon exemple de la façon dont le genre interfère avec la norme politique : la vie de lhomme politique réclame un récit sur ses murs, voire la fabrication dun sentiment amoureux comme celui que le premier des Athéniens aurait éprouvé pour une étrangère originaire de Milet. Renvoyant dos à dos les deux figures de la prostituée et de lintellectuelle, elle replace simplement la «nouvelle Omphale» dans le cadre des relations entre hommes et femmes à lépoque classique. Françoise Ruzé explique de son côté que, bien que laffrontement entre Athènes et Sparte soit un des grands thèmes politiques de lépoque classique, il y a dans le mouvement «lacônisant» (favorable à Sparte) à Athènes plus de nostalgie et de désuvrement que de réel objectif politique.
Deux jeunes historiens, Vincent Azoulay et Paulin Ismard, dressent un bilan historiographique des études sur le politique en Grèce ancienne. Prenant en compte la relation constante avec les sciences sociales en général (notamment la science politique et le droit), ils évaluent la diversité des démarches en les positionnant les unes par rapport aux autres. Cela leur permet de dessiner dautres perspectives et desquisser des définitions du politique à la croisée des institutions (approche de Mogens H. Hansen et du Copenhagen Polis Center) et des pratiques sociales (approche anthropologique initiée en France par Louis Gernet, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet), établissant un dialogue fructueux entre diverses traditions danalyse souvent jugées à tort inconciliables.
La réflexion dAnnie Schnapp-Gourbeillon se situe en amont de létude de lépoque classique. Elle montre que Thésée occupe une place tout à fait singulière par rapport aux autres figures de rois dans la construction grecque du passé, devenant une figure politique convertie à la démocratie par la propagande athénienne. Elle offre surtout une réflexion stimulante sur la question de lorigine des magistratures ; elle voit ainsi dans le wanax mycénien lamorce dun magistrat plutôt quun représentant de la fonction royale au sens où elle existait dans les monarchies contemporaines hittite ou mésopotamienne. François Hartog, dont les recherches actuelles sorientent plutôt vers lhistoriographie, sintéresse quant à lui à laval de létude de lépoque classique. Il sinterroge ainsi sur la réactualisation du thème de la fin de la démocratie, assimilée au déclin de la cité et à la disparition de lempire maritime athénien à la fin du IVe siècle av. J.-C. Il montre clairement que les analyses contemporaines sur ce sujet reposent le problème de lusage que lon fait de lAntiquité pour questionner le monde actuel.
Claude Mossé revient elle-même sur ce lien entre le passé et le présent dans lentretien avec Hélène Monsacré (directrice de la collection «Bibliothèque Histoire» dAlbin Michel dans laquelle est publié ce livre) qui clôt louvrage. Retraçant son parcours universitaire à la Sorbonne dans les années noires de lOccupation, sa réussite à lagrégation dhistoire, son premier poste en lycée à Rennes, sa nomination à lUniversité de Clermont-Ferrand (où elle côtoie Michel Foucault et Michel Serres) puis à Vincennes après 1968, elle rappelle aussi ses grandes amitiés intellectuelles avec Jean-Pierre Vernant, Moses Finley et Pierre Vidal-Naquet (avec qui elle sest découvert un lien de parenté remontant aux «Juifs du pape» du Comtat Venaissin). Ayant vécu lexpérience bouleversante de la guerre, elle est très attachée aux idéaux de liberté et dégalité. Cela explique peut-être en partie son choix détudier de manière privilégiée la démocratie athénienne (et sa passion de jeunesse pour Démosthène), mais elle prend bien soin de marquer une distance : «je ne dirai pas, comme lhistorien américain Josiah Ober, que la démocratie athénienne peut être un modèle pour la démocratie contemporaine» (p.340).
Cest à cette reconnaissance de ses propres affects et de linfluence de sa propre expérience, corrigées néanmoins par son refus du sentimentalisme dans le champ de la recherche scientifique, que lon reconnaît à la fois une grande historienne et une grande dame, ayant inspiré comme le montre ce livre une recherche à la fois vivante, actuelle, et en phase avec les interrogations essentielles de nos sociétés. Bref, une historienne de la Cité et dans la Cité.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 11/01/2008 ) Imprimer
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