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Gomorrhe païenne
Sandra Boehringer   L'Homosexualité féminine dans l'antiquité grecque et romaine
Les Belles Lettres - Etudes anciennes 2007 /  35 € - 229.25 ffr. / 405 pages
ISBN : 978-2-251-32663-4
FORMAT : 16,5cm x 24,0cm

L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de l’I.E.P. de Toulouse, est titulaire d’une maîtrise en histoire ancienne et d’un DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de l’Institut Régional d’Administration de Bastia et ancien professeur d’histoire-géographie, il est actuellement conservateur à la Bibliothèque Interuniversitaire Cujas à Paris. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne.
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Si depuis les travaux de Michel Foucault, Kenneth James Dover, Bernard Sergent, Paul Veyne ou David Halperin, l’homosexualité – surtout masculine – est considérée de plus en plus comme un sujet d’étude comme un autre chez les antiquisants, on ne peut pas en dire autant de l’homosexualité féminine, qui n’a fait, au mieux, que l’objet de quelques développements ou d’un chapitre au sein d’ouvrages plus larges (Claude Calame, Les Chœurs de jeunes filles en Grèce archaïque, 1977 ; Eva Cantarella, Selon la nature, l’usage et la loi : la bisexualité dans le monde antique, 1988). Cette lacune est maintenant comblée grâce à la publication du livre de Sandra Boehringer, issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2003 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

Encore l’auteure prend-elle soin de préciser que la notion d’homosexualité se révèle, pour l’Antiquité, par trop anachronique. En effet, en Grèce ancienne et dans la Rome antique, on ne parle pas d’«homosexuels», ni même d’«hétérosexuels», car ces catégories n’ont pas cours à ces époques. Sandra Boehringer garde le terme d’«homosexualité» par commodité (y compris dans le titre de son livre), pour désigner des relations sexuelles entre personnes du même sexe, sans qu’il existe pour autant une catégorie de personnes se reconnaissant comme telles, avec une culture et des revendications communes. Les pratiques sexuelles ne sont pas ignorées pour autant par les sources, mais elles sont perçues et évaluées selon des critères différents des nôtres, qui engagent le statut social, la maîtrise de soi, l’âge ou les modalités du rapport érotique. Sandra Boehringer se situe ainsi très clairement dans une approche constructionniste de l’étude de la sexualité et des pratiques amoureuses. Son analyse concerne des relations entre femmes réelles, mais aussi imaginaires, fantasmées, caricaturées, ou même niées. Si l’on examine les textes et les images conservées depuis le VIIe siècle av. J.-C. jusqu’au début du IIIe siècle de notre ère, on constate que ces relations ont suscité un discours rare, souvent allusif, mais toujours particulier par rapport à l’évocation des relations entre hommes, beaucoup plus documentées.

Sandra Boehringer se place dans la lignée des études sur l’histoire des femmes et du genre, ce dernier concept faisant encore l’objet de résistances au sein de l’institution universitaire française. C’est qu’il n’est guère que la traduction du terme anglais gender, envisagé comme l’ensemble des caractéristiques sociales attribuées à chaque sexe biologique, distinct de ce dernier en ce qu’il est variable et socialement construit. De telles études sont encore suspectées de collusions avec des mouvements militants féministes, gays, lesbiens et autres queer. L’auteure ne s’attache pas seulement aux questions de genre, mais questionne aussi la «sexualité» elle-même comme une construction sociale. Elle fait remarquer qu’il n’existe dans l’Antiquité gréco-romaine aucun équivalent exact de notre notion moderne de sexualité, désignant des pratiques réelles, mais aussi des désirs non concrétisés et des fantasmes avoués ou inavoués. La sexualité contemporaine est constitutive de l’identité psychologique de l’individu. Rien de tel dans l’Antiquité : «un individu n’a pas de sexualité, il se livre à des pratiques», «en Grèce ou à Rome, on n’«est» pas sexuellement, on «fait» sexuellement» (p.29).

La démarche de Sandra Boehringer suit un plan chronologique, en partant de la période archaïque jusqu’à l’époque impériale, sans intégrer les textes d’inspiration chrétienne, qui exigent selon elle des approches très différentes. Cette démarche chronologique se révèle être simultanément une approche par genres littéraires. Une place importante est ainsi accordée à la contextualisation de chaque document étudié. L’auteure s’intéresse d’abord aux mentions d’homoérotisme au féminin dans la poésie lyrique archaïque et dans le mythe. Les textes sont ici rares et fragmentaires, et leur interprétation, difficile. L’étude des compositions d’Alcman et de Sappho, visant à déterminer l’existence de l’expression d’un désir homosexuel féminin dans ces chants choraux et monodiques, est précédée d’une mise au point sur les questions de rites de passage et d’initiation masculine et féminine. L’étude de l’éros mélique se poursuit avec l’analyse d’un poème d’Anacréon, d’interprétation délicate, mettant en scène une jeune femme de Lesbos. C’est l’occasion pour Sandra Boehringer d’effectuer un bref excursus sur un faux ami de la langue grecque, lesbiazein («faire à la façon des Lesbiens»), qui ne renvoie pas à des pratiques que l’on qualifierait aujourd’hui de «lesbiennes» ou de «saphiques». Bien au contraire, ce verbe exprime la pratique de la fellation, tandis que l’on utilise pour le cunnilingus le verbe phoinikizein («faire à la façon des Phéniciens»). Il n’en reste pas moins qu’aucun de ces textes archaïques n’affirme une condamnation ou même une différence essentielle entre les relations entre femmes et les autres formes de relations possibles (entre hommes et femmes, entre hommes et garçons). Ce type de relation est également documenté iconographiquement, par exemple sur un plat polychrome de Théra datant de la fin du VIIe siècle av. J.-C., qui représente probablement une scène d’avance amoureuse (une jeune femme caresse le menton d’une autre, les deux personnages portant des couronnes à la main). Le discours mythique, quoi qu’on en ait dit, donne également à voir ce mode de relations. C’est ce que montre très clairement l’auteure dans une analyse fine du mythe de Kallisto, jeune compagne d’Artémis séduite par Zeus ayant pris, selon l’une des variantes du récit (attestée notamment par les fragments d’une comédie d’Amphis au IVe siècle av. J.-C.), la forme de la déesse pour parvenir à ses fins.

La deuxième partie du livre traite de la Grèce classique et hellénistique. Par contraste avec la poésie lyrique archaïque, plus aucun poème n’évoque à la période classique l’existence ou même la possibilité de relations sexuelles ou amoureuses entre femmes. Seul le discours philosophique rompt le silence des textes, et plus précisément Platon dans Le Banquet et Les Lois. Dans le premier dialogue, Aristophane rend compte (dans ce que l’on a improprement qualifié de «mythe de l’androgyne») de l’existence de femmes issues de la scission de l’être femelle originel, tentant donc de retrouver l’unité primordiale à travers des relations amoureuses avec d’autres femmes. Une catégorie homogène est ainsi définie comme distincte mais ontologiquement égale aux autres (les hommes issus de l’être mâle originel, et les hommes et les femmes issus de l’être androgyne). Dans Les Lois, dernière œuvre de Platon, la reconnaissance se fait paradoxalement par l’interdiction, qui touche aussi les relations entre hommes. Le but de la sexualité est en fait explicitement la procréation, et la condamnation des rapports entre personnes de même sexe ressortit à une condamnation plus générale des unions non procréatrices de descendants légitimes. Mais le projet des Lois est une utopie, une cité idéale. Si les relations sexuelles entre femmes figurent explicitement parmi les types de relations physiques exclues dans cette cité, nous pouvons en déduire qu’elles font partie, dans la réalité grecque, de pratiques envisageables, donc connues. Le silence des textes antiques de cette époque ne saurait ainsi signifier que les Grecs ne pouvaient concevoir les relations sexuelles entre femmes, même si la comédie ancienne, qui se plaît pourtant à stigmatiser l’appétit sexuel démesuré de la gent féminine, reste muette sur le sujet. Aristote, quant à lui, se contente de souligner les mœurs particulières des colombes femelles en l’absence de mâle. Il est à noter que les mentions platoniciennes des femmes aimant les femmes ne leur donnent pas des caractéristiques masculines, parodiant les mâles ; bien au contraire, elles sont perçues comme plus féminines.

Le silence de l’époque classique concerne aussi les images. Face à l’importante production de vases exhibant des relations sexuelles entre hommes et jeunes hommes, ou entre hommes et femmes, quelques rares images ont été interprétées comme pouvant faire référence à des relations sexuelles entre femmes. Mais les représentations de femmes maniant l’olisbos (ancêtre du godemiché) ne sauraient être considérées ainsi, de même que certaines scènes renvoyant plus à des pratiques de toilette ou d’épilation qu’à des caresses érotiques entre femmes nues. En fait, tout laisse à penser que les relations entre femmes ne posent pas problème, elles ne sont pas un sujet de préoccupation et ne représentent pas un enjeu dans la vie sociale et politique. Loin de susciter l’angoisse comme le pensait Dover, ces relations font surtout l’objet d’un fort désintérêt de la part des hommes grecs. Les pratiques homosexuelles féminines ne sont pas non plus mises en relation avec les pratiques homosexuelles masculines ; la réciprocité y a davantage sa place, et la distinction des partenaires sur le modèle actif/passif semble inopérante. Sandra Boehringer y voit même les prémices d’une catégorie préhomosexuelle féminine.

A l’époque hellénistique, une mention de relations érotiques entre femmes apparaît dans une épigramme d’Asclépiade, au IIIe siècle av. J.-C, mettant en scène deux Samiennes. Le poète y exprime une condamnation d’une rare violence des femmes ayant des relations sexuelles avec d’autres femmes, les vouant à la malédiction d’Aphrodite. Cependant, plus qu’une condamnation générale de l’homosexualité féminine, il faut y voir une manifestation du dépit conjoncturel d’un amoureux déçu, qui le rend d’ailleurs quelque peu ridicule. Quelques années auparavant était représentée sur la scène d’Athènes une adaptation comique d’une version du mythe de Kallisto par Amphis, où Zeus prenait la forme d’Artémis pour séduire la jeune fille. Ce qui faisait rire était moins l’évocation des amours entre femmes que l’hypothèse absurde d’une fécondation féminine exprimée par la naïve Kallisto, qui ne s’était pas rendue compte de la supercherie. Enfin, au premier siècle av. J.-C., Méléagre choisit de faire figurer le poème d’Asclépiade dans son recueil d’épigrammes, la Couronne, qui sera repris dans l’Anthologie Palatine (V, 207). Malgré des mentions plus explicites, deux constantes du discours subsistent par rapport aux époques archaïque et classique : l’absence de condamnation morale de ce type de rapports, et l’absence de distinction des deux partenaires. Mais à la différence des périodes antérieures, à l’époque hellénistique, la question des femmes aimant les femmes est clairement intégrée au champ du sexuel.

A l’époque romaine, des évolutions se font jour. Vers la toute fin du Ier siècle av. J.-C., alors que la Grèce de l’époque classique faisait silence sur le contenu des poèmes de Sappho, c’est étonnamment à travers la figure de la poétesse que se font, à Rome, les premières mentions de l’amour entre femmes. C’est le cas d’Ovide dans la quinzième lettre de ses Héroïdes, même s’il présente encore paradoxalement Sappho comme l’amoureuse déçue de Phaon, la mettant au même plan mythique qu’une Hélène, une Pénélope ou une Calypso. Le thème des amours entre femmes devient également matière à fiction dans Les Métamorphoses, à travers les mythes de Callisto (encore) et d’Iphis, jeune fille élevée en garçon qui bénéficie finalement d’une transformation masculine afin d’épouser son aimée Ianthé. Ce dernier récit est au reste très proche de l’histoire de Leukippos dans les Métamorphoses d’Antoninus Liberalis. Un discours explicitement dépréciatif se développe sur le sujet au début du Ier siècle de notre ère, par le biais de la caricature et de la satire. Le terme de tribas (la tribade, en tant que femme masculine) fait son apparition pour la première fois dans l’une des Fables de Phèdre. Par la suite, notamment chez Martial et dans les Amours du Pseudo-Lucien, toutes les occurrences latines du terme apparaissent étroitement liées à un personnage nommé Philaenis, qui semble avoir été le premier auteur (ou plutôt auteure) d’un manuel érotique recensant les différentes positions sexuelles. Sappho, quant à elle, n’est jamais qualifiée de tribade, du moins pas avant le IIIe siècle ap. J.-C.

Mais les relations entre femmes ne concernent pas toujours des personnages qualifiés de tribades. C’est le cas par exemple du baiser échangé entre Fortunata, épouse de Trimalcion, et Scintilla, épouse d’un invité, au cours de la célèbre scène du banquet dans le Satiricon de Pétrone. C’est aussi le cas, chez Martial, du scandale des étreintes de Bassa avec d’autres femmes, et, chez Juvénal, de Maura et Tullia qui joignent l’impiété à leurs amours condamnables. On ne saurait cependant faire de ces femmes le pendant féminin des cinaedi (hommes efféminés). L’absence de symétrie entre hommes et femmes ayant des relations avec des personnes de leur sexe est encore plus frappante dans les discours scientifiques de l’onirocritique, de la médecine et de la physiognomonie, qui ne font apparaître aucune représentation cohérente d’un type humain avec des caractéristiques physiques spécifiques liées aux pratiques sexuelles entre femmes. Tout se passe comme si ces pratiques figuraient hors du champ des possibles, et n’entraient dans aucune catégorie socialement définie. C’est particulièrement net dans le dialogue 5 des Dialogues des courtisanes de Lucien, analysé à la fin de l’ouvrage. On y retrouve tous les topoi sur le sujet, malgré les incohérences entre ces différents clichés. En fait les relations sexuelles entre femmes bordent l’espace imaginaire de ce que les Anciens considèrent comme relevant de l’érotisme.

Ce travail impressionnant par son ampleur et la finesse de ses analyses se révèle particulièrement stimulant pour tout chercheur travaillant sur les questions de genre, mais aussi sur la sexualité, dont il est peut-être temps, avec Sandra Boehringer (et dans le prolongement de Michel Foucault), de reconnaître l’aspect culturel, et donc la variabilité dans le temps et l’espace. Car la sexualité n’est peut-être pas plus naturelle que le genre.


Sébastien Dalmon
( Mis en ligne le 04/04/2008 )
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