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Histoire & Sciences sociales -> Antiquité & préhistoire |
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Anthropophagie structurale | | | Monique Halm-Tisserant Cannibalisme et immortalité - L'enfant dans le chaudron en Grèce ancienne Les Belles Lettres - Vérité des mythes 2007 / 30 € - 196.5 ffr. / 300 pages ISBN : 978-2-251-32419-7 FORMAT : 15,0cm x 22,0cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement conservateur à la Bibliothèque Interuniversitaire Cujas à Paris. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Les éditions des Belles Lettres ont décidé de réimprimer un ouvrage de Monique Halm-Tisserant datant de 1993. L'auteur, docteur en sciences de lAntiquité et chercheur au sein du Groupe Interdisciplinaire de Recherches sur lIconographie, enseigne larchéologie et lhistoire de lart grecques à lUniversité de Franche-Comté. Elle a aussi publié aux Belles Lettres en 1998 Réalités et imaginaire des supplices en Grèce ancienne. Elle sintéresse autant à des questions danthropologie (peines et châtiments, pratiques dionysiaques et initiatiques) quà la sémiotique de la représentation dans lart grec antique (mimesis, perspective, couleurs et mouvements).
Monique Halm-Tisserant étudie ici un riche dossier iconographique, qui est constamment mis en lien avec des sources littéraires racontant les mêmes mythes (les annexes présentent au reste un catalogue dimages et un corpus de textes, en plus de tableaux de synthèse, de tableaux généalogiques et dune carte géographique). Les images (surtout de vases) analysées ici ne sont pas traitées comme de simples illustrations, elles représentent au contraire des versions à part entière dun mythe, avec parfois des inflexions importantes par rapport aux textes. Peu cultivés et parfois analphabètes, comme lattestent les pseudo inscriptions et les erreurs de graphie sur les vases, les artisans du Céramique navaient guère accès à la littérature savante. Ils tenaient oralement leur connaissance des mythes, lenrichissant de souvenirs empruntés au théâtre ou au répertoire iconographique en vogue dans les ateliers de leurs maîtres. Lauteur souligne également la diversité des figurations, dans le temps comme dans lespace, notamment chez les Étrusques, grands consommateurs de mythes et dimages grecs (notamment dans la décoration de leurs miroirs) et les Romains (dans les décors de sarcophages). Elle choisit de sintéresser au thème du chaudron mythique, en lien avec les mythes de rajeunissement, dimmortalisation, mais aussi de tecnophagie et de cannibalisme. On rencontre ainsi successivement des cuissons déphèbes et de vieillards, des rôtissages denfants (ce quelle nomme «la cryptie dans le feu»), des dévorations denfants lors de banquets cannibales et des égorgements de jeunes vierges. De ce catalogue dhorreurs qui ont longtemps semblé aux commentateurs complètement sauvages et irrationnelles, elle montre la richesse et lhomogénéité sémantique.
Après avoir, dans un premier chapitre, replacé les images représentant lenfant, le chaudron ou le feu dans leur contexte, Monique Halm-Tisserant sintéresse au thème du chaudron de jouvence, analysant les mythes de la cuisson des nourrices de Dionysos, du rajeunissement dAeson ou de Jason, de la coction truquée dun bélier et du pseudo rajeunissement de Pélias. Ces mythes ont en commun dimpliquer la magicienne Médée, figure ambivalente car à la fois guérisseuse, kourotrophe et meurtrière. Le troisième chapitre porte sur le feu dimmortalité. La cryptie dans le feu et/ou lonction dambroisie concernent les enfants Démophon, Achille ou les Médéides. Ces récits peuvent être en lien avec des mythes de fondation (Mystères dEleusis pour Démophon
). Le quatrième chapitre sintéresse aux mythes de vengeance et de tecnophagie à la table des hommes, où lon fait manger à un père, à son insu, les chairs de son enfant, avant de lui révéler latroce vérité. Le mythe dAtrée et Thyeste est le plus connu, et sinsère dans le cadre dune forte rivalité entre deux frères. Le mythe de Térée, Procné et Philomèle fait en revanche de deux surs solidaires les actrices principales de la vengeance contre un époux adultère et violeur. Le festin cannibale est aussi présent à la table des dieux. Lycaon et Tantale ont défié les dieux en leur servant à manger la chair humaine dun nouveau-né ou dun adolescent. Ils ont été sévèrement punis pour cet acte dhubris (Tantale ayant en fait été surtout condamné pour avoir volé lambroisie aux dieux), ce qui les rapproche de figures rebelles comme Prométhée.
Monique Halm-Tisserant étudie ensuite dautres mythes apparentés au festin cannibale : le meurtre et la dévoration du jeune Dionysos-Zagreus par les Titans (foudroyés par Zeus pour ce crime) et les infanticides dAthamas (lun des enfants, Léarque, est, selon les versions, criblé de flèches ou voit son visage fracassé ; lautre, Mélicerte-Palaemon, est cuit dans le chaudron à la manière des victimes du festin cannibale, avant que sa mère, Ino-Leucothéa, ne se précipite dans les flots avec son cadavre, tous deux devenant ensuite des divinités marines). Le dernier chapitre opère une sorte de conclusion, mettant en lien les mythes du festin cannibale avec des mythes cosmogoniques, de souveraineté et dimmortalité. Lauteur remarque que les mythes de cannibalisme mettent en scène uniquement des garçons. Les filles ne sont pas dévorées, mais peuvent être sacrifiées. Leur sang importe plus, finalement, que leur chair (sur le sacrifice des parthénoi, on lira avec profit Nicole Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Hachette, 1985, et plus récemment Violaine Sébillotte Cuchet, Libérez la patrie ! Patriotisme et politique en Grèce ancienne, Belin, 2006).
A travers ces mythes, lhomme cherche en fait à définir sa position dans le cosmos, entre les bêtes et les dieux, sans parler de la place respective entre les sexes. Ces mythes se plaçant dans des temps originels évoquant souvent des paradis perdus, où les hommes étaient les commensaux des dieux, et où la limite entre divinités, humains et animaux nétait pas nette (les métamorphoses étaient ainsi courantes). Ils illustrent aussi les rêves dimmortalité et les souhaits de rajeunissement (y compris à travers de terribles épreuves comme le passage par le feu). Ces mythes illustrent un contexte conflictuel, révélateur de crises de souveraineté : des rivalités ont opposé les premiers mortels aux dieux (festin cannibale et fondation de cultes) ou les premiers souverains rivaux dans lélaboration des dynasties royales (mythes dAtrée et Thyeste, de Jason et Pélias). Mais ils enseignent aussi les dangers de toutes les tentatives de transgression.
La mythologie apparaît ainsi comme une mécanique qui explique par de multiples exemples, même les plus horribles, que lunivers est réglé et parfaitement ordonné. Cest tout le mérite de cet ouvrage de le rappeler, dans la droite ligne des études structuralistes de la mythologie, initiées par Claude Lévi-Strauss, même si des nuances pourraient être apportées ici et là à certaines analyses parfois un peu trop systématiques dans le jeu des oppositions binaires.
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 28/05/2008 ) Imprimer
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