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Les ''années noires'' de la guerre de Cent Ans | | | Valérie Toureille Le Drame d'Azincourt - Histoire d'une étrange défaite Albin Michel 2015 / 18 € - 117.9 ffr. / 231 pages ISBN : 978-2-226-31892-3 FORMAT : 14,4 cm × 22,5 cm
L'auteur du compte rendu : administrateur territorial, agrégé dhistoire et diplômé en Études stratégiques, Antoine Picardat a enseigné dans le secondaire et en IEP, et travaillé au ministère de la Défense. Il est aujourdhui cadre en collectivité territoriale. Imprimer
2015 fut décidément une année difficile : après le bicentenaire de Waterloo en juin, voici quil fallait cet automne avaler le six-centième anniversaire dAzincourt ! Il y a bien eu entre les deux le cinq-centième anniversaire de Marignan pour se remonter le moral, mais cela fait tout de même beaucoup de mauvais souvenirs à revisiter en peu de temps
Cet anniversaire est aussi loccasion de mieux connaître, voire carrément de découvrir, cette bataille dAzincourt, qui fut la dernière grande bataille du Moyen-âge. Car des deux grandes défaites de ces années en 15, cest la moins connue et, sans discussion possible, la pire. Waterloo fut une bataille acharnée qui marqua la fin de laventure personnelle de Napoléon et sur laquelle se sont penchés historiens et poètes se demandant notamment si Grouchy naurait pas pu arriver, plutôt que le vieux Blücher ; mais ses conséquences pour le pays furent finalement effacées en quelques années.
À linverse, Azincourt fut un désastre sur tous les plans, tant sur le moment que par ses conséquences, que Valérie Toureille entreprend détudier dans Le Drame dAzincourt. Histoire dune étrange défaite. La première partie de louvrage est consacrée à la bataille elle-même. Spécialiste de lhistoire de la guerre à la fin du Moyen-âge, lauteur relate la campagne dHenri V en France depuis la prise de Harfleur et la remontée de larmée anglaise vers Calais, jusquà la rencontre avec lost royal. Elle explique les modalités très codifiées de lorganisation de la bataille : on ne se jetait pas les uns contre les autres sans ordre mais on échangeait des hérauts, on se mettait daccord puis on se battait. En loccurrence, ce fut le vendredi 25 octobre 1415, jour de la saint Crépin, près du village dAzincourt. L'historienne décrit le déroulement de la bataille tant au plan tactique - techniques de combat et différentes phases de laffrontement - quindividuel, avec lexpérience vécue des combattants, archers, couteliers et piétons contre chevaliers démontés, enfin, lissue, tragique, avec la défaite sans appel de la chevalerie française et le triomphal retour en Angleterre dHenri V qui ne sattendait certainement pas à une aussi bonne fortune mais qui était bien décidé à en profiter.
Ce récit est assez bref, une soixantaine de pages, mais il est dense et poignant. Il fait bien ressortir la violence de la bataille et le chaos dans lequel sont plongés les combattants. On étouffe ainsi avec les chevaliers français piétinant dans la boue, engoncés dans leurs pesantes armures et écrasés les uns contre les autres, gênés par leur propre supériorité numérique au point de pouvoir à peine se servir de leurs épées. On est révolté par lordre ignoble dHenri V dégorger les prisonniers (après un tel ordre, il a fallu au moins le génie de Shakespeare pour en faire un héros !). On est atterré à la lecture de la liste des pertes françaises : entre cinq et dix mille morts peut-être en quelques heures, dont la fine fleur de la chevalerie et une bonne partie des élites militaires et administratives du nord du royaume. Des lignages entiers furent ainsi détruits ou gravement mis en péril par la mort de trois, quatre ou cinq membres dune même famille, souvent de deux générations différentes. Toutes proportions gardées, cette saignée fait penser à celle subie par le pays en août 1914 et aux interminables listes de noms que lon peut encore lire sur les monuments aux morts dans toutes les communes de France.
Lessentiel du Drame dAzincourt nest pas consacré à la bataille elle-même mais à ses conséquences à court et moyen terme, c'est-à-dire jusquà la fin de la guerre de Cent Ans, 40 ans plus tard. Car le pire restait à venir : dans un royaume dont le roi était fou, en proie depuis dix ans à une guerre civile larvée, le désastre dAzincourt ouvrit une des périodes les plus sombres de lhistoire de France. Comme le sous-titre, qui fait référence à Marc Bloch et à 1940, le laissait deviner, Valérie Toureille compare les conséquences dAzincourt avec celles dun autre désastre militaire, celui de mai-juin 1940. Défaite militaire, occupation, collaboration avec loccupant, résistance, sursaut national incarné par une figure providentielle, idée de nation, libération du territoire et modernisation de lEtat, Valérie Toureille signale les ressemblances, certaines, et souligne les différences, nombreuses, entre les deux périodes. Sans aller trop loin sur le chemin de la comparaison, il est certain que, dans les deux cas, lexpression d«années noires» est bien justifiée. Tout cela nous emmène un peu loin dAzincourt, mais les pages sur la résistance à loccupation anglaise en Normandie éclairent un aspect méconnu de la guerre de Cent Ans et sont particulièrement intéressantes.
La conclusion du livre est la partie la plus intéressante en terme de réflexion, mais elle savère être la plus frustrante. Elle aborde la question de la postérité dAzincourt et de sa place dans lhistoriographie et la mémoire en Angleterre et en France. Dans un cas, il sagit dun événement glorieux et fondateur, largement étudié et célébré par la littérature, lhistoire et les politiques ; dans lautre, il est largement oublié. Ces destins contraires auraient mérité davantage de développement, dans la mesure surtout où Valérie Toureille considère quAzincourt fut aussi en France, dune manière évidemment différente, un événement fondateur de la nation.
Antoine Picardat ( Mis en ligne le 06/01/2016 ) Imprimer
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