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Histoire & Sciences sociales -> Moyen-Age |
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La nuit médiévale : peurs, représentations et significations | | | Jean Verdon La Nuit au Moyen Age Perrin - Tempus 2009 / / 320 pages ISBN : 978-2-262-02838-1 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Première publication en 1994 (Perrin).
L'auteur du compte rendu: Perrine Cayron, après une hypokhâgne et une khâgne en Lettres classiques, a poursuivi son cursus en histoire. Elle est l'auteur d'un mémoire de maîtrise sur Jacob et sa maison aux temps carolingiens sous la direction d'Yves Sassier. Elle est actuellement enseignante. Imprimer
Cet essai sur la nuit médiévale, aussi bien historique que philosophique, est le résultat dun travail linvestigation mené par Jean Verdon, dans des domaines qui lui sont familiers. Les phénomènes sociaux et culturels propres au Moyen Age sont en effet présents dans ses travaux. Cette étude sur lélément nocturne vient donc compléter et parachever un chantier mis en uvre il y a déjà plus de vingt ans et qui concernait lensemble des mentalités et des modes de perception des hommes du Moyen Age occidental (les loisirs, les femmes, le rire et le plaisir).Lobjectif de lauteur est ici de mettre en valeur les conceptions, les croyances et les attitudes de lhomme médiéval vis-à-vis dune nuit quil ne maîtrise pas, cette obscurité qui règne du couvre-feu au chant du coq.
Cette étude et cette analyse sont conduites en trois temps étroitement superposés. Le sentiment de terreur et de méfiance envers la nuit et lobscurité est dabord très présent car dans les esprits il favorise la violence, le désordre et linversion des valeurs et des repères. Le contexte nocturne, on le comprend, accorde une large place aux fantasmes et à limaginaire. Les usages ordinaires de la nuit et les techniques mises en uvre pour domestiquer ou «apprivoiser» lobscurité et éviter déventuels débordements sont ensuite examinés par lauteur qui verse ici dans lhistoire de la vie quotidienne, donnant des descriptions précises et variées des chambres à coucher ou des veillées campagnardes. Enfin, la nuit est traitée en tant que parenthèse spatio-temporelle particulière, permettant la rencontre avec Dieu par lintermédiaire de visions et de prières.
Dans un premier temps, la nuit est synonyme de peur dans la mesure où elle correspond à une absence totale dappréhension, de perception visuelle. Cette perte de repères est en grande partie responsable de lassociation communément partagée de lobscurité au danger. En effet, les violences connues au Moyen Age sont réparties sur la durée de lannée de façon plus ou moins régulière, mais ce qui est certain, cest que la nuit est le cadre majeur de ces violences, du moins daprès les sources invoquées.
Les procès verbaux et les lettres de rémission ne manquent pas de mentionner les heures durant lesquelles les crimes sont commis. Du couvre-feu au point du jour, ces heures suspectes voient se dérouler chahuts détudiants, vols, farces de mauvais goût, homicides et rixes qui, pour ces derniers forfaits, sont très souvent liés à la forte consommation de dalcool. Dans les sources judiciaires, le caractère nocturne de certains délits apparaît comme une circonstance aggravante car il rend le crime plus facile. Quil sagisse de violences conjugales ou dexpéditions punitives, la nuit apparaît alors, aussi bien dans les pratiques, les esprits que dans les sources législatives, comme un moment propice aux règlements de compte de tous ordres : vols ou bagarres qui tournent mal, assassinats prémédités comme celui du duc dOrléans en 1407, ou encore violences exercées sur son propre corps comme pour le cas des suicides qui, daprès les sources, ont souvent lieu entre minuit et laube.
Vols et nuit semblent avoir partie liée et ce que rappelle le fameux verset de lEvangile: «Celui qui agit mal hait la lumière .» La nuit est aussi le décor privilégié des guerres, sièges de villes ou de forteresses et contestation de lautorité. Pour les guerres médiévales, les actions menées de nuit sont assimilées à des trahisons car la ruse est davantage mise à lhonneur que le courage, et les faits darmes sont rendus moins aisés dans lobscurité. Enfin, en ce qui concerne les désordres et les débordements, la nuit peut apparaître encore comme le moment favorable aux relations sexuelles, car lobscurité diminue un peu lexposition et la promiscuité très importantes au Moyen Age. La sexualité évoquée ici nest quune transgression des normes diffusées par lEglise, à savoir la prostitution, ladultère et les viols.
Ces pratiques ne sont pourtant pas, après examen des sources, sur-représentées la nuit. La réalité des chiffres et des statistiques met en lumière un paradoxe : limaginaire tient une place plus grande dans les récits et les mentalités que dans la pratique. Cest chose vérifiée si lon sattache à recenser les manifestations du Diable dans les sources narratives : violence, peur, possession et tentation sont des instruments diaboliques essentiellement mis en scène la nuit. Chez Grégoire de Tours, Raoul Glaber et Guibert de Nogent, trois fois sur quatre le démon agit dans les ténèbres, et quand il agit de jour, la précision nest pas fournie. De la même façon que le bien est lié à la clarté et à la lumière (la métaphore qui assimile le mal aux ténèbres est filée tout au long de lAncien et du Nouveau Testament), le lien ténèbres-démon est très présent et rend lendormissement redoutable. Cest en effet pendant le sommeil quun fort imaginaire de croyances se forge : incubes, succubes et revenants viennent tourmenter les vivants endormis. Le crédit accordé aux sorcières (dès les écrits de lauteur latin Apulée), aux loups-garous (phénomène de lycanthropie) nest pas séparable de la crainte qui apparaît à la nuit tombante. En effet, léclairage lunaire favorise un passage à lirréalité par la transformation du paysage et induit souvent un basculement dans le fantastique.
Au Moyen Age, la population apprécie la lumière et les notes colorées car les mentalités sont imprégnées par la correspondance entre le bien et le lumineux. Ainsi Robert Grossesteste, chancelier à Oxford, évêque de Lincoln, déclare en 1235 : «La lumière est la chose dont la présence engendre le plus de joie. Métaphysiquement Dieu est la lumière à létat pur et, dans la mesure où les choses sont lumineuses, elles ne sont pas uniquement nobles, elles sont divines ». Afin datteindre cet idéal lumineux, les hommes du Moyen Age se sont efforcés de faire reculer les ténèbres. Cet apprivoisement de la lumière passe par lélaboration et la maîtrise de certaines techniques (construction, architecture, éclairage). Du XIIe au XVe siècles, lart gothique peut alors illustrer ces transformations et être qualifié de conjugaison du verticalisme et du luminisme. Pour ce qui est des habitations particulières, lobscurité est encore de mise et pour longtemps puisque les ouvertures font défaut aussi bien en ville quà la campagne. En effet, lutilisation répandue du verre dans les demeures reste très tardive (XIVe siècle) en raison de son coût très élevé
et de sa fragilité. Léclairage, composé essentiellement de lampes à huile, à suif, de bougies en cire, de torches pour lextérieur, connaît lui aussi une lente évolution. Entre la Règle du Maître (premier tiers du VIe siècle) et la Règle de saint Benoît (530-560), dimportantes modifications sont apportées à la vie monastique : alors que le dortoir était plongé dans lobscurité, les prescriptions bénédictines ordonnent que tout se fasse dans la lumière. Le feu de cheminée (foyer) est omniprésent et indispensable en raison de ses multiples usages. Hors des habitations, cette domestication de la nuit passe par lorganisation de moyens destinés à parer la violence : patrouilles nocturnes, arrestation des sujets en armes et sans torche, guet, arrière-guet et garde dans les villes.
Socialement parlant, la nuit est le temps de larrêt obligatoire des activités, même si cette interdiction nest pas nette pour tous les métiers. Elle peut alors aussi revêtir des aspects positifs : les loisirs, les fêtes, le repos. Veillées, banquets, feux de joie, tavernes et jeux sont alors des occupations qui font la liaison entre le travail et la récupération des corps et des esprits. Jean Verdon fournit quelques éléments intéressants sur les «modes» du mobilier des chambres à coucher ou simplement des lits ainsi que sur les perceptions des rêves et des songes au Moyen Age. Chez les Pères de lEglise, comme chez beaucoup de clercs, les rêves véridiques ne se produisent quaprès minuit, alors que les rêves mensongers adviennent lors du premier sommeil. Une telle conception revient à insister sur la période critique du crépuscule. Lambivalence des songes est aussi soulignée car Dieu peut aussi bien sy manifester que les démons. Quoi quil en soit, rêves, visions et songes doivent être reliés à la vie spirituelle des fidèles.
Le dernier temps de létude évoque la nuit comme sentier menant à Dieu. Nombreuses sont les apparitions divines ou saintes nocturnes. Les voyages dans lAu-delà, escortés par un envoyé divin, prennent toujours place dans un environnement nocturne. Parallèlement se développe un imaginaire spécifique à ces voyages, celui de la description du Paradis, de la topographie de lEnfer en fonction des péchés et des crimes commis, et, à partir du XIIe siècle, du Purgatoire (pensons aux travaux de Jacques Le Goff). La nuit constitue une période favorable à la prière des laïcs et des clercs, ainsi quà lunion avec Dieu. Les sources narratives mentionnant des clercs ou des laïcs priant la nuit (Grégoire de Tours dans sa Vita de sainte Radegonde) sont devenues des topoï de la littérature médiévale. La guérison des malades par des veillées nocturnes (vigiles) et par des prières près de lautel de léglise sont aussi des épisodes connus. La permanence et la force de ces veillées de prières résident dans une croyance populaire qui veut que les saints, appelés par les cris des possédés, assistent aux vigiles. «La nuit, lhomme ne perçoit plus le monde visible, de sorte quil cerne mieux linvisible. Cest alors quil peut dans la tradition judéo-chrétienne rencontrer Dieu». Les Pères de lEglise et les docteurs de lOccident sont nombreux à penser que lexpérience mystique nest pas une expérience de lumière, mais de ténèbres (thème qui court du IIIe au XVIe siècles). Le dernier avatar de cette nuit médiévale, et non le moindre, est cette union de lâme avec Dieu, à travers les ténèbres. Cette nuit divine permet le dialogue des âmes avec lEsprit, et le sommeil qui conduit à lextase est un sommeil supérieur à la veille. Cette troisième nuit, après celle de Satan et celle du travail et des loisirs des hommes, et celle de la sublimation et du dépassement, celle de lexpérience de la transcendance divine.
Le sujet de cet essai est magnifique et immense à la fois. Les sources convoquées et analysées sont fort variées, mais on peut regretter quelles soient surtout choisies dans la période tardive du Bas Moyen Age. Par ailleurs, labsence de notes infrapaginales pour les références aux sources et pour les références bibliographiques rend difficile une réutilisation optimale du corpus constitué, pourtant fourni et vaste.
Perrine Cayron ( Mis en ligne le 21/04/2009 ) Imprimer
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