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Histoire & Sciences sociales -> Moyen-Age |
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Pour une anthropologie historique du haut Moyen Âge | | | Régine Le Jan La Société du haut Moyen Âge - VIe-IXe siècle Armand Colin - "U" 2003 / 24 € - 157.2 ffr. ISBN : 2-200-26577-8 FORMAT : 16x24 cm
L'auteur du compte rendu: Olivier Marin, ancien élève de lEcole Normale Supérieure, enseigne lhistoire du Moyen Age à lUniversité Paris-Nord et au Séminaire Saint-Sulpice. Imprimer
Conçue initialement comme un manuel pour les préparationnaires du Capes et de lagrégation dhistoire, cette synthèse est bien plus que cela : elle consiste en un essai danthropologie historique, qui entend proposer, à partir de lanalyse des lois de léchange et des formes de domination, une modélisation des bouleversements par lesquels lEurope est passée de lAntiquité romano-barbare au Moyen Age.
Le défi était immense. Il tenait dabord à la diversité des sociétés considérées : depuis lEspagne wisigothique jusquà la Scandinavie en passant par les Iles anglo-saxonnes, le cadre géographique était si vaste quil rendait hasardeuse toute interprétation globale. Lauteur devait ensuite maîtriser une bibliographie en plein renouvellement, partagée entre des disciplines disparates dont les résultats sont loin de toujours concorder. Le résultat nen est que plus remarquable ; il séduira, par la perspicacité de ses analyses, tout lecteur qui sintéresse au Moyen Age et, plus généralement, au comparatisme en sciences humaines.
Le propos de lauteur se déploie en trois temps : après avoir examiné «les cadres de la vie sociale», entendons par là le rapport à lespace, au temps et à lau-delà constitutifs du groupe social et de son sentiment identitaire, R. Le Jan passe en revue les différentes catégories sociales en considérant à la fois les éléments objectifs de différenciation et les représentations par lesquelles les contemporains eux-mêmes tentaient dappréhender les structures sociales. Cette démarche est enfin complétée par létude des formes que revêt le lien social au haut Moyen Age, dans toutes ses composantes sexuelles, familiales et politiques. Lensemble est écrit dans une langue dense et le plus souvent limpide, même si elle charrie aussi de nombreuses coquilles typographiques qui ne sont pas toutes que dinadvertance et qui vont jusquà rendre certaines phrases incompréhensibles. Non moins gênante pour le néophyte est labsence de conclusion ; on aurait aimé en effet que lauteur dressât le bilan des évolutions à la fin du IXe siècle et prît position sur le sujet, tant débattu depuis une vingtaine dannées, des continuités avec le premier âge féodal.
Mais ces menus défauts ne pèsent pas lourd au regard de la finesse avec laquelle sont étudiées les recompositions de léquilibre interne de ces sociétés à travers le prisme déformant des sources. A cet égard, les analyses lexicographiques savèrent toujours les bienvenues, tant le vocabulaire, quil sagisse de la pauvreté, de la charité ou des liens familiaux, oriente et manipule les pratiques sociales. Cela permet à lauteur de mettre à mal au fil des pages plusieurs idées reçues. Ainsi du mythe selon lequel il existerait encore au haut Moyen Age des milieux naturels indemnes de toute influence humaine, ou encore de la notion si délicate dethnicité ; dans le sillage de lhistoriographie allemande, R. Le Jan montre combien lidentité ethnique était fluide et évolutive, car utilisée par les groupes dominants au gré de leurs intérêts. Aussi bien la principale qualité de louvrage est-elle de remettre en cause les évidences paresseuses en renouant avec ce qui est le commencement de toute enquête historique : sétonner.
Reste la question, ici centrale, de lusage des références aux sciences sociales. Le schéma interprétatif auquel se rallie R. Le Jan doit beaucoup à Pierre Bourdieu et à sa conception des formes de domination et de reproduction sociales. Celle-ci na certainement pas épuisé toute sa fécondité : lauteur elle-même le démontre brillamment en appliquant au haut Moyen Age la notion délites, qui nétait jusquà présent guère employée que par les historiens de lantiquité et de lépoque contemporaine ; les pages consacrées aux différents aspects du capital matériel et symbolique tels que la possession de la terre, les réseaux familiaux et clientélaires, laccès à lécrit etc, sont parmi les plus neuves de louvrage et forment à elles seules une splendide leçon de méthode.
Il nen est pas moins curieux de voir R. Le Jan appliquer les théories de P. Bourdieu sans tenir le moindre compte des réserves légitimes quelles ont rencontrées auprès de sociologues tant français quanglo-saxons (B. Lahire, A. Caillé, J.C. Alexander
). Faute de cette distance critique, elle court le risque de réduire la pluralité des logiques sociales à une seule, celle de rapports de forces conçus sur le modèle économique du marché et de la compétition.
Cette vision utilitariste de la société médiévale ne laide guère à apprécier les représentations et les valeurs autrement que comme lexpression de positions dans le champ du pouvoir et des luttes entre les sexes. En découlent des analyses contestables, voire franchement erronées : il est par exemple faux dattribuer aux théologiens médiévaux lidée que «la différence des sexes est un produit de la Chute qui doit sabolir à la résurrection de la chair et la nature se réunifier (sic)» (p.219), une opinion extrême qui ne se rencontre que chez quelques interprètes marginaux dOrigène ; tout ce chapitre sur la chair serait en fait à récrire à la lumière du livre de C.W. Bynum, The Resurrection of the Body in Western Christianity, 200-1336, New York, 1995. Il en va donc de cet ouvrage comme de beaucoup de grands livres : en ouvrant de nouvelles perspectives, il en occulte aussi dautres.
Olivier Marin ( Mis en ligne le 05/03/2004 ) Imprimer | | |
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