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Histoire & Sciences sociales -> Moyen-Age |
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Economie et société de siècles dits obscurs | | | Pierre Toubert L'Europe dans sa première croissance Fayard 2004 / 25 € - 163.75 ffr. / 478 pages ISBN : 2-213-61946-8 FORMAT : 15x24 cm
L'auteur du compte rendu : Historienne et journaliste, Jacqueline Martin-Bagnaudez est particulièrement sensibilisée aux questions dhistoire des religions et dhistoire des mentalités. Elle a publié (chez Desclée de Brouwer) des ouvrages dinitiation portant notamment sur le Moyen Age et sur lhistoire de lart. Imprimer
Voilà ce qui sappelle une «somme», fruit de décennies de recherches, comme si P. Toubert, parvenu à des certitudes sur les questions qui lintéressent depuis si longtemps, se retournait pour mesurer le chemin parcouru et exposer systématiquement, à la manière dun bilan, les conclusions des travaux concernant dune part léconomie domaniale carolingienne, dautre part la morphologie sociale du haut Moyen Age. Il ne sagit pas pour autant de sarrêter sur une ligne darrivée à partir de laquelle il ne resterait plus quà se satisfaire du résultat des efforts : à la fin du livre, lauteur expose la problématique du thème vers lequel il se tourne désormais, celui de la révision de la doctrine gélasienne des deux pouvoirs.
On laura compris, ce gros volume est un livre érudit, un ouvrage de référence qui marquera lhistoriographie des sujets traités. Pour chacun deux, explicitement annoncé par le titre du chapitre, lauteur suit avec rigueur la même méthode : un état historiographique de la question, remontant parfois jusquà laube de la recherche historique au XIXe siècle, quil examine de façon critique, après quoi il expose ses propres conclusions. En place dune bibliographie générale, qui serait totalement inadaptée au procédé utilisé, une abondance de notes infrapaginales. Léditeur les a insérées page après page en fonction des appels, ce qui en rend la consultation aisée. La plume érudite de P. Toubert se fait stylet tranchant lorsquil sagit de commenter des travaux avec lesquels il est en désaccord. On lira par exemple la descente en flèche du «mythe historiographique» concernant la sériciculture italienne. Il admet cependant (mais ses propres recherches et sa méthode ne contredisent-elles pas cette affirmation ?) lexistence dun «vide historiographique» sur la période. De surcroît, ne sappuie-t-il pas lui-même sur des éditions de sources plus nombreuses et plus sûres que celles utilisées par ses devanciers ?
Deux grands ensembles se partagent louvrage. Le premier appartient au domaine économique et sinterroge sur le rôle joué par le système domanial dans le développement général de léconomie des VIIIe-Xe siècles. Le second sintéresse à ce quon pourrait désigner, avec prudence, comme lémergence dune conscience chrétienne de la famille. La conclusion, reprise de celle dun colloque (Lille 1998) consacré aux élites carolingiennes, apparaît comme un peu artificiellement «plaquée» sur cette uvre monumentale. Lauteur sattache dabord à embrasser chacune des questions étudiées de la façon la plus générale possible (par exemple la totalité du monde carolingien), puis envisage les choses depuis le point de vue italien, voire depuis le seul Latium, objet privilégié de nombre de ses recherches. Lexistence ou labsence de sources utilisables conditionne souvent cette méthode. Ajoutons que le lecteur a parfois limpression dêtre invité au cur même du travail du chercheur, lequel utilise, dans sa rédaction, les mots, le plus souvent latins, quil trouve dans ses sources : toute traduction trahissant, cest vrai, la complexité des réalités, il en donne une définition et ne se sert plus que des termes de pars dominica, pars colonica, curtes, mansi absi, caritas, proles, etc.
Impossible de rendre compte en quelques lignes de la richesse foisonnante apportée par cette synthèse. On retiendra, en tout cas, en ce qui concerne le grand domaine carolingien, à lintérieur dune extrême complexité de situations toujours mouvantes, une position résolument optimiste de lauteur en ce qui concerne les capacités dadaptation et de gestion des grands propriétaires fonciers. Elles se concrétisent notamment par le rééquilibrage au cours de la période de la part réservée aux «manants» aux dépens de la réserve, et aussi découverte récente de la recherche par lorganisation dune véritable circulation monétaire, alimentée par la commercialisation de réels surplus.
On devra aussi noter que la période carolingienne, plus précisément du milieu du VIIIe au milieu du IXe siècle, constitue un moment décisif pour lhistoire de la famille occidentale, celui de la construction dune doctrine et dune idéologie concernant le mariage. Sil nest pas encore un sacrement, il représente un véritable mysterium sacré, à lintérieur duquel les époux, dans légalité des sexes (on se serait attendu à une position hostile aux filles dEve), se voient proposer par lEglise un idéal dunion dans la fidélité, bien étranger à une morale monastique au rabais.
Un monde (presque) parfait, le monde carolingien dans lequel P. Toubert nous invite à voyager avec lui ? Une époque qui reste encore bien mal connue. Mais à travers les données économiques, les traits de société, lhistorien nous permet de retrouver des événements et aussi des comportements concrets. Ainsi nous pénétrons avec lui dans les demeures paysannes, habitées dune famille comptant en général les deux parents et trois enfants ; à lambition, à la violence et au désir charnel qui guettent le mâle de laristocratie, nous voyons le moraliste opposer fidélité à son prince et à son épouse ; et nous pouvons imaginer lintendant dune grande abbaye dresser soigneusement le «polyptique» qui sert dinventaire des biens fonciers, des habitants et des redevances
et de source irremplaçable pour les études historiennes des XXe-XXIe siècles.
Jacqueline Martin-Bagnaudez ( Mis en ligne le 15/09/2004 ) Imprimer
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