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Histoire & Sciences sociales -> Moyen-Age |
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Testament d'un maître historien | | | Raoul Manselli François d'Assise Cerf 2004 / 45 € - 294.75 ffr. / 598 pages ISBN : 2-204-07025-4 FORMAT : 13x20 cm
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Raoul Manselli, décédé il y a presque exactement vint ans le 20 novembre 1984, est connu des médiévistes et notamment des agrégatifs français ! - depuis des décennies (sa carrière commence au début des années 50) comme lauteur dune étude classique, Federico II re di Sicilia (1970), sur Frédéric II de Hohenstaufen, empereur germanique et roi «normand» et «oriental» de Sicile (sujet fascinant traité également, on le sait, par Kantorowicz et par Benoît-Méchin) et comme le spécialiste italien de la religion médiévale (un Grégoire le Grand en 1967).
Thème passionnant particulièrement Manselli : lanalyse de «la religion populaire au Moyen âge» (titre dun de ses livres classiques, publié chez Vrin en 1975), particulièrement en Italie et dans le Midi français, et la question des hérésies populaires. On lui doit ainsi un Spirituels et béguins du Midi (Privat, 1989). La foi catholique de Manselli explique en partie lintérêt du savant érudit pour linterprétation des croyances religieuses du peuple chrétien à lâge dor de la chrétienté latine, idéalisé ou résumé par le XIXe siècle romantique en unité organique dune communauté de vie dans la foi (Hegel, Berdiaev). On trouve donc trace dans luvre de Manselli des polémiques avec les historiographies du protestantisme et des Lumières ou des sciences religieuses non-confessionnelles sur le sens des «hérésies» et létat de la foi.
Comme ses confrères philosophes appelés à défendre le dépôt de la tradition contre les caricatures de la modernité protestante et laïque (bientôt marxiste), lhistorien catholique de la religion médiévale devait restituer le sens vécu de la foi (herméneutique diltheyenne) avant la rupture luthérienne et contester la lecture «progressiste» des hérésies et des courants «originaux» de la religiosité, quon pouvait considérer soit comme précurseurs dune compréhension protestante «naturelle» en marche, soit comme conséquences de lobscurcissement de la foi dans le peuple, soit enfin comme expressions religieuses dune émancipation croissante du peuple et dune révolte spontanée contre les abus de lEglise. Dans la lignée de Vatican I, de reconquête intellectuelle, sans trahir laggiornamento de Vatican II avec sa sensibilité «sociale» et son expression plus ouverte, Manselli essaya, pourrait-on dire, à travers le Moyen âge, de montrer lhumanité éternelle mais historique en quête de sens et de modèles. Il le fit en historien des faits sociaux et sastreignit méthodologiquement à une neutralité scrupuleuse, «laïque».
Le Saint François dAssise publié par Le Cerf en 2004 est la traduction de lédition posthume en 2002 de ses derniers cours à La Sapienza de Rome et à lIstituti Storico sur un de ses sujets de prédilection : le Poverello qui par sa prédication et son éthique suscita de son époque à nos jours, dans lEglise et hors delle, étonnement et fascination, et prêta à bien des interprétations de lherméneutique historique et de la pensée théologique, sans parler des uvres dart qui lui furent consacrées (on pense naturellement au film de Pasolini et à loratorio dOlivier Messiaen). Manselli avait déjà publié en 1980 sa première version, courte, dun cours testé devant son auditoire (méthode coutumière du maître) pour aider ses étudiants romains à passer leurs examens dhistoire religieuse, ce quon appela «editio minor», traduite en français en 1981. Mais le maître aussitôt se remit au travail sur son grand uvre, une «editio maior», que la mort lempêcha de mener à bien. Les collègues de Manselli trouvèrent cependant deux nouveaux chapitres destinés à devenir les premiers dune nouvelle édition, ainsi que des notes pouvant être insérées, et le plan global de louvrage. Les éditeurs italiens menèrent les vérifications utiles pour mettre au propre les notes ou en proposer sous réserve (entre crochets) la reconstitution approximative vraisemblable, afin doffrir au public intéressé et aux admirateurs de Manselli un substitut aussi proche que possible de ce quaurait été lédition signée du maître. Marco Bartoli estime en préface quil sagit de toutes façons dune des plus belles biographies de saint François et dun grand livre dhistoire, prouvant lérudition extraordinaire de lauteur, mais aussi sa sensibilité aux textes et sa rigueur scientifique. On trouvera en note une liste de colloques dhommage et de bilan de luvre qui étayent ces affirmations.
Point central pour entrer dans cette biographie, le point de vue de Manselli sur son travail, la norme de luvre : «Noublions pas que le problème posé à son historien par saint François nest pas celui de la compréhension de sa psychologie individuelle cest là la tâche du psychologue et nombreux sont ceux qui ont eu recours aussi à la psychanalyse -, ni celui de construire et de comprendre sa conception de la vie, et en particulier, de sa vie religieuse, et pas davanatage den préciser ou den approfondir les idées sur la théologie de lEglise cette tâche est celle des historiens de la théologie et de la spiritualité. Le problème est autre : lhistorien devra répondre à une question précise, que les contemporains se posaient déjà si lon sen rapporte à lépisode légué par la tradition, important pour notre objet et de toute façon valide au-delà de sa vérité de fait, celui du frère Masseo demandant au saint pourquoi tous le suivent, lui qui nest ni beau, ni savant, ni noble, et qui pourtant fascine et entraîne». (Préface, p.19 et Chapitre 1, p.28).
Cette déclaration peut étonner en ce quelle semble réduire lhistorien à un analyste du social, ici des raisons du charisme, et lon peut se demander ce quest une biographie sans psychologie du héros ni compréhension de sa pensée quand il sagit dun maître spirituel. Dautant que la préface indique bien que Manselli conçoit son «travail biographique» comme une «part» et dans la «perspective» dune «aventure historique globale» (p.18) ! La solution tient dans une optique dhistoire de la réception sociale par une époque dun message radical mais compréhensible incarné par une individualité atypique, inquiétante et fascinante.
La table des matières convaincra le lecteur autant que les premiers chapitres eux-mêmes que Manselli est bien aussi un biographe socio-culturel de «François», fils du riche marchand de draps (français !) Pierre Bernardone dAssise. Biographie certes prudente et tâtonnante, procédant scrupuleusement à partir de sources difficiles. Manselli replace le jeune homme dans le contexte de son milieu bénéficiaire de la croissance économique urbaine et commerciale de lItalie des XIIe et XIIIe siècles. Le message dascèse purificatrice et de détachement radical quil va inventer pour lui-même et pour le salut des «chrétiens» ne suscite décho profond que par le mélange troublant de pertinence psycho-sociologique et dexigence évangélique. Les révolutionnaires sont souvent, pour résumer les choses, des enfants révoltés de lélite, qui en perçoivent intuitivement les contradictions profondes et cest leur «génie» - osent les verbaliser et en incarner le refus, avec lintransigeance dun écoeurement. Sur ce point Manselli rejoint les analyses sociologiques des non-catholiques. Il tendra peut-être plus loyalement à rendre justice à la prudence de lEglise affrontée aux ambiguïtés du modèle : ce que certains verront comme une récupération est pour lui une intégration raisonnable du noyau de sens indiscutable de la prédication de François dans lédifice dune Eglise comprenant plusieurs chapelles («il y a plusieurs chambres dans la maison du Seigneur») et tâchant de faire droit à des formes variées dincarnation de la foi dans le monde. Doù la création de lordre franciscain, objet de tant détudes passionnées pour sa trajectoire étonnante et sa contribution à une éthique proto-capitaliste du travail.
Retour aux origines familiales ?...
On ne voudrait pas terminer cette présentation sans mentionner les analyses de Manselli pour dégager saint François (canonisé donc orthodoxe) des interprétations superficielles qui voient en lui soit un gnostique manichéen refusant le monde et la matière impurs, soit un panthéiste adorateur de Frère Soleil. De même Manselli, suivant lEglise, rejette lidée dun paupérisme révolutionnaire chez saint François, qui est dabord un chrétien soucieux de briser existentiellement avec les dérives «matérialistes» et lenfoncement banalisé dans les vices de la chrétienté. La préférence pour les pauvres, la pauvreté personnelle, découlent dun évangélisme pris au sérieux de fraternité, dégagée des aliénations de largent et de légoïsme, dont les plaisirs du corps sont toujours les portes en lhomme. La violence de cette rupture, quon a psychanalysée comme un aveu de faiblesse et un signe de déséquilibre, continue de susciter ladmiration et lattachement pour une existence entière dont la grandeur et le courage sont indéniables et dont les questions travaillent encore la société occidentale.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 07/12/2004 ) Imprimer
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