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Le droit médiéval, fondateur des sociétés européennes | | | Ernst Kantorowicz Mourir pour la patrie - Et autres textes Fayard - Les quarante piliers 2004 / 20 € - 131 ffr. / 165 pages ISBN : 2-213-62247-7 FORMAT : 14x24 cm
Lauteur du compte rendu : Emmanuel Bain, agrégé dhistoire, est actuellement allocataire-moniteur à lUniversité de Nice Sophia-Antipolis, où il prépare une thèse en histoire médiévale. Imprimer
Plusieurs ouvrages de Kantorowicz, nouvellement traduits, sont actuellement publiés. Dans le cas de Mourir pour la patrie et autres essais, il sagit de la réédition dun livre dont lambition dépasse la seule volonté de faire connaître luvre du célèbre historien juif allemand (1895-1963), auteur malheureux dun Frédéric II (1927) admiré par les nazis, puis dune uvre majeure, Les Deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, publiée en 1957, après quil eut démissionné avec fracas de luniversité de Berkeley pour ne pas céder aux revendications du maccarthysme (1950).
Mourir pour la patrie est un recueil de quatre articles, inscrit par Pierre Legendre dans lhorizon dune anthropologie dogmatique. Lintérêt de ce livre nest pas purement historique ou rétrospectif, mais surtout méthodologique. Ces articles, écrits entre 1948 et 1961, pour des occasions diverses, ont au moins trois critères en commun, qui en dessinent lintérêt actuel. Dabord, ils sappuient principalement sur des sources souvent négligées et méconnues, le droit médiéval, dont ils montrent la richesse et surtout linfluence dans des domaines aussi divers que la politique ou lart, sur des périodes modernes ou même contemporaines.
Lanalyse de ces sources débrouille lécheveau de la construction dun pouvoir, celui de lartiste, celui de lÉtat ; le pouvoir de créer, le pouvoir de prélever, le pouvoir, finalement, de conduire à la mort. La généalogie du pouvoir, et notamment la transmission aux régimes séculiers des caractéristiques religieuses, constitue donc comme lunité thématique de ces articles. Cependant le plus fascinant reste la méthode historiographique mise en uvre ici : elle montre comment une thématique qui peut apparaître nouvelle plonge ses racines dans des constructions dogmatiques anciennes, qui sont détournées, retournées ou retravaillées. Ce nest pas seulement une histoire des idées, mais aussi des modes de pensée, qui sinscrit dans la longue durée.
Le premier article, au sujet étonnant, «La souveraineté de lartiste. Note sur quelques maximes juridiques et les théories de lart à la Renaissance», illustre brillamment cette méthode. Il montre comment des concepts clés de la Renaissance, comme limitation de la nature ou la création artistique reproduisent des démarches intellectuelles à luvre dans le droit médiéval. Ainsi le pouvoir créateur, dabord réservé à Dieu, a été étendu par les juristes au pape, puis aux empereurs. Simultanément la notion daequiparatio a permis détablir une équivalence entre les princes et les poètes, puis les peintres, si bien que lartiste était en quelque sorte préparé à recevoir ce pouvoir créateur, dépassant limitation de la nature.
Le second article, «Christus-Fiscus», plus technique et plus pointu, décrit comment la réinterprétation du droit romain par les juristes bolonais a pu conduire à une sacralisation des biens fiscaux équivalente à celle des biens ecclésiastiques, et à retrouver ainsi, mutatis mutandis, des catégories romaines. Le troisième article, «Mystères de lÉtat. Un concept absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Âge)», illustre lui aussi lattribution au pouvoir séculier de catégories religieuses, dabord utilisées pour qualifier lÉglise et le pouvoir pontifical, puis, de là, réappropriées par lÉtat absolutiste. Enfin le dernier article, partant de lappel maintes fois entendu au XXe siècle, à «mourir pour la patrie», dresse de façon exemplaire la généalogie de ce thème : son origine antique, son rejet par le christianisme des premiers siècles au nom de valeurs spirituelles supérieures, sa réinvention pour les besoins de la croisade et sa réappropriation par les pouvoirs royaux. Par cette démarche, ces articles démontent et démontrent la mise en uvre dun discours dogmatique sacralisant les pouvoirs. Cest ce dont sexplique Pierre Legendre dans une présentation complexe, qui, pour être mieux comprise, mérite dêtre lue avant et surtout après la lecture des articles édités.
Enfin, il faut noter les efforts accomplis pour rendre ces textes accessibles : les traductions, dues à L. Mayali et A. Schütz, sont claires ; le «viatique du lecteur» fourni par L. Mayali, donne en quelques pages les connaissances minimales en droit médiéval qui permettront au lecteur novice de sy retrouver. La présentation originale, avec le corps du texte sur la page de droite et les notes en page de gauche, qui se veut inspirée des gloses médiévales sans toutefois en atteindre la qualité technique dans la mise en page produit un texte clair et aéré, où le lecteur peut ajouter ses propres gloses marginales.
Emmanuel Bain ( Mis en ligne le 24/01/2005 ) Imprimer | | |