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Rompre ? ou ne pas rompre ? | | | Steven Runciman Le Schisme d'Orient - La papauté et les Eglises d'Orient. XIe et XIIe siècles Les Belles Lettres - Histoire 2005 / 21 € - 137.55 ffr. / 202 pages ISBN : 2-251-38072-8 FORMAT : 15x22 cm
L'auteur du compte rendu : Historienne et journaliste, Jacqueline Martin-Bagnaudez est particulièrement sensibilisée aux questions dhistoire des religions et dhistoire des mentalités. Elle a publié (chez Desclée de Brouwer) des ouvrages dinitiation portant notamment sur le Moyen Age et sur lhistoire de lart. Imprimer
En ces temps présents où lesprit dcuménisme tend à gommer les divisions religieuses, qui, mis à part les spécialistes de la question, hésiterait à dater la séparation des Églises dOrient et dOccident du 16 juillet 1054, jour où les légats du pape ont excommunié le patriarche de Constantinople, Michel Keroularios, plus connu en Occident comme Michel Cérulaire ? Or le propos du livre de S. Runciman est précisément de montrer que cette date constitue à peine un symbole, et quen tous cas elle ne marque pas la vraie rupture.
Lauteur est lun des grands chercheurs/enseignants du XXe siècle, grand spécialiste anglais de lhistoire des croisades, et on sétonne un peu que son livre ait dû attendre un demi-siècle pour être traduit et édité en français. Il nen apparaît pas dépassé pour autant (la bibliographie, peut-être
), car il sagit de fournir une analyse dune suite de données et dévénements par ailleurs fermement établis. Cest dans leur explication quil trouve son originalité.
Une donnée fondamentale est exposée demblée : sil nest sans doute pas inutile de rappeler la distinction entre «hérésie» (désaccord fondamental portant sur une doctrine), et «schisme» (division portant sur la légitimité de lautorité), il convient surtout de prendre conscience dun fait : quelles que soient les relations qui se sont établies entre deux Églises, et quelle que soit lancienneté et la nature des points de désaccord, il ny a à proprement parler schisme que dans la prise de conscience de celui-ci par les autorités et les fidèles. Cest ainsi, dans le cas qui nous occupe, que la théologie (la «procession» de lEsprit Saint, par le Père ET le Fils pour les Occidentaux qui lexpriment par le fameux Filioque du Credo), la hiérarchie (Rome revendiquant une primauté sur les autres sièges patriarcaux), et les usages liturgiques (les Orientaux consacrant du pain fermenté et non pas azyme comme le font les Latins) ont pu semer depuis le concile de Chalcédoine (381) des pommes de discorde entre les deux Églises, bien avant donc que le schisme ne devienne patent (XIIIe siècle).
On a pu pourtant assister, au cours de ce presque millénaire, à de sérieuses empoignades, à des ruptures en série, à des anathèmes qui pouvaient sembler définitifs. S. Runciman les raconte en détail (son ouvrage se fonde sur un récit chronologique), replaçant les principales péripéties dans le paysage historique, politique et religieux de leur déroulement. Les occasions nont pas manqué de se tourner le dos, comme par exemple en 1009, lorsque le patriarche de Constantinople refusa dinscrire le nom du nouveau pape, Serge IV, sur les diptyques, parce quil proclamait sa foi dans le Filioque. La politique internationale est toujours présente, quil sagisse de la présence des Normands en Méditerranée, de la renaissance dun Empire allemand, deux menaces directes parmi dautres pour Byzance. Ici et là, à Rome comme à Constantinople, certains ont toujours fait appel au bon sens, à la modération et à lesprit de tolérance, tel le grand canoniste grec Théophylacte, alors que dautres, comme le fameux Cérulaire, attisaient les désaccords.
Mais ce qui va conduire à la rupture finale, ce sont les croisades. Et pas seulement ce point dorgue aux relations Orient-Occident mis par la désastreuse Quatrième croisade. Lauteur rassemble en quelques pages les espoirs déçus et les ambitions insatisfaites des Grecs comme des Latins au cours de ces événements, explique comment la présence des seconds a tourné à la confrontation avec les premiers, soupçonnés de duplicité. Il montre surtout comment les croisés, en établissant des patriarcats latins en Orient, ont établi de fait au XIIe siècle une double hiérarchie, existant parallèlement et nécessairement en conflit lune avec lautre. Il y a deux patriarches dAntioche dès 1100, puis deux de Jérusalem, avant que ne soit nommé un patriarche latin à Constantinople. Dès lors, les retours à lunicité, tels quon en avait vécu au cours des siècles précédents, nétaient plus possibles. Le concile de Nymphaeum (1234) voit Grecs et Latins porter mutuellement les uns contre les autres laccusation irréversible dhérésie. La rupture est consommée.
Cest ainsi que lauteur de ce livre court et clair explique les choses, au fil dun récit toujours précis, parfaitement documenté, agréablement traduit, et qui reste une synthèse accessible à tout lecteur cultivé, malgré la complexité des problèmes et des notions (notamment théologiques) envisagés. Pour lui, il ny a pas eu réellement «un», mais «des» schismes répétés, motivés par des différences de coutumes, dintérêts, de conceptions, de langues, le tout attisé par une suite dévénements malheureux, et sans doute rarement prémédités.
Jacqueline Martin-Bagnaudez ( Mis en ligne le 16/06/2005 ) Imprimer | | |