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Comment peut-on être un individu ? | | | Dominique Iognat-Prat Collectif L'Individu au Moyen Age - Individuation et individualisation avant la modernité Aubier 2005 / 28 € - 183.4 ffr. / 380 pages ISBN : 2-7007-2345-7 FORMAT : 14x22 cm
L'auteur du compte rendu : E. Bain est agrégé dhistoire, il est actuellement allocataire-moniteur à lUniversité de Nice Sophia-Antipolis, où il prépare une thèse en histoire médiévale. Imprimer
La question de lindividu au Moyen Âge a longtemps été absente de lhistoriographie. Lidée dominante était celle de Burckhardt qui considérait lindividu, avec lautonomie et lindividualisme qui le définissent, comme une invention de la Renaissance. Cette vision a été rejetée par Colin Morris qui, en 1972, a placé la découverte de lindividu au cours dun long XIIe siècle. Depuis, cette position a été tantôt rejetée, tantôt nuancée, tantôt renforcée, si bien que la question de lexistence de lindividu au Moyen Âge est devenue un sujet de publication fréquent.
Un des premiers mérites de ce livre est de proposer en introduction, sous la plume de Dominique Iogna-Prat, une synthèse historiographique claire et rapide, qui replace en outre cette évolution dans les contextes philosophique et social du XXe siècle. Face à ce flux historiographique, lobjet des concepteurs de louvrage na pas été de proposer une nouvelle synthèse, mais de faire pénétrer dans «latelier du médiéviste» (p.24) en proposant divers articles sur des sujets précis afin de saisir à la fois la pertinence et les difficultés dutilisation des concepts dindividu et dindividualisation.
Ce recueil darticles aborde ces questions selon trois angles dapproche. Dans une première partie, la question de lindividu est abordée à partir des «marqueurs de lindividuation» que sont les sceaux (étudiés par Brigitte Miriam Bedos-Rezac), la signature (Claude Jeay), lanthroponymie ou le style littéraire (Benoît Grévin). Les résultats de ces différentes analyses conduisent tous à nuancer le caractère individualisant de ces signes, et à ne pas séparer lindividu dun groupe. Ainsi les «marqueurs de lindividuation» conduisent plus à inscrire lindividu dans un groupe social, à lidentifier à une fonction ou à un rang, quà lindividualiser. Toutefois, dans cette partie, larticle de Joseph Morsel se singularise par son rejet de lutilisation du concept dindividu.
La deuxième partie est consacrée aux «sujets de discours» : il sagit, à travers létude de discours théologiques (Richard de Saint-Victor, présenté par Nico Den Bock) et surtout littéraires (le Tristan en prose du XIIIe siècle, lamour courtois, Pétrarque, lAdvision Christine, respectivement analysés par Dominique Demartini, Charles Baladier, Etienne Anheim, Didier Lechat) détudier comment se construit ou se pense lindividu. À nouveau, cest la complexité de la notion qui ressort de ces études où lindividu, quand il apparaît, est rarement dissociable de lautre, quil cherche à lui ressembler (comme les amoureux du Tristan) ou quil tienne de lui son identité (comme il ressort des traités de Pétrarque).
La troisième partie traite du rapport entre individu et institution et tend à montrer que, contrairement aux idées reçues, celle-ci na pas écrasé lindividu. Ainsi Daniel Russo sélève contre le mythe dun art sans artistes, et esquisse quelques grandes lignes dun tableau de la présence de lartiste conscient de sa tâche et créateur. Dominique Iogna-Prat, à partir de létude dun prémontré du XIIe siècle, Adam Scot ou Adam de Dryburgh, montre que la place faite à lintériorité, même si elle est alors nourrie par le discours sacramentel de linstitution ecclésiastique, crée les conditions intellectuelles pour penser le sujet moderne. Peter von Moos se fonde sur létude du droit canon pour montrer que, quels que soient les renforcements qua connus lautorité ecclésiastique aux XIIIe-XIVe siècles, une place prépondérante a été laissée à la conscience individuelle. Enfin, Alain Bourreau montre que dans la philosophie, cest lindividu qui accède à la vérité ou à lerreur.
Cet ouvrage, sil refuse donc dêtre une synthèse sur lindividu au Moyen Âge, est tout de même parcouru par quelques idées récurrentes : labsence dun sujet autonome, labsence dindividus séparés dun autre ou dun groupe, mais aussi la présence de structures intellectuelles et juridiques qui ont permis léclosion du sujet moderne. Pourtant, lintérêt majeur de ce livre est, à travers la réunion dune équipe pluridisciplinaire (historiens, littéraires, psychanalystes), davoir montré les difficultés et les pièges de la notion dindividu, et den avoir fait une question dactualité autant quune question historique.
Emmanuel Bain ( Mis en ligne le 30/06/2005 ) Imprimer
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