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Conversion et contrainte, de Constantin à Charlemagne | | | Bruno Dumézil Les Racines chrétiennes de l'Europe - Conversion et liberté dans les royaumes barbares (Ve-VIIIe siècles) Fayard 2005 / 32 € - 209.6 ffr. / 804 pages ISBN : 2-213-62287-6 FORMAT : 15,5cm x 23,5cm
L'auteur du compte rendu : archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris I-Sorbonne, conservateur en chef du patrimoine, Thierry Sarmant est adjoint au directeur du département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié en dernier lieu : Les Demeures du Soleil : Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi, Champ Vallon, 2003. Imprimer
Comment lOccident est-il devenu chrétien ? Telle est limmense question qui se profile derrière Les Racines chrétiennes de lEurope. Bruno Dumézil en formule une autre, à peine plus restreinte : quelle fut la part de la contrainte dans labandon des anciennes religions et dans le triomphe de la foi nouvelle ? Lenquête sinscrit dans la longue durée, sur cinq siècles, depuis le passage de lEmpire romain au christianisme, au début du IVe siècle, jusquà lavènement de la dynastie carolingienne et laffirmation dun nouveau pouvoir impérial en Occident. Elle distingue trois périodes dans le long processus de conversion à luvre durant ces cinq siècles. La première est celle du délitement progressif de lEmpire chrétien ; la deuxième celle de la conversion des rois barbares sous les auspices des évêques. La troisième phase, qui correspond à lascension des Carolingiens, voit la christianisation en profondeur de la société puis le commencement dune expansionnisme religieux hors des anciennes frontières de lEmpire romain.
Pour les Pères de lEglise, les Christiana tempora débutent avec la conversion de Constantin. De superstition réprimée par les lois, le christianisme devient non seulement religion légale mais aussi religion du prince et de lEtat. Dans la conception des théologiens du IVe siècle, Rome, empire à vocation universelle, ouvre la voie à une religion elle aussi universelle. Si lEmpire se christianise, le christianisme se romanise, lEglise recevant alors limpression indélébile du droit et des institutions administratives de lEtat romain. De conversion forcée et massive, il nest cependant pas question. Cest très progressivement que le pouvoir législatif de lempereur va imposer la religion chrétienne orthodoxe au cur de la cité, rejetant à ses marges lancienne religion païenne, les autres religiones licitae, telles que le judaïsme, ou encore les nombreuses hérésies christologiques. Le processus dure pendant tout le IVe siècle. Dès le règne de Constantin, cependant, les évêques reçoivent des attributions judiciaires, qui font deux les détenteurs de prérogatives temporelles et non plus seulement des pasteurs dotés de pouvoirs spirituels. Lépiscopat tente parfois de sappuyer sur labsolutisme impérial pour obtenir de premières conversions forcées, mais celles-ci restent lexception. Dans les villes, la conversion suit un processus de capillarité descendante : à mesure que les fonctions publiques sont réservées à des chrétiens orthodoxes, les élites restées païennes embrassent la religion du prince, par conformisme ou par opportunisme. Seuls les juifs résistent victorieusement à ce mouvement de lente absorption.
Dans un second temps, avec le fractionnement de lEmpire et la disparition de lancienne administration impériale, chaque évêque devint plus indépendant dans sa cité, aussi bien au spirituel quau temporel : au spirituel, lautorité du pape et des conciles se faisait plus ténue, au temporel lévêque tendait à remplacer les comtes et les juges jadis nommés par lempereur, comme chef naturel de la cité. Au milieu des désordres politiques, la fonction épiscopale restait un pôle de stabilité. Lépiscopat se peuplait dailleurs de prélats issus de lancienne aristocratie, pour qui la carrière ecclésiastique se substituait au cursus honorum romain. Affrontée à lirruption des peuples barbares, païens ou hérétiques, ces évêques tendirent à reproduire la tactique de conversion par le haut qui avait si bien réussi à lépoque impériale. Le roi barbare était invité à devenir un nouveau Constantin, et à entraîner son peuple avec lui. Pourquoi les nouveaux maîtres acceptèrent-ils de passer, les uns après les autres, à la foi des vaincus ? Un premier facteur dexplication est à rechercher dans lidentification qui sétait opérée, dès la fin du IVe siècle, entre héritage impérial et religion chrétienne. Devenir chrétien, cétait adorer le «Dieu des Romains», faire sien lhéritage prestigieux dune antique civilisation que les Barbares ne souhaitaient nullement détruire, quils reconnaissaient au contraire comme un modèle politique et culturel inégalable. Le second motif fut dordre plus pragmatique : embrasser le christianisme nicéen, cétait réduire la fracture entre populations autochtones et nouveaux arrivants, favoriser la fusion des peuples et de leurs aristocraties, et finalement légitimer les nouvelles monarchies romano-germaniques. Pour autant, la conversion royale était un geste de passage si fort que le prince ne leffectuait jamais seul. Il consultait sa famille, assemblait les grands, solennisait le moment de labandon dune protection sacrée celle des anciens dieux pour une autre protection, jugée plus puissante celle du Dieu chrétien.
La conversion du prince et de sa famille nest quune étape. Une fois celle-ci acquise, une troisième phase du processus de conversion souvre, plus lente et plus difficile à cerner, celle de la christianisation des murs. Il faut convertir les habitudes de tous les jours, abolir les pratiques héritées du paganisme, lutter contre la magie et la divination. La christianisation ainsi entendue ne put jamais être menée jusquau bout : ainsi du calendrier, où les jours de la semaine ont gardé leur nom païen, où les fêtes du nouvel an ont subsisté malgré lhostilité de lEglise. Après les villes, il faut convertir les campagnes. Le premier rôle passe alors des évêques aux moines et aux grands propriétaires terriens. La conversion se fait plus violente et contraignante : elle passe par la destruction des signes matériels du paganisme temples, idoles qui doit montrer limpuissance des anciens dieux. Si lépreuve est souvent réussie, si les païens sont prêts à reconnaître la supériorité de la puissance spirituelle du nouveau culte, il sen faut de beaucoup pour autant quils adhèrent à ses principes. La suite est luvre du temps. Quant au roi des Francs, vainqueur de tant dautres rois barbares, nayant plus à convertir son royaume, il va transporter son ardeur missionnaire au-delà des frontières, pour convertir par la conquête les masses païennes. Lévangélisation en armes commence. Dune conception défensive du prosélytisme, qui fut celle de lEmpire romain tardif, on passe à une conception offensive, celle de lEmpire carolingien.
Pour composer son tryptique, B. Dumézil a dû exploiter et interpréter des sources à la fois lacunaires et unilatérales. Lacunaires, parce que lécrit recule partout en Occident en ce premier Moyen Age, parce que les archives, dont le papyrus était le principal support, ont péri dans leur quasi-totalité. Unilatérales, parce quaprès le IVe siècle ceux qui écrivent sont presque tous clercs et catholiques. La voix des païens, romains ou barbares, celle des Ariens, celle des Juifs ne nous parviennent quindirectement, par lentremise dauteurs hostiles. Les historiens des siècles obscurs écrivent une histoire ecclésiastique, remplie de miracles éclatants et de silences commodes, qui veut être une histoire du Salut. Pour vaincre ces obstacles, lauteur accomplit des prodiges de critique, tantôt prudente, tantôt imaginative, et le résultat emporte le plus souvent la conviction. On pourra regretter quil nait pas davantage recours aux données de larchéologie funéraires, les raison avancées pour les rejeter hors du champ de létude paraissant quelque peu spécieuses (pp.28-29). Sans doute, les informations livrées par les tombes sont-elles dinterprétation difficile, mais B. Dumézil nest pas arrêté par la difficulté lorsquil sagit des sources écrites
et recourt même trop volontiers à un argument a silentio (pp.203, 257) dusage périlleux en ces siècles où tant de documents ont disparu.
Le paradoxe est quà partir de sources chrétiennes, historiques, canoniques ou théologiques, B. Dumézil écrit une histoire de la conversion profondément matérialiste : les sénateurs du IVe siècle se font chrétiens pour imiter lempereur et faire carrière, les rois barbares du Ve siècle pour asseoir leur autorité et leur prestige, les paysans des VIe et VIIe siècle pour obéir aux grands propriétaires. Il est question de tactique, de calcul, de contrainte plus ou moins efficace exercée sur les consciences, mais assez peu des consciences elles-mêmes. Les sources parlent abondamment de leffet produit sur les masses par les miracles dont évêques et moines missionnaires ne sont point avares. Ce qui nous échappe, en revanche, cest le contenu exact de la prédication, cest laudience du message évangélique sur les foules païennes, fidèles de lancienne religion romaine ou des cultes barbares. En passant à la foi nouvelle, les convertis nont-ils fait que rallier le Dieu le plus «fort» ou ont-ils ressenti dans les préceptes de lEvangile une forme de supériorité morale ?
Question peut-être anachronique, mais inévitable, quinze siècles plus tard, alors que sécrit en Europe une page inverse de lhistoire qui nous est contée ici, celle de la déprise progressive de la religion chrétienne.
Thierry Sarmant ( Mis en ligne le 20/02/2006 ) Imprimer
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