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Histoire & Sciences sociales -> Moyen-Age |
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La chevalerie telle qu’en elle-même | | | Dominique Barthélemy La Chevalerie - De la Germanie antique à la France du XIIe siècle Perrin - Tempus 2012 / 12 € - 78.6 ffr. / 620 pages ISBN : 978-2-262-03720-8 FORMAT : 11cm x 18cm
Première publication en avril 2007 (Fayard)
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de lInstitut d'Études politiques de Paris, actuellement chercheur associé au laboratoire Cultures et Sociétés en Europe (Université de Strasbourg), Christophe Colera est l'auteur, entre autres, de La Nudité, pratiques et significations (Éditions du Cygne) et Les Services juridiques des administrations centrales de l'État (LHarmattan). Imprimer
On doit le constater sans fausse pudeur ni chauvinisme : les aléas des configurations sociales ont placé la France plusieurs fois aux sources des grandes transformations qui marquèrent lhistoire de lEurope. Robert Ian Moore a naguère montré quelle fut au XIe siècle à la racine dune véritable révolution des clercs (cf. La Première révolution européenne, Seuil, 2001). Dominique Barthélemy, professeur dhistoire médiévale à la Sorbonne, rappelle ici quelle se situa aussi au centre dun phénomène étrange (que, par amour de lhistoire longue, lauteur refuserait sans doute dappeler «révolution») : la chevalerie médiévale un phénomène qui dailleurs pourrait être lenvers du précédent : une fronde individualiste féodale contre lEglise et les embryons de bureaucraties étatiques occidentales. Pour comprendre une option historique, il en faut saisir lorigine. Celle de la chevalerie, Dominique Barthélemy va la rechercher très loin, dans la Germanie de lan 100.
Au fond, de quoi sagit-il ? Dune caste de nobles guerriers à cheval, soudée par des valeurs de fidélité personnelle et une éthique contradictoire de la justice (défendue par la violence) et de la modération (dont on fait étalage). Et cela, cest déjà germain, nous dit Barthélemy, et même, à lorigine, dune certaine façon gaulois (on se souvient quau collège de France, Christian Goudineau jamais cité dans le livre enseigne que la Germanie et la Gaule sont une seule et même chose). Après la conquête césarienne des Gaules, la Germanie devient, comme la Sparte antique, au moins dans lil des chroniqueurs romains, le conservatoire dune «utopie : le lieu dune société-pour-la-guerre». Lauteur va montrer que dans la structure des Germains au combat lost où toute la société se rend à la guerre y compris les épouses et la progéniture se noue une préfiguration des valeurs de la chevalerie.
Lunivers germanique antique sorganise autour de compagnonnages transethniques de chefs de guerres soumis à une règle démulation les prouesses de certains attirant à eux le soutien des jeunes nobles de divers peuples, au détriment de la survie des groupes plus pacifiques. Ces chefs de guerre à la tête de lost sont aussi ceux qui rendent la justice (dans le cadre des assemblées quon appellera plaid au Moyen-Age) dans une société où, en réalité, sous lidéologie guerrière des nobles, prévalent souvent les règles de don et de contre-don, la réparation pécuniaire en lieu et place de la vengeance, le combat singulier entre un guerrier et un prisonnier du camp adverse substitué à la guerre ouverte.
La germanisation (on serait tenté de dire la «re-germanisation») des Gaulois romanisés est plus ancienne et plus graduelle quon ne le pense, selon Barthélemy. Elle débute dès les années 250, puis, à la grande époque de Clovis, saccélère à la faveur de combats où lostentation des murs guerrières, dans un esprit déjà chevaleresque, lemporte souvent sur la violence réelle. Les premières prescriptions faites aux élites de protéger lEglise et les pauvres remontent à Dagobert, tandis que lempire carolingien, par les progrès économiques quil favorise, permet aux combattants à cheval daméliorer la qualité de leur monture et de leur armure. Au XIe siècle, avec la généralisation de ladoubement comme rite dintronisation, la chevalerie devient affaire de classe, et non plus seulement dindividus. Les batailles entre Louis VI de France et Henri Beau Clerc de Normandie sont à partir de 1100 le creuset dune éthique de guerre chevaleresque, dont Barthélémy soupçonne quelle a pu aussi émerger dans dautres régions - mais le sujet reste à explorer. Au milieu du XIIe siècle enfin, quand apparaissent légendes épiques et romans courtois, le succès littéraire de la chevalerie fonctionne en fait déjà plus comme un cache-sexe de son déclin, face à la montée de la bourgeoisie, au pouvoir des Etats, au droit romain, que comme un modèle de comportement pour la jeune aristocratie dEurope.
Ainsi, dun siècle à lautre, Dominique Barthélémy déroule le fil dAriane de lhéritage germanique dans laristocratie guerrière française, démystifiant en partie la noblesse des progrès moraux quimpliquent les pratiques chevaleresques, en les ramenant à leurs conditions économiques de possibilité les gains financiers qui en sont la contrepartie. Létude est rigoureuse, précise, minutieuse, innovante sur bien des points. Au passage, elle écorne certains mythes ou simplifications historiques telles lidée que la chevalerie ait pu favoriser des ascensions sociales (Marc Bloch) ou limage dune Eglise excessivement corrompue avant la réforme grégorienne et entièrement assainie par celle-ci. Tout est affaire de nuances et de réalisme : par exemple la chevalerie na sans doute pas été particulièrement, en profondeur, «christianisée» par les croisades qui cependant lont parfois faite basculer dans le fanatisme , et lidéal courtois na pas spécialement amélioré le rôle des femmes déjà de toute façon plus avantageux en Germanie que chez les Romains ni civilisé les murs chevaleresques de tout temps plus policées quil ny paraîtrait, Barthélémy reliant dailleurs avec ingéniosité le thème du «chevalier servant» au rôle des femmes comme instigatrices de vengeance dans une société de cour où lhéritage se transmet aussi aux filles et à la nécessité de fournir des objectifs de combat à une jeunesse aristocratique oisive.
On retiendra de cet ouvrage très dense, foisonnant danecdotes, une étude sociopsychologique fine de la mobilisation des valeurs chevaleresques «en situation», de leur évolution, de leur mise à lépreuve au regard des intérêts de la classe nobiliaire, de lEglise et des rois. Le choix de valoriser lhistoire longue permet de bousculer la chronologie habituelle : la fleur de la chevalerie, dont la semence est repérée dans la Germanie de Tacite, éclot déjà sous lempire carolingien, et se fane en 1159 dans le Policraticus de Jean de Salisbury dont lenthousiasme pour la constance des magistrats romains et la discipline des armées de métiers annonce le retour de Rome
et la modernité. Ce choix conduit à structurer la démonstration autour de notions antagonistes qui rappellent les idéaux-types à la Max Weber, et qui auraient dailleurs aussi bien pu être thématisées comme tels.
Rome contre la Germanie, lEtat contre la chevalerie, deux styles dorganisation du pouvoir politique, de sa morale et de son esthétique, dont la confrontation pourra utilement stimuler la réflexion de nos contemporains.
Christophe Colera ( Mis en ligne le 22/05/2012 ) Imprimer
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