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Trois mystiques bien originaux | | | Alexandre Papas Mystiques et vagabonds en islam - Portraits de trois soufis qalandar Cerf - Patrimoine Islam 2010 / 35 € - 229.25 ffr. / 338 pages ISBN : 978-2-204-09294-4 FORMAT : 13,9cm x 21,6cm
L'auteur du compte rendu : Emmanuel Bain est agrégé et docteur en histoire. Imprimer
Les éditions du Cerf, dans leur collection «Patrimoines» nous ont habitués à dévoiler un autre islam que celui que présentent, bien ou mal, les actualités journalistiques. Ce dernier volume poursuit dans cette voie, en éclairant le mouvement des soufis qalandars, qui demeure très peu connu malgré le livre récent de Christiane Tortel (LAscète et le bouffon. Qalandars, vrais et faux renonçants en islam, Actes Sud, 2009), dont lapproche est dailleurs très différente, sinon contradictoire de celle dAlexandre Papas.
Le qalandar, «cest le mendiant, le miséreux, le fou, mais nimbé de sainteté ; cest le vagabond, en quête de pain et dextase ; cest le mystique qui erre vers un lieu connu de lui seul» (p.12). Les qalandars cherchent ainsi la vérité, après avoir abandonné tous leurs biens temporels. Sil est possible à un historien actuel de les situer, par commodité, au sein de la vaste galaxie du soufisme, leurs relations avec cette tendance de lislam sont complexes, dans la mesure où les premiers qalandars ont été mus par le désir de sortir du cadre des confréries soufies.
Le livre dAlexandre Papas, chercheur au CNRS, présente la vie et les écrits de trois qualandars qui ont vécu entre 1650 et 1750 en Asie centrale. Cet ouvrage est ainsi dabord un voyage, à la suite de ces personnages si particuliers, sur les routes dune région qui va dIstanbul à lOuest de lactuelle Chine, dans laquelle se croisent divers pouvoirs et des religions concurrentes.
Le livre est structuré en trois grandes parties, chacune consacrée à lun de ces mystiques : Mashrab, Zalîlî puis Nidâî. Lauteur entend ainsi dévoiler des «visages de lislam», et surtout restituer la diversité des pratiques et même des principes qalandars. Il est toutefois possible de lire, à travers ces trois figures, une évolution chronologique du mouvement qalandar que confirme un très riche article écrit en 1975 et traduit en annexe, qui décrit linstitution des qalandars en Ouzbékistan au XXe siècle. Lévolution, comme souvent dans ce type de mouvements radicaux, tend de la folie vers linstitution.
Le premier qalandar que présente le livre, Mashrab (1640-1711), illustre la marginalité radicale ou presque de ce mouvement. Ce nest certes pas lacte de naissance de la voie qualandarî, qui existe au moins depuis le XIe siècle, et a été particulièrement illustrée au XIIIe siècle. Mashrab semble toutefois être lun de ceux qui ont introduit ou renouvelé cette pratique en Asie centrale. Après avoir quitté sa famille et sa ville, rejeté par les siens à cause de ses allures outrancières et dépenaillées, toute sa vie est provocation : il saccage le champ dun paysan sous prétexte quil disait mal lun de ses poèmes, il moque les puissants, il urine littéralement sur un mollah qui enseignait ; quand on veut linstruire, il fume les pages du livre religieux «pour les faire pénétrer dans son cur» ; à la mosquée, il dort ostensiblement et mène son âne dans les espaces les plus sacrés car les fidèles ne valent pas mieux, laisse-t-il entendre, que cet animal. Il provoque à nouveau les autorités religieuses en se prétendant dieu, ou en dénigrant le pèlerinage à La Mecque. Il est finalement condamné à mort pour avoir déféqué sur le trône dun roi et donné lexplication suivante à son geste : «Jai bien fait. Je chie sur ton trône comme toi tu chies sur ton peuple» (p.130).
On le voit, le comportement de Mashrab évoque davantage celui des cyniques il se compare dailleurs à maintes reprises à un chien que celui dun fidèle ordinaire, ou même dun religieux errant. Le cas de Zalîlî, qui a vécu dans la première moitié du XVIIIe siècle, est déjà bien différent. Si lui aussi abandonne tous ses biens pour mener longtemps une vie itinérante, cest bien plus clairement dans une quête spirituelle. Partout Zalîlî admire ce quil voit, cherche à apprendre, participe aux rites religieux, et se fond dans la foule. Alors que Mashrab sefforçait sans cesse de se distinguer pour remettre en question ses interlocuteurs, Zalîlî se fait humble pour apprendre deux. La fin de sa vie est dailleurs radicalement différente, puisquil renonce alors à lerrance et sinstalle dans un certain confort où il se met à écrire.
Le troisième qalandar, Nidâî, dune décennie postérieur au précédent, poursuit dans cette voie. Il passe en effet les quinze dernières années de sa vie à Istanbul, où il sinstalle, se marie, et accueille dautres qalandars. Il a renoncé à la danse et au chant, que pratiquait encore Zalîlî. Surtout, il construit dans ses écrits une théorie de lexpérience des qalandars. Le mouvement nest plus alors conçu comme une pratique individuelle radicale et autonome qui met en cause la société et son encadrement religieux. Il devient une pratique mystique théorisée, dont le respect de la loi est une des exigences premières. Même si les textes que cite A. Papas ne manquent ni de beauté ni de profondeur, on est désormais loin dun qalandar urinant sur les mollahs.
Un des articles que lauteur traduit en annexe, fondé sur des témoignages recueillis à Tashkent en 1945, montre lachèvement de ce processus dencadrement de lexpérience qalandar. Ces religieux vivent alors en communauté, et lintégration à lordre passe par une formation initiatique ; ils ne possèdent certes aucun bien personnel, et doivent se livrer à la mendicité, mais celle-ci est fortement encadrée et ritualisée. Ils accompagnent la vie de la cité, que ce soit par leurs prières ou par les chants et les danses lors des cérémonies publiques. Ils sont ainsi à la fois stables et intégrés à la ville.
Contrairement au livre de C. Tortel qui recherchait les caractéristiques vestimentaires et symboliques des qalandars afin den rechercher les origines, A. Papas souhaite avant tout dévoiler, à travers ces trois exemples, la variété de lexpérience qalandar. Cette étude utilise comme source principale les uvres laissées par les trois qalandars. De très larges extraits sont ainsi traduits, si bien que cette étude pourrait aussi être présentée comme une anthologie de ces écrits. Mashrab et Zalîlî recourent à la poésie. Leur style diffère nettement, même quand ils emploient des images semblables comme celle de la blessure damour. Nidâî écrit pour sa part en prose, mais celle-ci, qui évoque le voyage mystique, demeure très évocatrice.
Le livre dA. Papas peut donc être lu comme un récit de voyage, comme une étude historique, ou encore comme une anthologie poétique. Il est simplement regrettable quil nait pas plus approfondi la question de la transmission de ces uvres, surtout pour le cas de Mashrab. Sil est en effet compréhensible que Zalîlî et Nidâî aient transmis des écrits quils ont rédigés à la fin de leur vie, une fois lerrance terminée, il est plus étonnant que des poèmes subsistent, attribués à Mashrab qui a renoncé à lécriture et na cessé de remettre en cause tout ce qui pouvait être établi. Il est dailleurs connu principalement par une hagiographie écrite un siècle environ après sa mort, dont il serait intéressant de mieux cerner la fonction et lutilité, tant un personnage tel que Mashrab est étonnant !
Emmanuel Bain ( Mis en ligne le 08/02/2011 ) Imprimer | | |