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Histoire & Sciences sociales -> Période Moderne |
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La production illimitée des interprétations | | | Marc Foglia Montaigne - De l'interprétation Kimé - Philosophie en cours 2011 / 18 € - 117.9 ffr. / 148 pages ISBN : 978-2-84174-565-4 FORMAT : 14,5cm x 21cm
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le Problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998) ou Comte (Les Belles Lettres, 2000, Rééd. 2006). Imprimer
Montaigne a perçu le délire interprétatif dont la modernité, puisque nous pouvons aujourdhui en faire le bilan, aura été saisie comme dune fièvre. «Il y a plus à faire à interpréter les interprétations quà interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur tout autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser». Au siècle de Budé, ce constat remarquable dun emballement herméneutique tranche avec le souci philologique des humanistes occupés à létablissement des textes. Lherméneutique entre dans une nouvelle phase : les commentaires peuvent être à leur tour commentés, dans une circularité sans fin. Lintérêt principal de ce nouveau livre sur Montaigne est de nous montrer lambivalence du problème tel que ce pyrrhonien non désabusé a su le poser à laube de notre époque.
Le besoin dinterpréter est à la fois une nécessité et une faiblesse qui doit nous inciter autant à lhumilité quà la vigilance. Rien ne nous est donné que sous un angle particulier, aucune chose ne peut être saisie dans sa globalité. Or tout point de vue est une interprétation. Linvention récente de la perspective en peinture était propice à conforter cette idée. Chacun interprète aussi en fonction de sa propre situation, et ce qui est bon pour tel individu nest pas forcément bon pour tel autre. Montaigne ne croit pas à une raison capable dénoncer des vérités définitives : en dehors de lévidence, il ny a que des opinions et toutes les opinions se valent. Celles-ci diffèrent dun homme à lautre, mais elles varient également chez le même homme selon le moment et les circonstances. La production illimitée des interprétations nest donc ni bonne ni mauvaise, elle résulte de linstabilité de la conscience et de cette versatilité que Montaigne se plaît à observer en se peignant lui-même.
La fragilité de toute interprétation tient essentiellement au fait que ce qui est subjectif est faillible, mais linterprétation reflète en même temps linventivité de lesprit, capable de moduler le sens à son gré, capable de prendre de la distance à légard de son objet, voire de soi-même. Cest donc avec une certaine jubilation, et sans mélancolie, que Montaigne aborde ce pouvoir illimité du jugement. A lidée dun sens originel univoque, le voici qui substitue un processus de transmission qui est aussi un processus créateur tendant à brouiller les frontières entre auteurs et commentateurs. La norme de linterprétation est désormais une norme intérieure qui renvoie à lautonomie du jugement, loin des formes de la tradition. Le problème posé par cette indépendance de lintelligence sémancipant de ses supports nest pas éludé. «Est-il possible quHomère ait voulu dire tout ce quon lui fait dire ?», se demande Montaigne, qui, sil revenait parmi nous, aurait bien des questions à poser aux tenants de la «nouvelle critique». Toutefois cest dans le domaine des prodiges et des prédictions quil en appelle à la «modération herméneutique» (Marc Foglia), ironisant sur les chiromanciens et pronostiqueurs de tous poils qui croient pouvoir déchiffrer dans la nature les volontés de Dieu. Reconnaissons quil fallait autant daudace que de lucidité pour critiquer labus des signes dans un siècle littéralement fasciné par les similitudes et les analogies.
On comprend, en lisant cette étude, lintérêt de commencer par Montaigne pour aborder lherméneutique des sciences humaines. Car il y a chez lui lidée très juste que la perception est déjà une interprétation et que nous percevons le monde sensible à travers une grammaire culturelle. La sensibilité des hommes doit sinterpréter en fonction de significations qui appartiennent au registre de la coutume. Sagissant de la science, nous serions dans la même situation, et Marc Foglia nhésite pas à suggérer un possible rapprochement avec Kuhn pour qui la science est une interprétation relative aux paradigmes dune époque donnée. Quoi quil en soit, Montaigne conçoit la lecture des auteurs comme une fréquentation vivifiante et il ne sépare pas science et sagesse, culture savante et expérience vécue. Pédagogiquement, il sagit de lire non pour assimiler des contenus, mais pour sapproprier une matière étrangère en la digérant, cest-à-dire en la transformant en énergie personnelle. Limitation des anciens, mise à lhonneur par les humanistes depuis Pétrarque, est comprise par Montaigne non comme une répétition mais comme une pratique. Dans son usage le plus positif, linterprétation suppose que quelque chose dans les textes donne à penser, cette question étant plus importante finalement que celle de savoir ce quils disent vraiment.
On sort de la lecture de Marc Foglia avec le sentiment que Montaigne ne prend pas définitivement parti sur linterprétation, préférant en montrer de lintérieur les ambiguïtés. Cest là un exercice que Montaigne et son commentateur nous invitent finalement à produire pour nous-mêmes, individuellement, loin de tout dogmatisme.
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 15/11/2011 ) Imprimer | | |
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