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Histoire & Sciences sociales -> Période Moderne |
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Un désenchantement du monde | | | Isabelle Laboulais-Lesage Collectif Combler les blancs de la carte - Modalités et enjeux de la construction des savoirs géographiques (XVIIe-XXe siècle) Presses Universitaires de Strasbourg - Sciences de l’Histoire 2004 / 18 € - 117.9 ffr. / 314 pages ISBN : 2-86820-237-3 FORMAT : 16x24 cm
L'auteur du compte rendu : Hugues Marsat, agrégé d'histoire, est enseignant dans le secondaire. Il mène parallèlement des recherches sur le protestantisme aux XVIe-XVIIe siècles.
Sylvain Venayre et Claire Fredj collaborent à Parutions.com. Imprimer
Age de raison, le siècle de Descartes et Newton rationalise, démythifie. Il en va de même de la représentation de la Terre : sur la carte où le cosmographe et le cartographe du XVIe siècle placent un bestiaire fantastique peuplant les Terrae Incognitae, le géographe et le cartographe du XVIIIe siècle y substituent
des blancs. En apparence, ce blanchiment semble donc porteur dun désenchantement du monde qui nest pas sans rappeler celui pensé par Marcel Gauchet il y a de cela vingt ans. Or, Combler les blancs de la carte, recueil de douze contributions, fruits de journées détudes menées à lUniversité Marc Bloch de Strasbourg, dirigé et introduit par Isabelle Laboulais-Lesage, montre que cette évolution cartographique signifie et implique bien davantage.
Ces significations et implications constituent dailleurs la trame de louvrage. Ainsi, la première partie, «Variations sur le blanc», sattache à son sens. Les deux premières contributions illustrent différemment une même réflexion : à limage dun livre, une carte résulte dune construction intellectuelle et vise à délivrer une information à un public plus ou moins déterminé. Les blancs de la cartographie des livres dexégèse biblique du XVIe siècle étudiés par Catherine Delano-Smith dans le seul article en anglais, ne sont donc pas vides de sens, tout comme les géoramas nés au XIXe siècle, ces reproductions panoramiques de la planète, envisagés par Jean-Marc Besse. La contribution de Sylvain Venayre franchit une étape. En sinterrogeant sur léloignement, il dresse une passerelle entre lauteur de la carte et son lecteur. Le blanc, espace à combler, devient source de convoitise, daventure.
De là aux «Blancs de la carte comme enjeux de connaissance» de la deuxième partie, il ny a quun pas. Quittant linterprétation, les quatre auteurs suivants visent à en comprendre la construction de la représentation par rapport à lappréhension de la réalité. Chez Philippe Buache, géographe de Louis XV étudié par Isabelle Laboulais-Lesage, les blancs reposent non pas sur lignorance, mais sur une méthode trahissant une conceptualisation de la géomorphologie. Construction théorique, la méthode de Buache ne doit pas obérer que les blancs résultent souvent dune méconnaissance. La contribution dIsabelle Surun souligne lévolution des représentations de lAfrique entre 1780 et 1850 par rapport aux explorations. Le blanc devient enjeu colonial. Hélène Blais et Philippe Forêt envisagent les méthodes de comblement respectivement pour les îles du Pacifique et le Tibet dont les blancs ont suggéré lintemporelle citée de Shangri-La, chère à Frank Capra.
Si la géographie sert à faire la guerre, elle sert aussi à sapproprier les espaces, prélude ou conséquence des conflits. Or, la représentation même des espaces possédés devient source de blanchiment devant des limites incertaines et une couverture discontinue de lespace, comme dans la Dalmatie vénitienne du XVIIIe siècle (Jean-François Chauvard). On pourrait alors imaginer que le blanc de la carte trahit la limite dun pouvoir. Les contributions de François Regourd à propos de la cartographie de la Guyane et des Antilles françaises des XVIIe-XVIIIe siècles et de Claire Fredj au sujet des travaux français lors de lexpédition mexicaine de 1862-1867 soulignent les révélations de la carte quant aux intentions pour lun et aux limites pour lautre, des pouvoirs politiques. Dans les deux cas, elle est une autre manifestation de lautorité dont elle peut dailleurs attester de la réussite spatiale comme, daprès Odile Goerg, dans lexemple de la carte française de la Guinée éditée en 1902, même si, auparavant, Sébastien Velut a démontré, avec le cas du Chaco argentin, que le blanc de la carte peut cependant manifester lappropriation dun espace.
Les Antilles, le Tibet, la Guinée ou les îles du Pacifique, autant de lieux, autant dexemples étudiés avec précision. Combler les blancs ne prétend pas donner une analyse uniforme des blancs de la carte, mais bien en dresser plusieurs grilles de lecture, rappelant ainsi quune carte, comme tout autre document, est le produit de son auteur et de son époque. Le livre appartient à cette catégorie douvrages précieux pour le chercheur, dans laquelle ce dernier vient se nourrir ponctuellement de comparaisons et confronter ses réflexions à dautres.
De cette diversité et de cette richesse résultent aussi labsence dune difficile conclusion que vient remplacer la très utile introduction dIsabelle Laboulais-Lesage. Il est cependant regrettable quune fois de plus les impératifs éditoriaux fassent figurer les notes à la fin de chaque contribution, obligeant à une gymnastique malheureusement habituelle. Plus gênant : les reproductions cartographiques sont trop sombres et pas toujours très nettes. Elles perdent ainsi de leur intérêt mais il est vrai que le format du livre ne se prête guère à lexposition daussi grands formats que ceux des cartes. Enfin la table des matières compte quelques erreurs, faisant apparaître la courte introduction de la première partie sans mentionner les autres. Dans la même veine, Claire Fredj et François Regourd ne sy voient pas attribuer le même article que dans le texte.
Ces quelques inconvénients ne nuisent cependant en rien à la très haute tenue intellectuelle de louvrage. Publié dans une collection universitaire coutumière de ce genre de recueils, parmi lesquels figurent un collectif, Les Elites régionales (XVIIe-XXe siècle), et un autre sur lespace du Saint-Empire, Combler les blancs met en exergue un champ de la recherche historique souvent abordé par la seule perspective des explorateurs. En un sens, il constitue un pendant pour le siècle des lumières aux travaux de Frank Lestringant sur la cosmographie de la Renaissance.
Hugues Marsat ( Mis en ligne le 01/02/2005 ) Imprimer | | |
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