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Histoire & Sciences sociales  ->  Période Moderne  
 

Les sociétés particulières : conversation et conservation au siècle des Lumières
Antoine Lilti   Le Monde des salons - Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle
Fayard 2005 /  30 € - 196.5 ffr. / 568 pages
ISBN : 2-213-62292-2
FORMAT : 15,5cm x 23,5cm

L'auteur du compte rendu : archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris I-Sorbonne, conservateur en chef du patrimoine, Thierry Sarmant est adjoint au directeur du département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié en dernier lieu : Les Demeures du Soleil : Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi, Champ Vallon, 2003.
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Amoureux des fêtes galantes, nostalgiques du bel esprit, endeuillés de l’ancien régime, passez votre chemin : ce livre n’est pas pour vous. Tandis que jusqu’ici l’histoire des salons s’est écrite sur le mode élégiaque, qu’elle s’est voulue l’éloge, respectueux et complice, d’un paradis perdu, Antoine Lilti entre dans les sociétés du XVIIIe siècle les armes du sociologue à la main, l’œil sans pitié ni complaisance, nourri des leçons de Pierre Bourdieu et de Daniel Roche. L’intrusion ne laisse pas les salons indemnes : il n’est pas une colonne de leur ancien temple historiographique, qui ne sorte de l’enquête renversée ou du moins fortement ébranlée.

Quand les auteurs du XIXe siècle se sont plus à opposer la Cour et la Ville, les antichambres de Versailles et les salons parisiens, Antoine Lilti démontre que la vie de société parisienne est un prolongement de la vie de cour. L’esprit de la noblesse de cour, ses manières et les nouvelles de Versailles y donnent le ton. Entre la Cour de France et les sociétés de Paris, le pont est fait par les cours princières : celle de la duchesse du Maine à Sceaux, celle du duc d’Orléans au Palais-Royal, celle du prince de Conti au Temple et à l’Isle-Adam. Toute société particulière est une petite cour, organisée autour du maître ou de la maîtresse de maison. À Ferney, Voltaire reconstitue une étiquette qui met en majesté le patriarche de l’Europe. À Paris, la géographie des salons recouvre celle des quartiers aristocratiques : faubourg Saint-Germain, quartier du Luxembourg, quartier du Palais-Royal, faubourg Saint-Honoré et quartier Montmartre. La sociabilité «salonnière» est indissociable de l’ancien régime : Versailles abandonné, la cour morte, le roi renversé, les salons périssent à leur tour. Les sociétés d’après la Révolution, de 1795 à 1914, se pensent comme des survivances, se jugent à l’aune du siècle précédent, et leurs membres vont répétant la phrase de Talleyrand : «qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce qu’est la douceur de vivre.»

Autre idée reçue dissipée : les sociétés du XVIIIe siècle ne relèvent pas d’une «culture féminine», comme le voudraient les spécialistes des gender studies. Si les salons tenus par des dames de la noblesse ou de la bourgeoisie sont les plus célèbres, les sociétés où l’hôte est un homme sont en grand nombre : salons du duc de Biron, du maréchal de Soubise, du comte d’Affry, du baron d’Holbach, du fermier général Le Riche de La Popelinière. D’autres sociétés se réunissent autour d’un couple : les Helvétius, les Caraman, les La Reynière, les Necker, les Suard.

Le Monde des salons détruit également la notion de «salon littéraire», popularisée par Sainte-Beuve puis par les Goncourt, ainsi que la prétendue opposition entre «salons littéraires» et «salons aristocratiques». Les invités des salons passant pour littéraires, les plus célèbres – ceux de Mme Du Deffand et de Mme Geoffrin – appartiennent dans leur immense majorité à l’aristocratie de cour. Les gens de lettres n’y sont qu’une poignée. Dans les cercles plus illustres du siècle des Lumières, les maîtresses de maison se défient de tout ce qui sent la prétention intellectuelle. Mme Geoffrin ironise ainsi sur Dupont de Nemours : «Il m’a envoyé plusieurs de ses livres où je n’entends rien et m’a écrit des lettres très savantes». Un écrivain a vite fait de passer pour un pédant, une «femme savante» pour une «précieuse ridicule». Derrière la prétendue «fusion des élites», derrière la fiction d’égalité que recouvre la conversation, le gentilhomme reste gentilhomme et le bourgeois reste bourgeois. Dans les salons, l’homme de lettres recherche, comme l’avoue Marmontel à la Popelinière, «des protecteurs et quelques moyens de fortune». La politesse des gens du monde y «est une manière de gérer des relations inégalitaires sur un mode non hiérarchique».

La conversation philosophique n’est pas non plus l’occupation unique des sociétés du XVIIIe siècle. Il y a place pour bien d’autres occupations : on dîne, on boit, on prend le thé, le café, le chocolat, on joue de l’argent au pharaon, au tric-trac, au trente-et-quarante, au whist ou au boston, on écoute ou on fait de la musique, on joue la comédie ou l'on y assiste, on entend des lectures, on regarde des expériences de physique amusante, on mène des intrigues amoureuses. Quant à la conversation proprement dite, elle est un divertissement, qui fait la part belle au bon mot, au conte, aux vers et aux chansons, à l’éloge mondain ou au contraire à la médisance, qui trouvent leur prolongement dans le genre épistolaire, plutôt qu’à la discussion suivie où s’échangent des arguments. Les salons ne sont donc pas le lieu du «sacre de l’écrivain» ni les conversations de salons cette «matrice» de la littérature français que Marc Fumaroli, après Sainte-Beuve, a voulu y reconnaître. Tout au plus, dans un contexte d’assouplissement des hiérarchies sociales, sont-ils le théâtre de l’adhésion des hommes de lettres et des gentilshommes à des valeurs communes, celles de l’«homme du monde».

Enfin, au contraire de l’idée généralement admise, les salons du XVIIIe siècle ne sont pas à l’origine de l’opinion publique moderne, ni d’une «sphère publique bourgeoise» comme l’a cru Jurgen Habermas. Le succès fait à tel homme de lettres ou à telle pièce dans les salons ne préjuge en rien du succès remporté auprès du public des théâtres ou de celui, anonyme, des lecteurs. Si la confusion entre Cour, «société» et «public» a pu exister sous Louis XIV, elle n’est plus de mise dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les auteurs ne s’y trompent pas, qui se gardent souvent de soumettre au jugement du public un écrit que les salons ont encensé. On aime à «politiquer» dans les salons, c’est-à-dire à répandre les nouvelles de la Cour, où se mêlent inextricablement intrigues gouvernementales et chronique mondaine, mais il n’est jamais question de discussions de portée générale, et les opinions qui s’expriment sont à l’usage interne de l’aristocratie, non du public. La politisation des salons, à la toute fin de l’Ancien Régime et dans les premières années de la Révolution, signe leur arrêt de mort : quand les oppositions se radicalisent, la sociabilité n’est plus possible.

Appuyée sur une bibliographie considérable, sur de solides dépouillements d’archives menés à l’échelle européenne, sur l’exploitation de documents méconnus – certains particulièrement savoureux comme les dossiers du contrôle des étrangers ou les carnets de Mme Geoffrin – l’entreprise de déconstruction menée par Antoine Lilti ne peut qu’emporter la conviction. Sous sa plume, le salon du XVIIIe siècle redevient un espace privilégié de représentation et de divertissement pour l’aristocratie, où Lumières et philosophie ne tiennent en définitive qu’une place secondaire. À l’exception notable d’un Rousseau, les hommes de lettres du siècle adhèrent cependant à ce modèle aristocratique. «À la généalogie de l’intellectuel, défini par son autonomie et son opposition aux pouvoirs, conclut l’auteur, on est amené à substituer l’histoire longue des affinités électives entre la littérature et la mondanité».

Si Antoine Lilti concentre son attention sur la seconde moitié du siècle, des alentours de 1750 aux premières années de la Révolution, il n’oublie pas que la vie de société qu’il étudie a derrière elle une longue généalogie, qui remonte pour le moins à l’avènement des rois Bourbons. Les principaux personnages de l’enquête sont la maréchale de Luxembourg, Mme Du Deffand, Mme Geoffrin, Mlle de Lespinasse et Mme Necker, mais A. Lilti m’oblitère ni la grande ancêtre du temps de Louis XIII, Mme de Rambouillet, ni les premières générations du XVIIIe siècle, la duchesse du Maine, la marquise de Lambert et Mme de Tencin Il ne néglige pas non plus la descendance de ces salons, de Mme de Staël à Mme Adam. Au-delà du second XVIIIe siècle, les conclusions de l’auteur valent sur le long temps, du Tallemant des Historiettes au Proust de la Recherche.

Une seule réserve vient à l’esprit : les salons qu’étudie Antoine Lilti sont ceux qu’a consacrés la postérité, ceux pour lesquels les témoignages sont les plus nombreux, les grands salons aristocratiques et mondains. Des sociétés de la magistrature, de celles de la bourgeoisie négociante nous savons peu de choses. Les auteurs comme Louis-Sébastien Mercier se moquent des sociétés du Marais, rancies dans la vénération pour le siècle de Louis XIV, où «se voient les vieillards grondeurs, sombres, ennemis de toutes les idées nouvelles». Quant à savoir qui les fréquentaient, ce qui s’y faisait et ce qui s’y disait, c’est une autre affaire. Dans des salons socialement homogènes, quelle était la part de la représentation, des rapports de séduction et de domination ? Ainsi se trouve-t-on ramené à l’analyse de Mme de Staël : «dans toutes les classes en France, on sent le besoin de causer : la parole n’y est pas seulement comme ailleurs un moyen de communiquer ses idées, ses sentiments et ses affaires, mais c’est un instrument dont on aime à jouer et qui ranime les esprits, comme la musique chez quelques peuples, et la liqueur forte chez quelques autres». Ce développement, qui s’inscrit dans la tradition d’un stéréotype national – l’esprit de sociabilité propre à la France –, propose également une interprétation interclassiste de l’art de la conversation qui mériterait plus ample réflexion. Cette interprétation, étrangère ou même contraire aux théories bourdieusiennes de la «violence symbolique» et de la «distinction», M. Lilti, gêné par des sources qui privilégient les salons aristocratiques, ne peut encore l’infirmer ou la confirmer.

Au vrai, la sociologie d’Antoine Lilti n’a rien d’une mécanique implacable. Il sait qu’entre les êtres tout ne se réduit pas aux rapports de domination et d’inféodation. Il y a place pour ces «atomes accrochants» dont Mme Du Deffand parlait à D’Alembert. Il n’oublie pas non plus que pour un auteur du XVIIIe siècle, la «sociabilité» n’est pas une pratique, mais le sentiment naturel qui pousse les être humains à vivre en société. Entre l’«analyse stratégique» de la vie de salon, qui y voit un champ clos des intérêts et des arrivismes, et l’«analyse enchantée» qui en fait le lieu idéal des Lumières, où se marient légèreté française et philosophie, M. Lilti suit une troisième voie, qui reconnaît que les liens de protection n’excluent pas la convivialité, qu’intérêt et gratuité coexistent et se compénétrent en proportions indéfiniment variables. Dans son analyse, les modèles sociologiques sont un instrument, non une fin, et leur usage est heureusement exempt de tout jargon.

Le Monde des salons est un très grand livre, un des plus importants des livres d’histoire paru en France l’année passée, le plus important peut-être. Il est appelé à devenir très vite une source d’inspiration et de réflexion pour de nombreux historiens et pour un vaste public universitaire. Mais ce livre vaut plus encore : il mérite une durable carrière au-delà, auprès de l’honnête homme, comme un modèle d’originalité, de lucidité et d’élégance.


Thierry Sarmant
( Mis en ligne le 07/03/2006 )
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