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Le ventre de Paris, Gargantua du royaume de France | | | Reynald Abad Le Grand marché - L'approvisionnement alimentaire de Paris sous l'Ancien Régime Fayard 2002 / 45 € - 294.75 ffr. / 1030 pages ISBN : 2-213-61144-0 FORMAT : 15,5cm x 23,5cm
L'auteur du compte rendu : archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris I-Sorbonne, conservateur en chef du patrimoine, Thierry Sarmant est adjoint au directeur du département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié en dernier lieu : Les Demeures du Soleil : Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi, Champ Vallon, 2003. Imprimer
Par ces temps de vache folle et de grippe aviaire, la rubrique «histoire et sciences sociales» de Parutions.com se devait de réparer un oubli en rendant compte dun ouvrage paru depuis trois ans, mais qui prend ces derniers jours une troublante actualité. Le Grand marché rappelle en effet que lalimentation des masses est en tout temps un enjeu politique de première importance.
Jusquà la généralisation des chemins de fer, lapprovisionnement de Paris fut tributaire dun réseau routier médiocre, quoiquen voie damélioration constante, et dun réseau fluvial qui jouait un rôle majeur dans la vie de la cité. Grâce à la Seine et à ses affluents, la capitale était en contact, en amont, avec la Brie, la Champagne pouilleuse et le nord de la Bourgogne, en aval, avec le Valois, le Soissonais, la Normandie et avec le grand commerce maritime, via Rouen et Le Havre. Depuis 1642, le canal de Briare, qui reliait la Loire au Loing, affluent de la Seine, permettait larrivée à Paris de denrées en provenance du val de Loire et de la vallée du Rhône grâce au charroi permanent établi entre Lyon et Roanne. Plus encore que les routes terrestres, les «chemins qui marchent», suivant la belle formule de Blaise Pascal, asséchés en été, gelés en hiver, dépendaient étroitement des saisons. Les progrès accomplis dans les transports ou lagronomie tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles tentèrent datténuer cette contrainte des rythmes saisonniers sur lapprovisionnement.
Outre les difficultés du transport, lancien régime alimentaire se caractérisait par la médiocre conservation des denrées. Cest pour cette raison que les bêtes de boucherie et de charcuterie arrivaient vivantes en région parisienne, les transactions se déroulant dans les marchés de Poissy et de Sceaux. Le poisson deau douce était lui aussi vendu vivant, dans des baquets remplis deau, et le poisson de mer létait majoritairement sous la forme de «poisson de conserve» (hareng salé, hareng saur, morue salée, etc.). La marée, venue du Havre, de Dieppe et de Fécamp, était réservée aux catégories sociales les plus aisées. Quant aux crustacés, il demeuraient presque totalement inconnus à Paris, à lexception notable des huîtres, apportées de Normandie.
Pour les mêmes raisons de conservation, fruits et légumes provenaient en grande partie des abords immédiats de la capitale, de la zone maraîchère qui ceinturait la capitale et se nourrissait de labondant fumier quelle produisait. Tout autour de Paris, viticulture et arboriculture étaient étroitement liées, et les productions de certains villages suburbains atteignaient une réputation nationale, comme les pêchers cultivés en espaliers à Montreuil, ou les cerisiers de Montmorency. Grâce à lapport massif et permanent dengrais, grâce à la culture sous cloches ou sous châssis, les maraîchers parisiens faisaient pousser des primeurs de plus en plus précoces, petits pois, tomates, melons. Prodiges dagronomie dont on critiquait déjà la médiocre saveur
voire lodeur et le danger pour la santé. Ainsi naquit un discours alimentaire promis à un bel avenir, «fondé sur lopposition des produits artificiels, obtenus au prix de stratagèmes humains presque toujours néfastes, et des produits naturels, recueillis après avoir laissé la nature faire son uvre». Des environs de Paris, venait aussi une partie du beurre, des ufs et du fromage consommés sur les bords de la Seine.
À la fin du XVIIIe siècle, un témoin nhésitait pas à comparer Paris à Gargantua : «on prend bien du soin de cet animal vorace : toutes les provinces travaillent pour lui». Quelques produits dépicerie fine arrivaient de provinces excentrées (jambons de Bayonne, huile dolive de Provence), ou de létranger (citrons, oranges, olives, amandes expédiées de Gênes, thé, café et chocolat arrivant doutre-mer). La majorité des approvisionnements venait de quatre provinces : lIle-de-France, la Normandie, lOrléanais et la Champagne, les deux premières se partageant la moitié des dépenses alimentaires de la capitale. À la fin de lAncien Régime, cependant, toutes les provinces du royaume contribuaient à alimenter la capitale, en proportions évidemment très variables. Avec Londres, Paris était la seule ville européenne de lépoque à être ainsi au centre dun marché national.
De ce fait, lapprovisionnement de Paris avait des conséquences économiques à léchelle de la France. Il était à lorigine dune redistribution financière de grande ampleur «en réinjectant en permanence dans les provinces une part significative des richesses qui saccumulent continuellement dans la capitale». On peut estimer que dans les années 1780 les dépenses alimentaires faisaient sortir chaque année de Paris 130 millions de livres environ, somme équivalant au tiers des impôts levés par la monarchie. Un Limousin de la fin du XVIIIe siècle notait ainsi que la vente des bufs gras à Paris était «pour ainsi dire le seul canal qui nous soit offert pour repomper largent des impôts». Dans un bassin parisien entendu au sens le plus large, ce grand marché favorisa une spécialisation des cultures qui transforma profondément léconomie agraire : le Vexin se vouait à lengraissement des veaux de rivière, Montlhéry à la culture des plants de fraisier, Dieppe au conditionnement du poisson, des villages du Maine à lengraissement des volailles, Isigny au beurre, Saint-Vaast-la-Hougue à la pêche et au parcage des huîtres. Le Gargantua parisien fut donc un facteur de modernisation économique.
Tout au long des deux derniers siècles de lAncien Régime, lapprovisionnement de Paris ne cessa dêtre une préoccupation essentielle du pouvoir politique. Des autorités diverses le secrétaire dEtat de la Maison du roi, «ministre de Paris», le premier président et le procureur général du Parlement de Paris, le prévôt des marchands, le lieutenant général de police y concouraient et à loccasion sen disputaient la surveillance. R. Abad montre que lintervention de lEtat bien connue pour le commerce des grains, notamment au XVIIIe siècle sétendait à lensemble des denrées : réglementation, surveillance des marchés, contrôle des prix. En temps de renchérissement, notamment en 1714, 1724, 1767 et 1786, le pouvoir nhésita pas à acheter des bestiaux à létranger, de même quil achetait des cargaisons de blé, et à les revendre à Sceaux et Poissy, afin de «procurer labondance» à la capitale. Quand les dignitaires gouvernementaux parlaient de «main invisible» en économie
cest la main de lEtat quils entendaient !
Avant Reynald Abad, nos connaissances en matières dapprovisionnement se limitaient aux travaux célèbres de lAméricain Steven L. Kaplan sur le blé et le pain, et à ceux, non moins renommés, des Français Roger Dion et Marcel Lachiver, sur la vigne et le vin. Le Grand marché enrichit lhistoire économique de lAncien Régime de la description des processus de production, de distribution et de consommation de plusieurs autres denrées dimportance : viande, poisson, ufs, produits laitiers, fruits et légumes les denrées coloniales sont quelque peu laissées de côté. Lauteur ressuscite des lieux, des faits et des pratiques de la vie quotidienne de lancienne France que la «grande histoire» avait entièrement oubliés : la Halle aux Poissons, la Caisse de Poissy, les vergers de Montreuil, etc. En même temps, autant de problèmes se posent quapparaissent dinformations nouvelles : ainsi, tout indique que la consommation quotidienne de viande fraîche restait le lot des classes aisées. Les témoins rapportent que pour le menu peuple, elle était réservée aux périodes festives et que le reste de lannée, la ménagère recourait moins souvent au boucher quau tripier ou au «regrattier», commerçant qui vendait les restes des tables aristocratiques. Jusquà la Révolution, le régime des Parisiens aurait donc consisté principalement en légumes et en pain, la consommation de viande naugmentant que très légèrement au cours du XVIIIe siècle. Comment expliquer, alors, le zèle apporté par la haute administration à maintenir le «juste prix» de la viande ?
Avec cette grande monographie, riche et roborative comme les produits quelle étudie et les pratiques quelle décrypte, le lecteur mesure tout ce quune solide assise de statistique descriptive apporte à lhistoire sociale, culturelle et même politique des sociétés anciennes. Economie dabord, semble nous dire Reynald Abad : cest un message que les historiens modernistes, plongés pour la plupart dans létude délicieuse des mentalités et des représentations, auront tout intérêt à méditer.
Thierry Sarmant ( Mis en ligne le 06/04/2006 ) Imprimer
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