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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Livre, pouvoir et société au XXe siècle | | | Jean-Yves Mollier Edition, presse et pouvoir en France au XXe siècle Fayard 2008 / 24 € - 157.2 ffr. / 493 pages ISBN : 978-2-213-63821-8 FORMAT : 15cm x 23cm
L'auteur du compte rendu : Diplômé de l'Ecole nationale des chartes et de l'Ecole nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques, Rémi Mathis est conservateur, responsable de la bibliothèque de sciences humaines et sociales Paris-Descartes-CNRS. Il prépare une thèse sur Simon Arnauld de Pomponne à l'université Paris-Sorbonne sous la direction de Lucien Bély. Imprimer
Les secteurs de lédition et de la presse se trouvent à la convergence de deux mondes distincts qui naiment pas toujours se mélanger, celui de lindustrie et celui de la culture. Ces deux univers ne se connaissent pas toujours assez, se toisent de haut et se méprisent parfois, se comprennent rarement. Et pourtant, le XXe siècle aura été celui de la constitution dempires de la communication et de la culture, ces fameuses industries culturelles qui répondent à une démocratisation des pratiques culturelles qui se sont tournées du côté des loisirs.
Jean-Yves Mollier, professeur à luniversité de Versailles-Saint-Quentin, a publié en 1988 LArgent et les lettres. Histoire du capitalisme dédition, qui revenait sur les transformations économiques et sociales engendrées dans le domaine de lédition par la seconde révolution du livre, de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe. Ce riche ouvrage appelait une suite qui permît de faire le point sur les mutations de grande ampleur qui ont eu lieu au cours du siècle dernier : une partie des phénomènes anciens se poursuivent alors que de nouveaux sont à luvre. En particulier, ces problématiques ont récemment pris une acuité nouvelle avec lachat (et parfois la revente rapide) de maisons déditions importantes et prestigieuses par des acteurs économiques internationaux, pas toujours issus du monde du livre, aux méthodes qui tranchent avec certaines traditions de ce petit univers (Vivendi Universal, Wendel Investissement, Planeta, Rizzoli, La Martinière
).
Pour cela, Jean-Yves Mollier a puisé à diverses sources, écrites et orales : les archives du Syndicat national de lédition, certaines sources allemandes pour la période de la Guerre et surtout celles de la plus grande maison dédition française, Hachette, sur laquelle lauteur avait déjà travaillé (Louis Hachette (1800-1864). Le Fondateur dun empire, Fayard, 1999) : ces archives dune grande richesse sont un des ressorts principaux de cet ouvrage et lon ne peut que regretter quelles naient pas été versées de manière pérenne à une institution publique. Car Hachette est à la fois un éditeur de première importance et un opérateur de messageries sur lequel repose pour une part importante la distribution de la presse et des livres dautres éditeurs : la «pieuvre verte» demeure ainsi de la fin du XIXe siècle à nos jours une figure centrale de lédition française. Bien que certains pamphlets ne semblent le découvrir quaujourdhui à lheure où la financiarisation de lactivité les touche directement , lédition a toujours été une activité qui sinsérait dans une société et interférait avec elle ; elle a toujours eu partie liée avec le pouvoir, quil soit politique, économique ou intellectuel. Cest ce champ de forces diverses et parfois contraires quanalyse finement Jean-Yves Mollier au fil des dix chapitres qui composent ce livre.
On ne peut comprendre lextraordinaire réussite de la librairie Hachette si lon fait abstraction de limportance de la lecture des journaux à la fin du XIXe siècle et au début du suivant. Si cette consommation est en baisse à la veille de la Grande Guerre, on vend encore chaque jour près de 10 millions de quotidiens. Grâce à sa main mise sur le réseau des librairies de gares, Hachette distribue (par lintermédiaire de ses 6000 employés à la veille de la Seconde Guerre mondiale) une bonne partie de ces journaux, sans compter les livres (les prix baissent considérablement - apparaissent les ancêtres des livres de poche) dont les ventes atteignent alors des chiffres qui avaient rarement été vus auparavant. Dune manière générale, le champ de lédition se structure au cours de la Belle Époque ; plusieurs petits éditeurs disparaissent ou sont rachetés et la Guerre accentue encore cette tendance à la concentration. Symbole de ces mutations et de ce changement déchelle, Hachette décide de se constituer en SA où la famille ne détient plus que 40% du capital et où lactivité de distribution prend très nettement le pas sur celle dédition.
Malgré lexistence du livre de Pascal Fouché, LÉdition française sous lOccupation (Paris, 1987), Jean-Yves Mollier sattarde longuement sur la période de la Seconde Guerre. À cela, une raison : bien des nouvelles archives sont accessibles depuis vingt ans et lhistoriographie a elle-même considérablement évolué. Si Fouché fut un précurseur qui permit de dépoussiérer la geste mythique des éditeurs eux-mêmes, Mollier donne ici une synthèse tout à fait bienvenue. La guerre est également le moment dune lutte entre entreprises : on profite des difficultés du temps pour reprendre des parts de marché. La Maison du livre français aimerait évincer Hachette de la distribution des libraires en zone non-occupée. Au-delà des événements déjà bien connus (censure de la «liste Otto»,
), lapport de lauteur consiste à mettre en lumière des comportements très nuancés qui sont loin de se partager en une dichotomie artificielle résistant/collabo. Chacun, même les plus mouillés avec loccupant, avait des privations, des différends avec les Allemands, des petits faits de résistance à faire valoir. Quand la roue tourne à la Libération, on passe les uns sous silence et lon exalte les autres. Les archives sont maquillées ou sélectionnées en fonction du discours que lon veut colporter (ainsi chez Hachette).
Ainsi, il est évident que la Guerre a été loccasion dun renouvellement important des éditeurs français. Certains grands noms de lédition de la seconde moitié du vingtième siècle se lancent alors dans la bataille, tels que René Julliard, Robert Lafont ou Pierre Seghers. Larrivée de nouveaux venus est cependant compliquée par les restrictions du temps, et notamment la question du papier, qui permet, sous couvert de pure gestion comptable, de censurer certaines maisons. La lutte entre maisons dépend là encore des appuis politiques de leurs dirigeants, de leur positionnement économique, voire des appels à la population comme Bernard Grasset, sanctionné pour son comportement pendant lOccupation, qui mène campagne contre une organisation qui le défavorise en publiant un Mémoire sur le désordre présent de lédition et de la librairie en France. La Résistance est le berceau de certaines de ses nouvelles maisons, comme les Éditions de Minuit. Pourtant, rien nest fait pour faciliter linsertion des nouveaux venus qui se trouvent bien souvent dans une situation économique malaisée à la Libération. Les anciennes maisons qui craignaient des sanctions (Gallimard, Plon
) sen sortent finalement fort bien. Surtout, en cette période de restrictions, la lutte est encore une fois féroce : seuls les plus forts par leur poids économique, leurs soutiens politiques et leur positionnement moral parviennent à survivre.
Après un chapitre où J.-Y. Mollier analyse la situation du groupe Hachette attaqué par un Parti communiste français alors au fait de sa puissance au lendemain de la Guerre, il était temps de tracer une description de lédition au milieu du siècle. Si les NMPP sont créées, elles conservent avec Hachette des liens (notamment financiers) très privilégiés. De grandes campagnes en faveur de la lecture sont engagées et accompagnent le développement des bibliothèques publiques qui bénéficient grandement aux éditeurs et lapparition des livres de poche (1953).
Les quatre derniers chapitres reprennent alors une marche chronologique, chaque partie correspondant à une décennie. La question de lengagement est alors une des problématiques majeures, en ces temps de guerre dAlgérie, de décolonisation et dexistentialisme. Ce serait cependant une erreur de perspective que de croire quengagé signifie «de gauche», «tiers-mondiste» ou «communiste» : les livres en faveur de lAlgérie française sont plus nombreux que ceux qui militent pour lindépendance et même les maisons dextrême droite nont pas disparu avec les ligues des années 1930. La librairie Hachette prend nettement parti pour le retour de De Gaulle en 1958. Pendant ce temps, la réplique sorganise : Plon fusionne avec Perrin en 1966, des hommes nouveaux énarques, inspecteurs des finances apportent avec eux des méthodes nouvelles qui reconfigurent largement le monde de lédition où de grands groupes se forment, comme les Presses de la Cité.
Peut-être plus que dautres secteurs économiques, lédition est marquée par mai 68 et lesprit des années 1970. Si Hachette reste toujours aussi gaulliste (ou pompidolliste), lampleur extraordinaire prise par les sciences humaines également due à lexplosion des effectifs universitaires lance de nouvelles maisons (Champ Libre, Maspero
) tandis que les anciennes créent des collections spécialisées. Cest le moment où les livres dhistoire et de sciences sociales ont le vent en poupe, où Montaillou, village occitan peut se vendre à plusieurs centaines de milliers dexemplaires. Mais cest également une période de renouveau de lédition de jeunesse où les histoires se renouvellent et sancrent de plus en plus dans la réalité sociale et le quotidien de lenfant.
Les deux derniers chapitres nous plongent au cur de la grande finance. Il ne sagit plus là de ladaptation des maisons dédition à une conjoncture économique mais de lirruption (pas entièrement nouvelle cependant, comme on la vu dans les chapitres précédents) de nouveaux acteurs, de nouvelles méthodes et de nouveaux objectifs qui bouleversent lapparence de lédition française. Ce ne sont pas toujours des réussites : les jeunes loups qui dirigent Hachette au début des années 1970 connaissent un échec retentissant et les erreurs stratégiques saccumulent : cest dans ce contexte que le groupe est racheté par Matra et Jean-Luc Lagardère dans une opération dont les complexes tenants et aboutissants sont analysés par lauteur. Quelques années plus tard (1988) un autre mastodonte est constitué par le regroupement de structures plus petites, le Groupe de la Cité, appartenant majoritairement à la CGE et Havas. Marc Ladreit de Lacharrière échoue à constituer un troisième grand pôle français, tandis que le groupe Média-Participation, au fort contenu catholique, traditionaliste et conservateur, se développe et provoque des réactions inquiètes. Les éditeurs indépendants eux-mêmes se voient dans la nécessité de se regrouper, au moins pour les opérations de diffusion et de distribution (ainsi du Seuil).
Une nouvelle dimension est atteinte dans les années 1990, quand la logique financière prend le pas sur la logique commerciale, ce qui est vivement dénoncé par certains (A. Schiffrin
). Les rachats des groupes déditions et des éditeurs français par diverses entités, lintervention des autorités européennes, les changements de nom et de politique des divers acteurs rendent les événements complexes. Le retentissant échec de Jean-Marie Messier à la tête de Vivendi Universal vient changer la donne et permet à un groupe tout à fait étranger à lédition Wendel Investissement dacheter une partie du groupe Editis et de sen défaire cyniquement quelques années plus tard après avoir engrangé un bénéfice de 365 millions deuros (soit deux fois la somme apportée en fonds propres quatre ans auparavant). Editis appartient désormais au groupe espagnol Planeta et Hachette a repris sa place de numéro 1 français de lédition (et n°6 mondial) dans un marché qui sest internationalisé. Parallèlement, nombres déditeurs de moyenne importance parviennent à survivre, souvent grâce à des niches ; sans parler des 3800 éditeurs répertoriés par lInsee, des 6000 éditeurs qui fournissent des ouvrages au dépôt légal, si bien que la définition même dun éditeur semble de plus en plus floue, surtout depuis que se développent lédition à la demande sur internet et le livre électronique. En analysant les faits les plus récents, louvrage incite également son lecteur à suivre avec attention les événements à venir.
Il existait bien sûr dautres ouvrages sur ces périodes (citons particulièrement É. Parinet, Une histoire de lédition contemporaine, Seuil, 2004 ; R. Chartier et H.-J. Martin (dir.), Histoire de lédition française, vol. 4 (Le livre concurrencé), Cercle de la librairie, 1986 ainsi que P. Fouché (dir.), LÉdition française depuis 1945, Cercle de la librairie, 1998) mais lapproche de Jean-Yves Mollier a ceci dintéressant quà travers les près de 500 pages dune analyse qui prend le temps de se dérouler, elle parvient à entremêler problématiques culturelles, économiques et politiques, traçant ainsi un paysage dune réjouissante complexité, qui noublie pas que les phénomènes culturels étudiés se situent toujours dans une société donnée avec laquelle ils interfèrent sans cesse.
Bien au-delà de la liste Otto, de lassassinat de Robert Denoël à la Libération, de la foire des prix littéraires (ou plutôt en replaçant ces événements bien connus dans un cadre historique qui permet de leur assigner leur juste signification), fort danalyses précises des comptes économiques et dune présentation claire des menées financières des éditeurs, J.-Y. Mollier prouve encore une fois que rien ne remplace le fait de se plonger dans les archives pour comprendre et analyser une époque la plupart des mémoires des éditeurs mentent effrontément quand leurs erreurs ne viennent pas tout simplement dun défaut de mémoire ou derreurs de perspective et remettre en perspective les mutations actuelles : son ouvrage devrait ainsi être lu et connu bien au-delà des historiens de lédition et de la culture.
Rémi Mathis ( Mis en ligne le 06/01/2009 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Culture de masse et culture médiatique de Jean-François Sirinelli , Jean-Yves Mollier , François Vallotton , Collectif Histoire du livre de Frédéric Barbier | | |
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