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Les oubliés de la Shoah ? | | | Antonella Salomoni L'Union soviétique et la Shoah La Découverte 2008 / 25 € - 163.75 ffr. / 339 pages ISBN : 978-2-7071-5468-2 FORMAT : 15,5cm x 24cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
On assimile généralement, mais de manière incomplète, la Shoah aux seuls camps dextermination. Dans une certaine mesure, la mort industrielle organisée par lEtat nazi, écrase, du fait de son implacable réalité, les autres massacres, les cantonnant à une sorte de répétition générale. Ainsi, si quelques ouvrages importants ont pu éclairer les massacres perpétrés par les einsatzgruppen sur le front russe, à larrière des lignes allemandes (on pense à louvrage très discuté de D.J. Goldhagen, ou à celui, plus mesuré, de C. Browning), on ne disposait pas dune étude sur le regard soviétique, ni sur la manière dont la Shoah fut perçue et intégrée à la propagande de guerre soviétique. Cest ce dossier riche, qui croise lhistoire de la Seconde Guerre mondiale (ou plutôt, du point de vue soviétique, de la Grande Guerre patriotique), celle de la mémoire du conflit et une histoire plus large des communautés religieuses en URSS, que présente, dans un ouvrage synthétique et remarquable, LUnion Soviétique et la Shoah, Antonella Salomoni. Professeur dhistoire contemporaine à luniversité de Calabre, elle fait ici la démonstration que, en ce domaine comme dans dautres, le regard soviétique est encore méconnu.
Car du fait du pacte germano-soviétique, la question de la situation des Juifs russes se pose presque immédiatement : alors quà quelques kilomètres de la frontière, les Juifs polonais sont parmi les premières victimes de linvasion nazie en Pologne, les Juifs russes sont paradoxalement ignorants des menaces du nazisme. Et lorsque lURSS est attaquée, le 22 juin 1941, nombreux sont ceux qui ne se méfient pas de lancien voisin devenu ennemi. Or lavancée allemande sur le territoire soviétique est jonchée de massacres. Investissant villes et villages, les einsatzgruppen éradiquent une majeure partie des communautés juives dEurope orientale, souvent avec lappui des antisémites locaux géorgiens, biélorusses, ukrainiens, lettons
dont nombre dentre eux surent, par la suite, échapper à toute justice. Le massacre de Babi Yar, qui débute louvrage, en est un bon exemple : plus de 33000 victimes et, au final, une chape mémorielle qui sest prolongée quasiment jusquà nos jours.
Longtemps, lURSS a nié, pour diverses raisons développées dans cet ouvrage passionnant, la spécificité religieuse des massacres perpétrés par les Allemands : ne mourraient, dans ces persécutions massives, que des Russes, des Géorgiens, des Ukrainiens
En attestent les divers monuments érigés en commémoration. Revenant sur ce dossier, lauteur montre pourtant quil y eut une véritable prise de conscience de la menace, dans la foulée de quelques auteurs qui redécouvrirent, à loccasion, leur judéité (I. Ehrenbourg, V. Grossman) et surent mettre en lumière la nature antisémite (et pas seulement anticommuniste, ou antislave, comme le suggérait au début lURSS) de ces crimes.
Instrumentalisant, avec des hésitations, les crimes nazis, lURSS a finalement su développer une propagande ad hoc, fondée sur la mise en place dun comité antifasciste juif (non sans difficultés et hésitations devant le risque de «particularisme»), dun ensemble de revues communautaires (dont la plus importante, Eynikayt, est abondamment utilisée) et, plus largement, dune politique religieuse plus souple. La tâche de ce comité éradiqué après la guerre pour cause de «sionisme» fut de collecter des informations et de témoigner (ce qui provoqua maints débats sur la nature même de ce témoignage) par lentremise dun Livre noir. Ainsi, lURSS put jouer son rôle dans les procès de guerre et daprès guerre contre les criminels de guerre et disposa dune masse conséquente de preuves contre ces «hommes ordinaires» devenus des assassins.
Il apparaît par ailleurs que, contrairement à un cliché répandu de «passivité» des communautés face à lenvahisseur, il y eut au contraire une véritable résistance (de 25 à 30 000 partisans juifs selon les estimations), qui passe par la création de maquis tel celui, célèbre, des frères Bielsky et lenrôlement parmi les partisans, y compris la création de bataillons juifs (ce qui, au vu de lantisémitisme russe, ne fut pas sans difficultés). Louvrage ne sinterrompt heureusement pas avec la victoire et la libération des camps : analysant la mémoire pour le moins contrariée de la Shoah dans lex Union Soviétique, lauteur montre combien la réintégration des survivants dans la société soviétique fut un enjeu complexe. Alors quen Ukraine libérée, les pogromes reprenaient après la guerre, mollement sanctionnés par les autorités, lEtat soviétique, inquiet des tendances séparatistes que sa stratégie des nationalités avait pu faire naître, sest employé, entre autres, à minimiser lidentité juive, pourtant éprouvée. Il en résulte une sorte de double traumatisme, pour une communauté sommée de nier à nouveau son identité religieuse, et ce jusquaux persécutions subies. Laffaire du «complot des blouses blanches» nest que laboutissement de fantasmes antisémites restaurés par laprès guerre. La censure pesant sur le Livre noir préparé par le comité antifasciste (sur la base de témoignages) et qui enterra, jusquà la chute du régime, louvrage pourtant indiscutable, témoigne des crispations du régime (et de Staline en particulier) sur tout ce qui avait trait aux Juifs.
Louvrage dAntonella Salomoni nous découvre un pan fort méconnu de lhistoire de lUnion Soviétique autant que de la guerre : si Les Bienveillantes de J. Littell avait récemment, et avec talent, fait de ce théâtre spécifique un motif littéraire, il manquait une étude en Français, qui fasse non seulement le récit et le bilan des massacres à lEst, mais qui en montre également les représentations, la mémoire et lenjeu politique au temps du soviétisme triomphant. Utilisant nombre de témoignages et de récits littéraires accumulés alors par le Comité antifasciste juif, lauteur livre un tableau tout à la fois impressionniste et scientifique des massacres. Lappareil de notes est solide, et éclaire un travail de recherche de premier ordre : mais il faut regretter labsence dindex, qui nuit à lutilisation de louvrage comme instrument. Une référence toutefois, qui sinsère dans le renouveau des études sur le monde soviétique.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 17/02/2009 ) Imprimer
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