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Histoire & Sciences sociales  ->  Période Contemporaine  
 

Biographie intellectuelle et politique d’une figure de l’ethnographie
Christine Laurière   Paul Rivet - Le savant et le politique
Museum d'Histoire naturelle 2008 /  49 € - 320.95 ffr. / 723 pages
ISBN : 78-2-85653-615-5
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Surtout connu comme rénovateur du Musée de l’Homme du Trocadéro (1938), Paul Rivet (1876-1958) n’en fut pas moins un chercheur et un intellectuel engagé, dont, au final, on savait peu de choses. En mettant au jour un riche fonds d’archives, l’auteur de Paul Rivet, le savant et le politique, Christine Laurière, dresse une biographie intellectuelle et politique. Les abondantes images de l’ouvrage illustrent l’arpentage des terrains archéologiques, linguistiques, ou de l’anthropométrie, sous forme d’archives mais aussi de documents non textuels, tels que des plaques photographiques.

Pour Rivet, l’engagement politique et la recherche scientifique participeraient du même souci de défense de la diversité humaine. Les quatre temps découpent le parcours de Paul Rivet : son initiatique mission en Équateur (1901-1906) comme médecin militaire, sa prise de distance avec l’anthropologie physique pour l’adoption d’une démarche diffusionniste (1906-1930), son rôle-clef dans la consolidation institutionnelle de l’américanisme et de l’ethnologie avec la refonte du musée d’ethnographie et la mission de l’île de Pâques, et pour finir son engagement politique, qui l’oblige à l’exil en Colombie durant la Seconde Guerre mondiale et ses prises de position durant la décolonisation.

L’exploitation inédite du fonds d’archives permet de saisir une trajectoire singulière à travers le champ disciplinaire et l’espace politique. Il s’agit de suivre un itinéraire personnel traversant des espaces savants. Rivet parcourt toute une série d’espaces entre les sociétés savantes et les Musées et parfois cumule les positions et les fonctions : Société des Américanistes, Institut français d’anthropologie (1911), Association française pour l’avancement des sciences, création de l’Institut français d’anthropologie en 1925, Institut d’ethnologie en 1924-1925. En 1928, à 52 ans, il est élu à la chaire du Muséum national d’Histoire naturelle, transformée en 1936 en chaire d’ethnologie des hommes actuels et des hommes fossiles. En 1935, le Musée d’ethnographie du Trocadéro, qu’il a rejoint dès 1928, cède la place au Musée de l’Homme. Aux collections de l’ancien musée, il joint celles des laboratoires d’anthropologie et de paléontologie du Muséum d’Histoire naturelle, il concentre les collections anthropologiques et ethnographiques par le cumul de ses positions institutionnelles. Au terme de sa trajectoire, Rivet domine totalement le champ anthropologique. En adoptant un plan chronologique, l’auteur déroule une dynamique des positions de Rivet tout en les contextualisant dans le champ alors en constitution de l’anthropologie. Pour autant, il ne s’agit pas d’une sociologie du champ disciplinaire, et la carrière de Rivet pourrait apparaître comme une success story. Le choix de la biographie masque parfois le jeu des coulisses pour accéder aux différents postes ; il est d’ailleurs difficile de relever des passages critiques. Rivet serait-il un personnage trop parfait ?

La vocation d’ethnologue de Rivet commence avec un départ en Équateur entre 1901 et 1906 pour accompagner en tant que médecin militaire une mission géodésique de mesure d’un arc de méridien. Le but premier de sa mission est d’enrichir les collections naturalistes du Muséum d’histoire naturelle de Paris. Il concourt aux mesures astronomiques tout en s’orientant vers l’ethnographie avec des caisses d’ossements, des listes de vocabulaire, un grand nombre d’objets ethnographiques et archéologiques précolombiens (1500), dont certains sont au Musée du quai Branly aujourd’hui. Ses terrains appartiennent tout à la fois à la géographie et à l’ethnographie. Il fait des mesures anthropométriques sur près de trois cents indiens (Colorados, Jivaros, etc.) dont les fiches existent toujours. La collection ostéologique s’enrichit par le biais de «fouilles» archéologiques qu’il inscrit dans une «ethnographie ancienne». Cependant, il s’agit plus d’obtenir des objets que de réaliser des études systématiques et raisonnées.

En décrivant ces Indiens contemporains, Rivet prend conscience de leur disparition (voir un texte jusqu’ici inédit : «causes de la disparition de la race indienne», p.150). Ses études de linguistique s’inscrivent dans une démarche de sauvetage. Autant de maillons manquants pour reconstituer une Ursprache, une langue originelle, par les méthodes comparatives et historiques qu’il mène activement notamment au sein de la Société de linguistique. L’exploitation des archives et leur lien avec les publications resituent le terrain à partir de l’hétérogénéité des matériaux : notes de travail, bouts de papiers, etc. L’auteur vise à cerner la construction du savoir, la dynamique de l’appareil théorique, l’utilisation déterminante d’un réseau d’informateurs. Cette expérience décisive réoriente Rivet vers une carrière d’américaniste et d’ethnologue. Formé sur le terrain et par le terrain, il cultivera l’unité de l’homme dans la complémentarité des méthodes. Son étude des Indiens équatoriens englobe tout le fait humain dans ses dimensions somatique, technique et culturelle, sociale, psychologique et spirituelle ou linguistique. Ses six années de terrain de recherches naturalistes pallient l’absence de formation ethnographique.

Le retour à Paris en 1906 est aussi celui de ses collections réunies à ses frais qu’il expose dans la galerie de zoologie du Muséum en 1907. Le volume des matériaux lui donne une visibilité auprès d’Ernest-Théodore Hamy, alors professeur au Muséum d’Histoire naturelle et figure prédominante de l’anthropologie. Après avoir délaissé ses premiers travaux d’anthropologie anatomique, Rivet se réoriente vers l’anthropologie diffusionniste portée par la linguistique et l’étude de la civilisation matérielle. En 1909, il devient assistant de la chaire du laboratoire d’anthropologie du Muséum. En 1910, il quitte l’armée avant de la retrouver durant la guerre de 1914-1919 sur le front d’Orient à Salonique. L’anthropologie physique et l’ethnologie pluridisciplinaire menée par Hamy polarisent le champ des sciences de l’homme au début de la carrière de Rivet. La commission sur le métissage (1907-1910), à laquelle participe Rivet, met en cause le paradigme dominant de l’anthropométrie et en particulier la craniométrie mise au point par Paul Broca et Armand de Quatrefages dans la seconde moitié du XIXe siècle afin de caractériser les races de manière positive. Rivet entame sa carrière en solidarisant archéologie, anthropologie physique, ethnographie et linguistique, il se refuse à suivre le paradigme racial de la Société et de l’Ecole d’anthropologie. La méthode métrique de l’anthropologie physique reste aux yeux de Rivet insatisfaisante pour classer. Rivet prend ses distances avec la race, pourtant concept opératoire de l’anthropologie, pour celui de «fait linguistique», concept qu’il partage avec Boas, avec lequel il correspond. Dans son travail de classification des langues, il met au point une méthode cartographique et statistique. Son outil cartographique lui permet d’étudier la propagation de traits culturels. Son diffusionnisme est une méthode historique des «Langues américaines», qu’il applique aussi aux objets d’après leur forme et leur matière afin d’aborder le peuplement du continent américain.

Le champ disciplinaire se divise. Ainsi l’Institut français d’anthropologie (1911) s’oppose tout à la fois à l’École d’Anthropologie avec sa craniométrie et à l’Institut ethnographique international de Van Gennep créé en 1910. La création de l’Institut français d’anthropologie est l’occasion d’une première collaboration institutionnelle avec Mauss, Lévy-Bruhl mais aussi Breuil, Reinach, du Musée de Saint-Germain-en-Laye, et d’autres linguistes et durkheimiens réunis autour du laboratoire d’anthropologie du Muséum.

Le Musée de l’Homme est le grand œuvre de Paul Rivet. En tant que fondateur et directeur, il défend un projet humaniste tout en assurant la défense institutionnelle de l’ethnographie. La muséographie du nouveau Musée de l’Homme doit beaucoup à l’intervention de George Henri Rivière, que Rivet rencontre en 1928 lors d’une exposition des Arts anciens de l’Amérique au Musée des arts décoratifs. Rivière écarte l’esthétisme des marchands d’art pour donner à l’objet la valeur documentaire d’une culture matérielle. L’aventure du Musée d’ethnographie du Trocadéro rappelée par Christine Laurière sera d’abord celle des collections, depuis l’inventaire des 10 000 pièces en 1878 lors de son ouverture jusqu’aux 150 000 objets de 1928 avec l’objectif d’une fiche descriptive pour chaque objet, sans compter l’accroissement des collections par le réseau colonial, dont la mission Dakar Djibouti de 1933. En 1932, l’ouverture des salles dévoile une muséographie soulignant la valeur esthétique et ethnologique des objets avec l’appui de photos, de cartes et d’explications marquant «un changement de nature dans la perception de l’objet primitif» au service de «l’unité de l’homme dans la pluralité des cultures», pour citer l’auteur (p.410). Ces principes seront développés au Musée de l’Homme, où la conception environnementaliste de l’objet s’expose dans un conservatoire de la culture matérielle.

L’année 1935, celle du Tricentenaire du Muséum national d’Histoire naturelle, marque la fin du Musée d’ethnographie du Trocadéro et la naissance du Musée de l’Homme, c’est aussi celle de la Mission d’Alfred Métraux à l’île de Pâques. Métraux mène au début une «enquête ethnographie dans un milieu aussi abâtardi» (p.459) à l’exemple des copies d’objets ou du prisme déformant de l’informateur pascuan qui cite les travaux des ethnologues précédents. Toutefois, il dépasse une première impression d’acculturation. Car il interroge la vie quotidienne et les croyances modernes pour réunir un corpus de mythes et légende, de vocabulaire, d’objets, etc., présentés dans un souci didactique à partir de photomontages. L’attention que Rivet porte au succès de la mission tient à son intérêt pour le diffusionnisme. Toujours à la recherche de l’unité originelle des langues, il souhaite comparer les sceaux de la vallée de l’Indus (Harappa et Mohenjo-Daro) découverts alors par l’archéologue anglais Marshall avec les pétroglyphes de l’île de Pâques ainsi que les tablettes rongorongo pour démontrer un même continuum civilisationnel. Déjà, en 1929, Rivet rapprochait le sumérien de l’océanien. L’historien du fait linguistique use et abuse du comparatisme, il reste porteur d’une profonde unité de l’humanité reliée dans une même origine.

L’ethnologie militante de Rivet se traduit en objets, elle se donne à voir lors de l’inauguration du Musée de l’Homme, le 20 juin 1938. Un dernier soupir humaniste avant la déferlante de l’idéologie raciste. Le réseau de résistants du Musée de l’Homme s’organise avant d’être démantelé en 1941. On pourrait s’interroger sur les raisons de l’engagement politique de ces intellectuels et sur leur rapport avec les valeurs portées par le Musée de l’Homme. Il reste que la partie politique de la biographie tempère la neutralisation souvent faite des études menées sur le travail de recherche. Ces passages détonent avec la vision d’un savoir clos sur lui-même, étanche au monde. Pour autant, le lecteur se retrouve rattrapé par l’ordre de l’Histoire. Rappelons quelques-unes des positions politiques de Rivet : président du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes, premier élu du Front populaire à Paris en mai 1935. Démis de ses fonctions de directeur par Vichy, il s’exile en Colombie peu de temps avant le démantèlement du réseau du Musée de l’Homme. Entre les deux guerres, il avait séjourné plusieurs fois en Amérique du Sud dans le cadre de missions scientifiques (Pérou, Bolivie, Argentine, Brésil). La création d’un Institut ethnologique national à l’invitation du président le retient quelques temps à Bogota. A la fin de la guerre, il participe brièvement aux négociations sur l’Indochine, puis sera partisan de l’Algérie française.

En renouant avec le genre biographique, Christine Laurière présente un personnage à plusieurs visages sans toutefois l’enclore dans un carcan déterminé. On aurait aimé trouver des homologies de positions entre les champs politique et scientifique que propose la sociologie critique de Bourdieu. Il reste que sur le fond l’ouvrage apporte des points importants sur l’invention du terrain ethnographique dans l’ethnologie française, sur l’abandon du paradigme racialiste et la mise à distance de la craniométrie. La biographe de Rivet invite à une science in vitro avec l’étude des concepts et méthodes, et in vivo avec celle des réseaux, des pratiques et des institutions. Enfin, l’auteur rappelle mélancoliquement que le Musée de l’Homme de Rivet n’est plus, et que son projet de connaissance appartient au passé.


Bertrand Daugeron
( Mis en ligne le 21/04/2009 )
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